Essai philosophique sur les probabilités/2k

L’esprit a ses illusions, comme le sens de la vue ; et de même que le toucher corrige celles-ci, la réflexion et le calcul corrigent les premières. La probabilité fondée sur une expérience journalière, ou exagérée par la crainte et par l’espérance, nous frappe plus qu’une probabilité supérieure, mais qui n’est qu’un simple résultat du calcul. Ainsi nous ne craignons point pour de faibles avantages, d’exposer notre vie à des dangers beaucoup moins invraisemblables que la sortie d’un quine à la loterie de France ; et cependant personne ne voudrait se procurer les mêmes avantages, avec la certitude de perdre la vie si ce quine arrivait.

Nos passions, nos préjugés et les opinions dominantes, en exagérant les probabilités qui leur sont favorables, et en atténuant les probabilités contraires, sont des sources abondantes d’illusions dangereuses.

Les maux présens et la cause qui les fait naître, nous affectent beaucoup plus que le souvenir des maux produits par la cause contraire ; ils nous empêchent d’apprécier avec justesse les inconvéniens des uns et des autres, et la probabilité des moyens propres à nous en préserver. C’est ce qui porte alternativement vers le despotisme et vers l’anarchie les peuples sortis de l’état de repos, dans lequel ils ne rentrent jamais qu’après de longues et cruelles agitations.

Cette impression vive que nous recevons de la présence des évènemens, et qui nous laisse à peine remarquer les évènemens contraires observés par d’autres, est une cause principale d’erreur dont on ne peut trop se garantir.

C’est principalement au jeu qu’une foule d’illusions entretient l’espérance et la soutient contre les chances défavorables. La plupart de ceux qui mettent aux loteries, ne savent pas combien de chances sont à leur avantage, combien leur sont contraires. Ils n’envisagent que la possibilité, pour une mise légère, de gagner une somme considérable ; et les projets que leur imagination enfante, exagèrent à leurs yeux la probabilité de l’obtenir : le pauvre surtout, excité par le désir d’un meilleur sort, expose à ce jeu son nécessaire, en s’attachant aux combinaisons les plus défavorables, qui lui promettent un grand bénéfice. Tous seraient sans doute effrayés du nombre immense des mises perdues, s’ils pouvaient les connaître ; mais on prend soin, au contraire, de donner aux gains une grande publicité, qui devient une nouvelle cause d’excitation à ce jeu funeste.

Lorsqu’à la loterie de France un numéro n’est pas sorti depuis long-temps, la foule s’empresse de le couvrir de mises. Elle juge que le numéro resté long-temps sans sortir doit, au prochain tirage, sortir de préférence aux autres. Une erreur aussi commune me paraît tenir à une illusion par laquelle on se reporte involontairement à l’origine des évènemens. Il est, par exemple, très peu vraisemblable qu’au jeu de croix ou pile on amènera croix dix fois de suite. Cette invraisemblance, qui nous frappe encore lorsqu’il est arrivé neuf fois, nous porte à croire qu’au dixième coup pile arrivera. Cependant le passé, en indiquant dans la pièce une plus grande pente pour croix que pour pile, rend le premier de ces évènemens plus probable que l’autre : il augmente, comme on l’a vu, la probabilité d’amener croix au coup suivant. Une illusion semblable persuade à beaucoup de monde que l’on peut gagner sûrement à la loterie, en plaçant chaque fois, sur un même numéro jusqu’à sa sortie, une mise dont le produit surpasse la somme de toutes les mises. Mais quand même de semblables spéculations ne seraient pas souvent arrêtées par l’impossibilité de les soutenir, elles ne diminueraient point le désavantage mathématique des spéculateurs, et elles accroîtraient leur désavantage moral, puisqu’à chaque tirage ils exposeraient une plus grande partie de leur fortune.

J’ai vu des hommes désirant ardemment d’avoir un fils, n’apprendre qu’avec peine les naissances des garçons dans le mois où ils allaient devenir pères. S’imaginant que le rapport de ces naissances à celles des filles devait être le même à la fin de chaque mois, ils jugeaient que les garçons déjà nés rendaient plus probables les naissances prochaines des filles. Ainsi l’extraction d’une boule blanche d’une urne qui renferme un nombre limité de boules blanches et de boules noires, accroît la probabilité d’extraire une boule noire au tirage suivant. Mais cela cesse d’avoir lieu quand le nombre des boules de l’urne est illimité, comme on doit le supposer, pour assimiler ce cas à celui des naissances. Si dans le cours d’un mois il était né beaucoup plus de garçons que de filles, on pourrait soupçonner que vers le temps de leur conception, une cause générale a favorisé les conceptions masculines ; ce qui rendrait la naissance prochaine d’un garçon plus probable. Les évènemens irréguliers de la nature ne sont pas exactement comparables à la sortie des numéros d’une loterie dans laquelle tous les numéros sont mêlés à chaque tirage, de manière à rendre les chances de leur sortie parfaitement égales. La fréquence d’un de ces évènemens semble indiquer une cause un peu durable qui le favorise, ce qui augmente la probabilité de son prochain retour ; et sa répétition long-temps prolongée, telle qu’une longue suite de jours pluvieux, peut développer des causes inconnues de son changement ; en sorte qu’à chaque évènement attendu, nous ne sommes point, comme à chaque tirage d’une loterie, ramenés au même état d’indécision sur ce qui doit arriver. Mais à mesure que l’on multiplie les observations de ces évènemens, la comparaison de leurs résultats avec ceux des loteries devient plus exacte.

Par une illusion contraire aux précédentes, on cherche dans les tirages passés de la loterie de France les numéros le plus souvent sortis, pour en former des combinaisons sur lesquelles on croit placer sa mise avec avantage. Mais vu la manière dont le mélange des numéros se fait à cette loterie, le passé ne doit avoir sur l’avenir aucune influence. Les sorties plus fréquentes d’un numéro ne sont que des anomalies du hasard : j’en ai soumis plusieurs au calcul, et j’ai constamment trouvé qu’elles étaient renfermées dans des limites que la supposition d’une égale possibilité de sortie de tous les numéros, permet d’admettre sans invraisemblance.

Dans une longue série d’évènemens du même genre, les seules chances du hasard doivent quelquefois offrir ces veines singulières de bonheur ou de malheur, que la plupart des joueurs ne manquent pas d’attribuer à une sorte de fatalité. Il arrive souvent dans les jeux qui dépendent à la fois du hasard et de l’habileté des joueurs, que celui qui perd, troublé par sa perte, cherche à la réparer par des coups hasardeux qu’il éviterait dans une autre situation : il aggrave ainsi son propre malheur, et il en prolonge la durée. C’est cependant alors que la prudence devient nécessaire, et qu’il importe de se convaincre que le désavantage moral attaché aux chances défavorables s’accroît par le malheur même.

Le sentiment par lequel l’homme s’est placé long-temps au centre de l’univers, en se considérant comme l’objet spécial des soins de la nature, porte chaque individu à se faire le centre d’une sphère plus ou moins étendue, et à croire que le hasard a pour lui des préférences. Soutenus par cette opinion, les joueurs exposent souvent des sommes considérables à des jeux dont ils savent que les chances leur sont contraires. Dans la conduite de la vie, une semblable opinion peut quelquefois avoir des avantages ; mais le plus souvent elle conduit à des entreprises funestes. Ici, comme en tout, les illusions sont dangereuses, et la vérité seule est généralement utile.

Un des grands avantages du calcul des probabilités est d’apprendre à se défier des premiers aperçus. Comme on reconnaît qu’ils trompent souvent, lorsqu’on peut les soumettre au calcul, on doit en conclure que sur d’autres objets il ne faut s’y livrer qu’avec une circonspection extrême. Prouvons cela par des exemples.

Une urne renferme quatre boules noires ou blanches, mais qui ne sont pas toutes de la même couleur. On a extrait une de ces boules, dont la couleur est blanche, et que l’on a remise dans l’urne pour procéder encore à de semblables tirages. On demande la probabilité de n’extraire que des boules noires dans les quatre tirages suivans.

Si les boules blanches et noires étaient en nombre égal, cette probabilité serait la quatrième puissance de la probabilité d’extraire une boule noire à chaque tirage ; elle serait donc . Mais l’extraction d’une boule blanche au premier tirage indique une supériorité dans le nombre des boules blanches de l’urne ; car si l’on suppose dans l’urne trois boules blanches et une noire, la probabilité d’en extraire une boule blanche est  ; elle est , si l’on suppose deux boules blanches et deux noires ; enfin, elle se réduit à , si l’on suppose trois boules noires et une blanche. Suivant le principe de la probabilité des causes, tirée des évènemens, les probabilités de ces trois suppositions sont entre elles comme les quantités , ,  ; elles sont par conséquent égales à , , . Il y a ainsi cinq contre un à parier que le nombre des boules noires est inférieur, ou tout au plus égal à celui des blanches. Il semble donc que d’après l’extraction d’une boule blanche au premier tirage, la probabilité d’extraire de suite quatre boules noires, doive être moindre que dans le cas de l’égalité des couleurs, ou plus petite qu’un seizième. Cependant cela n’est pas, et l’on trouve par un calcul fort simple, cette probabilité plus grande qu’un quatorzième. En effet, elle serait la quatrième puissance de , de et de dans la première, la seconde et la troisième des suppositions précédentes sur les couleurs des boules de l’urne. En multipliant respectivement chaque puissance par la probabilité de la supposition correspondante, ou par , et , la somme des produits sera la probabilité d’extraire de suite quatre boules noires. On a ainsi pour cette probabilité , fraction plus grande que . Ce paradoxe s’explique en considérant que l’indication de la supériorité des boules blanches sur les noires par le premier tirage, n’exclut point la supériorité des boules noires sur les blanches, supériorité qu’exclut la supposition de l’égalité des couleurs. Or cette supériorité, quoique peu vraisemblable, doit rendre la probabilité d’amener de suite un nombre donné de boules noires, plus grande que dans cette supposition, si ce nombre est considérable ; et l’on vient de voir que cela commence, lorsque le nombre donné est égal à quatre.

Considérons encore une urne qui renferme plusieurs boules blanches et noires. Supposons d’abord qu’il n’y ait qu’une boule blanche et une noire. On peut alors parier avec égalité, d’extraire une boule blanche dans un tirage. Mais il semble que pour l’égalité du pari, on doive donner à celui qui parie d’extraire la boule blanche deux tirages, si l’urne renferme deux boules noires et une blanche ; trois tirages, si elle renferme trois boules noires et une blanche, et ainsi du reste : on suppose qu’après chaque tirage la boule extraite est remise dans l’urne.

Mais il est facile de se convaincre que ce premier aperçu est erroné. En effet, dans le cas de deux boules noires sur une blanche, la probabilité d’extraire de l’urne deux boules noires en deux tirages, est la seconde puissance de ou  ; mais cette probabilité ajoutée à celle d’amener une boule blanche en deux tirages, est la certitude ou l’unité, puisqu’il est certain que l’on doit amener deux boules noires, ou au moins une boule blanche ; la probabilité de ce dernier cas est donc , fraction plus grande que . Il y aurait plus d’avantage encore à parier d’amener une boule blanche en cinq tirages, lorsque l’urne contient cinq boules noires et une blanche ; ce pari est même avantageux en quatre tirages : il revient alors à celui d’amener six en quatre coups avec un seul dé.

Le chevalier de Méré, ami de Pascal, et qui fit naître le calcul des probabilités, en excitant ce grand géomètre à s’en occuper, lui disait : « qu’il avait trouvé fausseté dans les nombres par cette raison. Si l’on entreprend de faire six avec un dé, il y a de l’avantage à l’entreprendre en quatre coups, comme de 671 à 625. Si l’on entreprend de faire sonnez avec deux dés, il y a désavantage à l’entreprendre en 24 coups. Néanmoins 24 est à 36, nombre de faces de deux dés, comme 4 est à 6, nombre des faces d’un dé. Voilà, écrivait Pascal à Fermat, quel était son grand scandale qui lui faisait dire hautement, que les propositions n’étaient pas constantes et que l’Arithmétique se démentait… Il a très bon esprit, mais il n’est pas géomètre : c’est, comme vous savez, un grand défaut. » Le chevalier de Méré, trompé par une fausse analogie, pensait que dans le cas de l’égalité des paris, le nombre des coups doit croître proportionnellement au nombre de toutes les chances possibles, ce qui n’est pas exact, mais ce qui approche d’autant plus de l’être, que ce nombre est plus grand.

On a essayé d’expliquer la supériorité des naissances des garçons sur les naissances des filles, par le désir général des pères, d’avoir un fils qui perpétue leur nom. Ainsi, en imaginant une urne remplie d’une infinité de boules blanches et de boules noires, en nombre égal, et supposant un grand nombre de personnes dont chacune tire une boule de cette urne, et continue ce tirage avec l’intention de s’arrêter quand elle aura extrait une boule blanche, on a cru que cette intention devait rendre le nombre des boules blanches extraites supérieur à celui des noires. En effet, elle donne nécessairement, après tous les tirages, un nombre de boules blanches égal à celui des personnes ; et il est possible que ces tirages n’amènent aucune boule noire. Mais il est facile de reconnaître que cet aperçu n’est qu’une illusion ; car si l’on conçoit que dans un premier tirage, toutes les personnes tirent à la fois une boule de l’urne, il est évident que leur intention ne peut avoir aucune influence sur la couleur des boules qui doivent sortir à ce tirage. Son unique effet sera d’exclure du second tirage les personnes qui auront amené une boule blanche au premier. Il est pareillement visible que l’intention des personnes qui prendront part au nouveau tirage, n’influera point sur la couleur des boules qui sortiront, et qu’il en sera de même des tirages suivans. Cette intention n’influera donc point sur la couleur des boules extraites dans l’ensemble des tirages ; seulement, elle fera participer plus ou moins de personnes à chacun d’eux. Le rapport des boules blanches extraites aux noires, sera ainsi très peu différent de l’unité. Il suit de là que le nombre des personnes étant supposé fort grand, si l’observation donne entre les couleurs extraites un rapport qui diffère sensiblement de l’unité, il est très probable que la même différence a lieu à fort peu près entre l’unité et le rapport des boules blanches aux boules noires contenues dans l’urne.

Je mets encore au rang des illusions l’application que Leibnitz et Daniel Bernoulli ont faite du calcul des probabilités à la sommation des séries. Si l’on réduit la fraction dont le numérateur est l’unité, et dont le dénominateur est l’unité plus une variable dans une suite ordonnée par rapport aux puissances de cette variable, il est facile de voir qu’en supposant la variable égale à l’unité, la fraction devient , et la suite devient plus un, moins un, plus un, moins un, etc. En ajoutant les deux premiers termes, les deux suivans, et ainsi du reste, on transforme la suite dans une autre dont chaque terme est zéro. Grandi, jésuite italien, en avait conclu la possibilité de la création ; parce que la suite étant toujours égale à , il voyait cette fraction naître d’une infinité de zéros, ou du néant. Ce fut ainsi que Leibnitz crut voir l’image de la création dans son Arithmétique binaire, où il n’employait que les deux caractères zéro et l’unité. Il imagina que Dieu pouvant être représenté par l’unité, et le néant par zéro, l’Être suprême avait tiré du néant tous les êtres, comme l’unité avec le zéro exprime tous les nombres dans ce système d’arithmétique. Cette idée plut tellement à Leibnitz, qu’il en fit part au jésuite Grimaldi, président du tribunal de Mathématiques à la Chine, dans l’espérance que cet emblème de la création convertirait au christianisme l’empereur d’alors, qui aimait particulièrement les sciences. Je ne rapporte ce trait que pour montrer jusqu’à quel point les préjugés de l’enfance peuvent égarer les plus grands hommes.

Leibnitz, toujours conduit par une métaphysique singulière et très déliée, considéra que la suite plus un, moins un, plus un, etc., devient l’unité ou zéro, suivant que l’on s’arrête à un nombre de termes impair ou pair ; et comme dans l’infini il n’y a aucune raison de préférer le nombre pair à l’impair, on doit, suivant les règles des probabilités, prendre la moitié des résultats relatifs à ces deux espèces de nombres, et qui sont zéro et l’unité ; ce qui donne pour la valeur de la série. Daniel Bernoulli a étendu depuis ce raisonnement à la sommation des séries formées de termes périodiques. Mais toutes ces séries n’ont point, à proprement parler, de valeurs ; elles n’en prennent que dans le cas où leurs termes sont multipliés par les puissances successives d’une variable moindre que l’unité. Alors, ces séries sont toujours convergentes, quelque petite que l’on suppose la différence de la variable à l’unité ; et il est facile de démontrer que les valeurs assignées par Bernoulli, en vertu de la règle des probabilités, sont les valeurs mêmes des fractions génératrices des séries, lorsque l’on suppose dans ces fractions la variable égale à l’unité. Ces valeurs sont encore les limites dont les séries approchent de plus en plus, à mesure que la variable approche de l’unité. Mais lorsque la variable est exactement égale à l’unité, les séries cessent d’être convergentes : elles n’ont de valeurs qu’autant qu’on les arrête. Le rapport remarquable de cette application du calcul des probabilités avec les limites des valeurs des séries périodiques, suppose que les termes de ces séries sont multipliés par toutes les puissances consécutives de la variable. Mais ces séries peuvent résulter du développement d’une infinité de fractions différentes dans lesquelles cela n’a pas lieu. Ainsi, la série plus un, moins un, plus un, etc., peut naître du développement d’une fraction dont le numérateur est l’unité plus la variable, et dont le dénominateur est ce numérateur augmenté du carré de la variable. En supposant la variable égale à l’unité, ce développement se change dans la série proposée, et la fraction génératrice devient égale à  ; les règles des probabilités donneraient donc alors un faux résultat, ce qui prouve combien il serait dangereux d’employer de semblables raisonnemens, surtout dans les sciences mathématiques que la rigueur de leurs procédés doit éminemment distinguer.

Nous sommes portés naturellement à croire que l’ordre suivant lequel nous voyons les choses se renouveler sur la terre, a existé de tout temps, et subsistera toujours. En effet, si l’état présent de l’univers était entièrement semblable à l’état antérieur qui l’a produit, il ferait naître à son tour un état pareil ; la succession de ces états serait donc alors éternelle. J’ai reconnu par l’application de l’Analyse à la loi de la pesanteur universelle, que les mouvemens de rotation et de révolution des planètes et des satellites, et la position de leurs orbites et de leurs équateurs, ne sont assujétis qu’à des inégalités périodiques. En comparant aux anciennes éclipses la théorie de l’équation séculaire de la Lune, j’ai trouvé que depuis Hipparque, la durée du jour n’a pas varié d’un centième de seconde, et que la température moyenne de la Terre n’a pas diminué d’un centième de degré. Ainsi la stabilité de l’ordre actuel paraît établie à la fois par la théorie et par les observations. Mais cet ordre est troublé par diverses causes qu’un examen attentif fait apercevoir, et qu’il est impossible de soumettre au calcul.

Les actions de l’Océan, de l’atmosphère et des météores, les tremblemens de terre, et les éruptions de volcans, agitent sans cesse la surface terrestre, et doivent y opérer à la longue des changemens considérables. La température des climats, le volume de l’atmosphère, et la proportion des gaz qui la constituent, peuvent varier d’une manière insensible. Les instrumens et les moyens propres à déterminer ces variations étant nouveaux, l’observation n’a pu jusqu’ici rien nous apprendre à cet égard. Mais il est très peu vraisemblable que les causes qui absorbent et renouvellent les gaz constitutifs de notre air, en maintiennent exactement les quantités respectives. Une longue suite de siècles fera connaître les altérations qu’éprouvent tous ces élémens si essentiels à la conservation des êtres organisés. Quoique les monumens historiques ne remontent pas à une très haute antiquité, ils nous offrent cependant d’assez grands changemens survenus par l’action lente et continue des agens naturels. En fouillant dans les entrailles de la terre, on découvre de nombreux débris d’une nature jadis vivante et toute différente de la nature actuelle. D’ailleurs, si la terre entière a été primitivement fluide, comme tout paraît l’indiquer, on conçoit qu’en passant de cet état à celui qu’elle a maintenant, sa surface a dû éprouver de prodigieux changemens. Le ciel même, malgré l’ordre de ses mouvemens, n’est pas inaltérable. La résistance de la lumière et des autres fluides éthérés et l’attraction des étoiles, doivent, après un très grand nombre de siècles, considérablement altérer les mouvemens planétaires. Les variations déjà observées dans les étoiles et dans la forme des nébuleuses, font pressentir celles que le temps développera dans le système de ces grands corps. On peut représenter les états successifs de l’univers par une courbe dont le temps serait l’abscisse, et dont les ordonnées exprimeraient ces divers états. Connaissant à peine un élément de cette courbe, nous sommes loin de pouvoir remonter à son origine ; et si, pour reposer l’imagination, toujours inquiète d’ignorer la cause des phénomènes qui l’intéressent, on hasarde quelques conjectures, il est sage de ne les représenter qu’avec une extrême réserve.

Il existe dans l’estimation des probabilités, un genre d’illusions qui, dépendant spécialement des lois de l’organisation intellectuelle, exige, pour s’en garantir, un examen approfondi de ces lois. Le désir de pénétrer dans l’avenir, et les rapports de quelques évènemens remarquables avec les prédictions des astrologues, des devins et des augures, avec les pressentimens et les songes, avec les nombres et les jours réputés heureux ou malheureux, ont donné naissance à une foule de préjugés encore très répandus. On ne réfléchit point au grand nombre de non-coïncidences qui n’ont fait aucune impression ou que l’on ignore. Cependant, il est nécessaire de les connaître, pour apprécier la probabilité des causes auxquelles on attribue les coïncidences. Cette connaissance confirmerait, sans doute, ce que la raison nous dicte à l’égard de ces préjugés. Ainsi, le philosophe de l’antiquité, auquel on montrait dans un temple, pour exalter la puissance du dieu qu’on y adorait, les ex veto de tous ceux qui, après l’avoir invoqué, s’étaient sauvés du naufrage, fit une remarque conforme au calcul des probabilités, en observant qu’il ne voyait point inscrits les noms de ceux qui, malgré cette invocation, avaient péri. Cicéron a réfuté tous ces préjugés avec beaucoup de raison et d’éloquence, dans son Traité de la Divination, qu’il termine par un passage que je vais citer ; car on aime à retrouver chez les anciens, les traits de la raison universelle qui, après avoir dissipé tous les préjugés par sa lumière, deviendra l’unique fondement des institutions humaines.

« Il faut, dit l’orateur romain, rejeter la divination par les songes et tous les préjugés semblables. La superstition, partout répandue, a subjugué la plupart des esprits et s’est emparée de la faiblesse des hommes. C’est ce que nous avons développé dans nos livres sur la nature des dieux et spécialement dans cet ouvrage, persuadé que nous ferons une chose utile aux autres et à nous-même, si nous parvenons à détruire la superstition. Cependant (et je désire surtout qu’à cet égard ma pensée soit bien comprise), en détruisant la superstition, je suis loin de vouloir ébranler la religion. La sagesse nous prescrit de maintenir les institutions et les cérémonies de nos ancêtres, touchant le culte des dieux. D’ailleurs, la beauté de l’univers et l’ordre des choses célestes nous forcent à reconnaître quelque nature supérieure qui doit être remarquée et admirée du genre humain. Mais autant il convient de propager la religion qui est jointe à la connaissance de la nature, autant il faut travailler à extirper la superstition ; car elle vous tourmente, vous presse et vous poursuit sans cesse en tous lieux. Si vous consultez un devin ou un présage, si vous immolez une victime, si vous regardez le vol d’un oiseau, si vous rencontrez un chaldéen ou un aruspice, s’il éclaire, s’il tonne, si la foudre tombe, enfin s’il naît ou se manifeste une espèce de prodige, toutes choses dont souvent quelqu’une doit arriver ; alors la superstition qui vous domine ne vous laisse point de repos. Le sommeil même, ce refuge des mortels dans leurs peines et dans leurs travaux, devient par elle un nouveau sujet d’inquiétudes et de frayeurs. »

Tous ces préjugés et les frayeurs qu’ils inspirent, tiennent à des causes physiologiques qui continuent quelquefois d’agir fortement, après que la raison nous a désabusés. Mais la répétition d’actes contraires à ces préjugés peut toujours les détruire. C’est ce que nous allons établir par les considérations suivantes.

Aux limites de la Physiologie visible, commence une autre Physiologie dont les phénomènes, beaucoup plus variés que ceux de la première, sont comme eux, assujettis à des lois qu’il est très important de connaître. Cette Physiologie, que nous désignerons sous le nom de Psychologie, est sans doute une continuation de la Physiologie visible. Les nerfs, dont les filamens se perdent dans la substance médullaire du cerveau, y propagent les impressions qu’ils reçoivent des objets extérieurs, et ils y laissent des impressions permanentes qui modifient d’une manière inconnue le sensorium ou siége de la sensation et de la pensée.[1] Les sens extérieurs ne peuvent rien apprendre sur la nature de ces modifications étonnantes par leur infinie variété, et par la distinction et l’ordre qu’elles conservent dans le petit espace qui les renferme ; modifications dont les phénomènes si variés de la lumière et de l’électricité nous donnent quelque idée. Mais en appliquant aux observations du sens interne, qui peut seul les apercevoir, la méthode dont on a fait usage pour les observations des sens externes, on pourra porter dans la théorie de l’entendement humain, la même exactitude que dans les autres branches de la Philosophie naturelle.

Déjà quelques-uns des principes[2] de Psychologie ont été reconnus et développés avec succès. Telle est la tendance de tous les êtres semblablement organisés, à se mettre entre eux en harmonie. Cette tendance, qui constitue la sympathie, existe même entre des animaux d’espèces diverses : elle diminue à mesure que leur organisation est plus dissemblable. Parmi les êtres doués d’une même organisation, quelques-uns se coordonnent plus promptement entre eux qu’avec les autres. La nature inorganique nous offre de semblables phénomènes : deux pendules ou deux montres dont la marche est très peu différente, étant placées sur un même support, finissent par avoir exactement la même marche, et dans un système de cordes sonores, les vibrations de l’une d’elles font résonner toutes ses harmoniques. Ces effets, dont les causes bien connues ont été soumises au calcul, donnent une idée juste de la sympathie qui dépend de causes bien plus compliquées.

Un sentiment agréable accompagne presque toujours les mouvemens sympathiques. Dans la plupart des espèces d’animaux, les individus s’attachent ainsi les uns aux autres et se réunissent en sociétés. Dans l’espèce humaine, les imaginations fortes ressentent un vrai bonheur à dominer les imaginations faibles, qui n’en ressentent pas moins à leur obéir. Les sentimens sympathiques excités à la fois dans un grand nombre d’individus, s’accroissent par leur réaction mutuelle, comme on l’observe au théâtre. Le plaisir qui en résulte, rapproche les personnes d’opinions semblables, que leur réunion exalte quelquefois jusqu’au fanatisme. De là naissent les sectes, la ferveur qu’elles excitent, et la rapidité de leur propagation. Elles offrent dans l’histoire les plus étonnans et les plus funestes exemples du pouvoir de la sympathie. On a souvent lieu de remarquer la facilité avec laquelle les mouvemens sympathiques, tels que le rire, se communiquent par la simple vue, sans le concours d’aucune autre cause dans ceux qui les reçoivent. L’influence de la sympathie sur le sensorium est incomparablement plus puissante : les vibrations qu’elle y excite, lorsqu’elles sont extrêmes, produisent, en réagissant sur l’économie animale, des effets extraordinaires que l’on a, dans les siècles de superstition, attribués à des agens surnaturels, et qui, par leur singularité, méritent l’attention des observateurs.

La tendance à l’imitation existe même à l’égard des objets de l’imagination. Placés dans une voiture qui nous paraît se diriger vers un obstacle, nous imitons involontairement le mouvement qu’elle doit prendre pour l’éviter. On peut concevoir que l’idée de ce mouvement et la tendance à l’imiter correspondent à des mouvemens du sensorium, dont le premier produit le second, à peu près comme les vibrations d’une corde sonore font vibrer ses harmoniques. On explique ainsi comment l’idée de la chute dans un précipice fortement imprimée par la peur, peut y faire tomber celui qui le traverse sur une planche étroite qu’il parcourrait d’un pas ferme, si elle était posée dans toute sa longueur sur la terre. Je connais des personnes qui éprouvent une telle excitation à se précipiter d’une grande hauteur où elles se voient élevées, qu’elles sont forcées, pour y résister, d’augmenter les précautions prises pour les retenir, et cependant bien propres à les rassurer.

Par une noble prérogative de l’espèce humaine, le récit d’actions grandes et vertueuses nous enflamme et nous porte à les imiter. Mais quelques individus tiennent de leur organisation ou de pernicieux exemples, des penchans funestes qu’excite vivement le récit d’une action criminelle devenue l’objet de l’attention publique. Sous ce rapport, la publicité des crimes n’est pas sans danger.

La commisération, la bienveillance et beaucoup d’autres sentimens dérivent de la sympathie. Par elle, on ressent les maux d’autrui, et l’on partage le contentement du malheureux qu’on soulage. Mais je ne veux ici qu’exposer les principes de Psychologie, sans entrer dans le développement de leurs conséquences[3].

L’un de ces principes, le plus fécond de tous, est celui de la liaison de toutes les choses qui ont eu dans le sensorium une existence simultanée ou régulièrement successive ; liaison qui, par le retour de l’une d’elles, rappelle les autres. Les objets que nous avons déjà vus, réveillent les traces des choses qui, dans la première vue, leur étaient associées. Ces traces réveillent semblablement celle des autres objets, et ainsi de suite ; en sorte qu’à l’occasion d’une chose présente, nous pouvons en rappeler une infinité d’autres, et arrêter notre attention sur celles que nous voulons considérer. À ce principe se rattache l’emploi des signes et des langues pour le rappel des sensations et des idées, pour la formation de l’analyse des idées complexes, abstraites et générales, et pour le raisonnement. Plusieurs philosophes ont bien développé cet objet qui, jusqu’à présent, constitue la partie réelle de la Métaphysique.

C’est en vertu de ce principe que l’on parvient à estimer les distances à la simple vue. Une comparaison souvent répétée du mètre avec diverses distances qui en contiennent des nombres entiers, imprime dans la mémoire ces traces associées aux nombres de mètres qui leur correspondent. La vue d’une distance que l’on veut apprécier réveille ces traces ; et si l’une d’elles s’adapte exactement ou à fort peu près à l’impression de la distance que l’on a sous les yeux, on juge que cette distance renferme le nombre de mètres associé dans la mémoire à la trace qui paraît lui être égale. C’est encore ainsi que l’on parvient à estimer le poids des corps, en les soupesant.

On peut établir en principe de Psychologie, que les impressions souvent répétées d’un même objet sur divers sens, modifient le sensorium, de manière que l’impression intérieure correspondante à l’impression extérieure de l’objet sur un seul sens, devient très différente de ce qu’elle était à l’origine. Développons ce principe, et pour cela, considérons un aveugle de naissance auquel on vient d’abaisser la cataracte. L’image de l’objet qui se peint sur sa rétine, produit dans son sensorium une impression que je nommerai seconde image, sans prétendre l’assimiler à la première, ni rien affirmer sur sa nature. Cette seconde image n’est pas d’abord une représentation fidèle de l’objet ; mais la comparaison habituelle des impressions de cet objet par le tact, avec celles qu’il produit par la vue, finit, en modifiant le sensorium, par rendre la seconde image conforme à la nature représentée fidèlement par le toucher. L’image peinte sur la rétine ne change point ; mais l’image intérieure qu’elle fait naître n’est plus la même, comme les expériences faites sur plusieurs aveugles de naissance auxquels on avait rendu la vue, l’ont prouvé.

C’est principalement dans l’enfance que le sensorium acquiert ces modifications. L’enfant, comparant sans cesse les impressions qu’il reçoit d’un même objet, par les organes de la vue et du toucher, rectifie les impressions de la vue. Il dispose son sensorium à donner aux objets visibles la forme indiquée par le tact dont les impressions s’associent intimement avec celles de la vue, qui les rappellent toujours. Alors les objets visibles sont aussi fidèlement représentés que les objets tactiles. Un rayon lumineux devient pour la vue ce qu’est un bâton pour le toucher. Par ce moyen, le premier de ces sens étend beaucoup plus loin que le second, la sphère des objets de ses impressions. Mais la voûte céleste elle-même, à laquelle nous attachons les astres, est encore très bornée ; et ce n’est que par une longue suite d’observations et de calculs que nous sommes parvenus à reconnaître les grandes distances de ces corps, et à les éloigner indéfiniment dans l’immensité de l’espace.

Il paraît que dans plusieurs espèces d’animaux la disposition du sensorium, qui nous fait apprécier les distances, est naturelle. Mais l’homme, pour lequel la nature a remplacé presque en tout l’instinct par l’intelligence, a besoin, pour le suppléer, d’observations et de comparaisons qui servent merveilleusement à développer ses facultés intellectuelles et à lui assurer, par ce développement, l’empire de la terre.

Les images intérieures ne sont donc pas les effets d’une cause unique : elle résultent, soit des impressions reçues simultanément par le même sens ou par des sens différens, soit des impressions intérieures rappelées par la mémoire. L’influence réciproque de ces impressions est un principe psychologique fécond en conséquences. Développons quelques-unes des principales.

Qu’un observateur, placé dans une profonde obscurité, voie à des distances différentes deux globes lumineux d’un même diamètre, ils lui paraîtront d’inégale grandeur. Leurs images intérieures seront proportionnelles aux images correspondantes, peintes sur la rétine. Mais si l’obscurité venant à cesser, il aperçoit en même temps que les globes, tout l’espace intermédiaire, cette vue agrandit l’image intérieure du globe le plus éloigné et la rend presque égale à celle de l’autre globe. C’est ainsi qu’un homme, vu aux distances de deux et de quatre mètres, nous paraît de la même grandeur : son image intérieure ne varie point, quoique l’une des images peintes sur la rétine soit double de l’autre. C’est encore par l’impression des objets intermédiaires que la lune à l’horizon nous semble plus grande qu’au zénith. On aperçoit au-dessus d’une branche voisine de l’œil, un objet que l’on rapporte au loin et qui paraît fort grand. On vient ensuite à reconnaître le lien qui l’unit à la branche : sur-le-champ, la perception de ce lien change l’image intérieure et la réduit à une dimension beaucoup moindre. Toutes ces choses ne sont point de simples jugemens, comme quelques métaphysiciens l’ont pensé : elles sont des effets physiologiques dépendans des dispositions que le sensorium a contractées par la comparaison habituelle des impressions d’un même objet sur les organes de plusieurs sens, et spécialement sur ceux du toucher et de la vue.

L’influence des traces rappelées par la mémoire, sur les impressions qu’excitent les objets extérieurs, se fait remarquer dans un grand nombre de cas. On voit de loin des lettres, sans pouvoir distinguer le mot qu’elles expriment. Si quelqu’un prononce ce mot, ou si quelque circonstance en rappelle la mémoire, aussitôt l’image intérieure de ces lettres ainsi rappelées se superpose, si je puis ainsi dire, à l’image confuse produite par l’impression des caractères extérieurs, et la rend distincte. La voix d’un acteur que vous entendez confusément, devient distincte lorsque vous lisez ce qu’il récite. La vue des caractères rappelle les traces des sons qui leur répondent ; et ces traces se mêlant aux sons confus de la voix, les font distinguer. La peur transforme souvent de cette manière les objets qu’une trop faible lumière ne fait pas reconnaître, en objets effrayans, qui ont avec eux de l’analogie. L’image de ces derniers objets, fortement retracée dans le sensorium par la crainte, se rend propre l’impression des objets extérieurs. Il est important de se garantir de cette cause d’illusion, dans les conséquences que l’on tire d’observations de choses qui ne font qu’une impression très légère : telles sont les observations de la dégradation de la lumière à la surface des planètes et des satellites, d’où l’on a conclu l’existence et l’intensité de leurs atmosphères, et leurs mouvemens de rotation. Il est souvent à craindre que des images intérieures ne s’assimilent ces impressions et le penchant qui nous porte à croire à l’existence des choses que représentent les impressions reçues par les sens.

Ce penchant remarquable tient à un caractère particulier qui distingue les impressions venant du dehors, des traces produites par l’imagination ou rappelées par la mémoire. Mais il arrive quelquefois par un désordre du sensorium ou des organes qui agissent sur lui, que ces traces ont le caractère et la vivacité des impressions extérieures : alors, on juge présens leurs objets, on est visionnaire. Le calme et les ténèbres de la nuit favorisent ces illusions qui, dans le sommeil, sont complètes et forment les rêves dont on aura une juste idée, si l’on conçoit que les traces des objets qui se présentent à notre imagination dans l’obscurité, acquièrent une grande intensité pendant le sommeil.

Tout porte à croire que dans les somnambules quelques-uns des sens ne sont pas complétement endormis. Si le sens du toucher, par exemple, reste encore un peu sensible au contact des objets extérieurs, les impressions faibles qu’il en reçoit, transmises au sensorium, peuvent, en se combinant avec les images du rêve d’un somnambule, les modifier et diriger ses mouvemens. En examinant, d’après cette considération, les récits bien avérés des choses singulières opérées par les somnambules, il m’a paru que l’on pouvait en donner une explication fort simple.

Quelquefois les visionnaires croient entendre parler les personnages qu’ils se figurent, et ils ont avec eux une conversation suivie : les ouvrages des médecins sont remplis de faits de ce genre.

Charles Bonnet cite, comme l’ayant souvent observé, son aïeul maternel, « vieillard, dit-il, plein de santé, qui, indépendamment de toute impression du dehors, aperçoit de temps en temps devant lui des figures d’hommes, de femmes, d’oiseaux, de voitures, de bâtimens, etc. Il voit ces figures se donner différens mouvemens, s’approcher, s’éloigner, fuir, diminuer et augmenter de grandeur, paraître, disparaître, reparaître. Il voit les bâtimens s’élever sous ses yeux, etc. Mais il ne prend point ses visions pour des réalités : sa raison s’en amuse. Il ignore d’un moment à l’autre quelle vision va s’offrir à lui. Son cerveau est un théâtre qui exécute des scènes d’autant plus surprenantes pour le spectateur, qu’il ne les a point prévues. » En lisant l’histoire de Jeanne d’Arc, on est forcé de reconnaître une visionnaire de bonne foi dans cette fille admirable, dont l’exaltation courageuse contribua si puissamment à délivrer la France de ses ennemis. Il est vraisemblable que plusieurs de ceux qui se sont annoncés comme ayant reçu leurs doctrines d’un être surnaturel, étaient visionnaires : ils ont d’autant mieux persuadé les autres, qu’ils étaient eux-mêmes persuadés. Les fraudes pieuses et les moyens violens dont ensuite ils ont fait usage, leur ont paru justifiés par l’intention de propager ce qu’ils jugeaient être des vérités nécessaires aux hommes.

Un caractère particulier distingue des produits de l’imagination, les traces rappelées par la mémoire, et qui sont dues aux impressions des objets extérieurs. Il nous porte comme par instinct, à reconnaître l’existence passée de ces objets, dans l’ordre que la mémoire nous présente. Les expériences que nous faisons à chaque instant, de la vérité des conséquences que nous en tirons pour nous conduire, fortifient ce penchant. Quel est le mécanisme qui, dans cette opération du sensorium, détermine notre jugement ? nous l’ignorons, et nous ne pouvons en observer que les effets. En vertu de ce mécanisme, les traces de la mémoire, quoique faibles, nous font apprécier leur intensité primitive, que nous pouvons ainsi comparer aux impressions semblables d’objets présens. Nous jugeons de cette manière, qu’une couleur que nous avons vue la veille, était plus vive que celle qui frappe maintenant notre vue.

Les impressions qui accompagnent les traces de la mémoire, servent à nous en rappeler les causes. Ainsi, lorsqu’au souvenir d’une chose qui nous a été dite, se joint le souvenir de la confiance que nous avons donnée au narrateur ; si son nom nous échappe, nous le retrouvons, en rappelant successivement les noms de ceux qui nous ont entretenus, jusqu’à ce que nous parvenions au nom qui nous a inspiré cette confiance.

Les impressions reçues dans l’enfance se conservent jusque dans l’extrême vieillesse, et se renouvellent alors même que des impressions profondes de l’âge mûr sont entièrement effacées. Il semble que les premières impressions gravées profondément dans le sensorium, n’attendent, pour reparaître, que l’affaiblissement des impressions subséquentes, par l’âge ou par la maladie, à peu près comme les astres qu’effaçait la clarté du jour, se montrent dans la nuit ou dans les éclipses de soleil.

Les traces de la mémoire acquièrent de l’intensité, par l’effet du temps et à notre insu. Les choses que l’on apprend le soir, se gravent dans le sensorium pendant le sommeil, et se retiennent facilement par ce moyen. J’ai observé plusieurs fois, qu’en cessant de penser pendant quelques jours à des matières très compliquées, elles me devenaient faciles lorsque je les considérais de nouveau.

Si nous revoyons un objet qui nous avait frappé par sa grandeur, long-temps après que la vue fréquente d’objets du même genre, beaucoup plus grands, a diminué l’impression de grandeur qu’ils font éprouver, nous sommes surpris de le trouver fort au-dessous de son impression conservée dans la mémoire.

Quelques hommes sont doués d’une mémoire prodigieuse. L’exactitude avec laquelle ils répètent de longs discours qu’ils viennent d’entendre, nous étonne. Mais lorsqu’on réfléchit à tout ce que renferme la mémoire de la plupart des hommes, on est bien plus étonné que tant de choses y soient placées sans confusion. Considérez un chanteur sur la scène : sa mémoire lui rappelle chaque mot de son rôle, le ton, la mesure et le geste qui doivent l’accompagner. Un nouveau rôle succède-t-il au premier, celui-ci semble comme effacé de sa mémoire qui retrace dans l’ordre convenable toutes les parties du second rôle, et qui rappellerait de la même manière les divers rôles que le chanteur a étudiés. Ces traces dont le nombre est immense, ou du moins les dispositions propres à les faire naître, existent à la fois dans son sensorium sans se confondre, et l’acteur peut les rappeler à sa volonté. Je dois répéter ici, que par les mots trace, image, vibrations, etc., je n’entends exprimer que des phénomènes du sensorium, sans rien affirmer sur leur nature et sur leurs causes ; comme en mécanique, on n’exprime que des effets, par les mots force, attraction, affinité, etc.

Les opérations du sensorium et les mouvemens qu’il fait exécuter, deviennent plus faciles et comme naturels, par de fréquentes répétitions. De ce principe psychologique découlent nos habitudes. En se combinant avec la sympathie, il produit les coutumes, les mœurs et leurs étranges variétés. Il fait qu’une chose généralement reçue chez un peuple, est regardée par un autre avec horreur. Les combats de gladiateurs, dont les Romains aimaient passionnément le spectacle, et les sacrifices humains qui souillent les annales des nations, nous paraîtraient horribles. Quand on considère l’état déplorable des esclaves, l’avilissement des Parias dans l’Inde, et l’absurdité de tant de croyances contraires à la raison et au témoignage de tous nos sens, on est affligé de voir jusqu’à quel point l’habitude de l’esclavage et les préjugés ont dégradé l’espèce humaine.

Cette disposition, que la fréquence des répétitions donne au sensorium, rend très difficile la distinction des habitudes acquises d’avec les penchans qui, dans l’homme, tiennent à son organisation ; car il est naturel de penser que l’instinct, si étendu et si puissant chez les animaux, n’est pas nul dans l’espèce humaine, et que l’attachement d’une mère à son enfant en dérive. La double influence de l’habitude et de la sympathie modifie ces penchans : souvent elle les fortifie, quelquefois elle les dénature au point de leur substituer des penchans contraires.

Plusieurs observations faites sur l’homme et sur les animaux, et qu’il est bien important de continuer, portent à croire que les modifications du sensorium, auxquelles l’habitude a donné une grande consistance, se transmettent des pères aux enfans par voie de génération, comme plusieurs dispositions organiques. Une disposition originelle à tous les mouvemens extérieurs et intérieurs qui accompagnent les actes habituels, explique, de la manière la plus simple, l’empire que les habitudes enracinées par les siècles exercent sur tout un peuple, et la facilité de leur communication aux enfans, lors même qu’elles sont les plus contraires à la raison et aux droits imprescriptibles de la nature humaine.

La facilité qu’un exercice fréquent donne aux organes, est telle qu’ils continuent souvent d’eux-mêmes les mouvemens que la volonté leur imprime. Lorsqu’en marchant, nous sommes fortement occupés d’une idée, la cause qui renouvelle à chaque instant notre mouvement, agit sans le concours de notre volonté et sans que nous en ayons la conscience. On a vu des personnes surprises en marchant par le sommeil, continuer leur route et ne se réveiller que par la rencontre d’un obstacle. Il paraît qu’en vertu d’une disposition que la volonté de marcher donne au système moteur, la marche continue, à peu près comme le mouvement d’une montre est entretenu par le développement de son ressort spiral. Un dérangement dans l’économie animale peut produire cette disposition. Alors la marche est involontaire ; et je tiens d’un médecin éclairé, que dans une maladie de ce genre qu’il avait traitée, le malade ne pouvait s’arrêter qu’en se retenant à un point fixe. Les observations des maladies peuvent ainsi répandre un grand jour sur la Psychologie, quand les médecins joignent aux connaissances de leur art et des sciences accessoires, l’esprit d’exactitude et de critique que donne l’étude des Mathématiques, et spécialement de la science des probabilités.

Le sensorium peut recevoir des impressions trop faibles pour être senties, mais suffisantes pour déterminer des actions dont nous ignorons la cause. Barbeu-Dubourg, traducteur français des Œuvres de Franklin, rapporte dans sa traduction le fait suivant, qu’il tenait d’un marchand de Paris : « Un jour, dit-il, que cet honnête homme marchait dans les rues de Saint-Germain, songeant à des affaires fort sérieuses, il ne put s’empêcher de moduler tout bas, chemin faisant, l’air d’une ancienne chanson qu’il avait oubliée depuis bien des années. Arrivé à deux cents pas de là, il commença à entendre, dans la place publique, un aveugle jouer ce même air sur son violon ; et il s’imagina que c’était une perception légère, une semi-perception du son de cet instrument, affaibli par l’éloignement, qui avait monté ses organes sur ce ton, d’une manière insensible à lui-même. Il assure que depuis ce temps il s’est donné souvent le plaisir de suggérer des airs à son gré à un atelier d’ouvrières, sans pouvoir être entendu d’elles. Lorsqu’il cessait un moment de les entendre chanter, il fredonnait tout bas l’air qu’il voulait qu’elles chantassent, et cela ne manquait presque jamais de leur arriver sans qu’elles l’eussent sensiblement entendu, ou qu’aucune d’elles s’en doutât. »

D’après ce que nous avons dit sur l’influence réciproque des traces du sensorium, on conçoit que la musique, par de fréquentes répétitions, peut communiquer à nos mouvemens la régularité de sa mesure. C’est ce que l’on observe dans la danse et dans divers exercices où la précision des mouvemens ainsi régularisés, nous semble extraordinaire. Par cette régularité, la musique rend généralement plus faciles les mouvemens que plusieurs personnes exécutent à la fois.

Un phénomène psychologique très remarquable, est la grande influence de l’attention sur les traces du sensorium : elle les grave profondément dans la mémoire, et elle en accroît la vivacité en même temps qu’elle affaiblit les impressions concomitantes. Si nous regardons fixement un objet, pour y démêler quelques particularités, l’attention peut nous rendre insensibles aux impressions que d’autres objets font en même temps sur la rétine. Par elle, les images des choses que nous voulons comparer acquièrent l’intensité nécessaire pour que leurs rapports occupent seuls notre pensée. Elle réveille les traces de la mémoire qui peuvent servir à cette comparaison, et par là elle devient le plus puissant ressort de l’intelligence humaine.

L’attention donnée fréquemment à une qualité particulière des objets, finit par douer les organes d’une exquise sensibilité, qui fait reconnaître cette qualité lorsqu’elle devient insensible au commun des hommes.

Ces principes expliquent les singuliers effets des panoramas. Quand les règles de la perspective y sont bien observées, les objets se peignent sur la rétine, comme s’ils étaient réels. Le spectateur est donc alors dans l’état que ferait naître la réalité des objets. Mais la perspective n’est jamais assez exacte pour que l’identité soit parfaite. D’ailleurs, les impressions étrangères, quoique faibles, se mêlant aux sensations principales que produit la perspective, nuisent d’abord à l’illusion. L’attention donnée au panorama les efface ; mais il faut pour cela un temps plus ou moins long, dépendant des dispositions du sensorium et de la perfection du panorama. Dans tous ceux que j’ai vus, un intervalle de quelques minutes m’a été nécessaire pour acquérir une illusion complète.

Le principe suivant de Psychologie explique un grand nombre de phénomènes qui ont un rapport direct avec l’objet de cet ouvrage. « Si l’on exécute fréquemment les actes qui découlent d’une modification particulière du sensorium, leur réaction sur cet organe peut, non-seulement accroître cette modification, mais quelquefois lui donner naissance. » Ainsi, le mouvement de la main qui tient une longue chaîne suspendue, se propage le long de la chaîne jusqu’à son extrémité inférieure ; et si la chaîne étant parvenue au repos, on met en mouvement cette extrémité, la vibration remonte jusqu’à la main qu’elle fait mouvoir à son tour. Ces mouvemens réciproques deviennent faciles par la fréquence de leurs répétitions.

Les effets de ce principe sur la croyance sont remarquables. La croyance ou l’adhésion que nous donnons à une proposition est ordinairement fondée sur l’évidence, sur le témoignage des sens ou sur des probabilités : dans ce dernier cas, son degré de force dépend de celui de la probabilité qui dépend elle-même des données que chaque individu peut avoir sur l’objet de son jugement.

Nous agissons souvent en vertu de notre croyance, sans avoir besoin d’en rappeler les preuves. La croyance est donc une modification du sensorium, qui subsiste indépendamment de ces preuves quelquefois entièrement oubliées, et qui nous détermine à produire les actes qui en sont les conséquences. Suivant le principe que nous venons d’exposer, une répétition fréquente de ces actes peut faire naître cette modification, surtout s’ils sont répétés à la fois par un grand nombre de personnes ; car alors, à la force de leur réaction, se joint le pouvoir de l’imitation, suite nécessaire de la sympathie. Quand ces actes sont un devoir que les circonstances nous imposent, la tendance de l’économie animale à prendre l’état le plus favorable à notre bien-être, nous dispose encore à la croyance qui les fait exécuter avec plaisir. Peu d’hommes résistent à l’action de toutes ces causes.

Pascal a bien développé ces effets, dans un article de ses Pensées, qui a ce singulier titre : qu’il est difficile de démontrer l’existence de Dieu par les lumières naturelles, mais que le plus sûr est de la croire. Il s’exprime ainsi en s’adressant à un incrédule. « Vous voulez aller à la foi, et vous n’en savez pas le chemin ; vous voulez guérir de l’infidélité, et vous en demandez le remède. Apprenez-le de ceux qui ont été tels que vous, et qui n’ont présentement aucun doute. Ils savent ce chemin que vous voudriez suivre, et ils sont guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière par où ils ont commencé. Imitez leurs actions extérieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions intérieures ; quittez ces vains amusemens qui vous occupent tout entier. J’aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j’avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c’est à vous à commencer. Si je pouvais, je vous donnerais la foi : je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites ; mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, et éprouver si ce que je vous dis est vrai.

Il ne faut pas se méconnaître : nous sommes corps autant qu’esprit ; et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait, n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit : la coutume fait nos preuves les plus fortes. Elle incline les sens qui entraînent l’esprit sans qu’il y pense. Qui a démontré qu’il fera demain jour, et que nous mourrons ? et qu’y a-t-il de plus universellement cru ? C’est donc la coutume qui nous en persuade ; c’est elle qui fait tant de turcs et de païens ; c’est elle qui fait les métiers, les soldats, etc. Il est vrai qu’il ne faut pas commencer par elle pour trouver la vérité ; mais il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité, afin de nous abreuver et de nous teindre de cette croyance qui nous échappe à toute heure ; car d’en avoir toujours les preuves présentes, c’est trop d’affaires. Il faut acquérir une croyance plus facile, qui est celle de l’habitude qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Ce n’est pas assez de ne croire que par la force de la conviction, si les sens nous portent à croire le contraire. Il faut donc faire marcher nos deux pièces ensemble : l’esprit, par les raisons qu’il suffit d’avoir vues une fois en sa vie ; et les sens, par la coutume, et en ne leur permettant pas de s’incliner au contraire. »

Le moyen que propose Pascal pour la conversion d’un incrédule, peut être employé avec succès pour détruire un préjugé reçu dès l’enfance et enraciné par l’habitude. Ces sortes de préjugés naissent souvent de la plus faible cause, dans les imaginations actives. Qu’une personne, attachant au mot gauche une idée de malheur, fasse journellement de la main droite une chose que l’on puisse exécuter indifféremment de l’une ou de l’autre main ; cette habitude peut accroître la répugnance à se servir pour cela de la main gauche, au point de rendre la raison impuissante contre ce préjugé. Il est naturel de croire qu’Auguste, doué d’une raison supérieure à tant d’égards, s’est reproché quelquefois sa faiblesse de n’oser se mettre en route le lendemain d’un jour de foire, et qu’il a voulu la surmonter. Mais au moment d’entreprendre un voyage dans l’un de ces jours réputés malheureux, il a pu se dire que le plus sûr était de le différer, augmentant ainsi sa répugnance par l’habitude d’y céder. La répétition fréquente d’actes contraires à ces préjugés doit, à la longue, les affaiblir et les faire entièrement disparaître.

L’attachement que l’on porte aux personnes qu’on a souvent obligées, découle du principe que nous venons de développer. La répétition fréquente d’actes en leur faveur, accroît et fait même naître quelquefois le sentiment dont ils sont la suite naturelle. Les actes que le goût d’une chose nous fait exécuter fréquemment, augmentent l’intensité de ce goût, et le transforment souvent en passion.

On voit par ce qui précède, combien notre croyance dépend de nos habitudes. Accoutumés à juger et à nous conduire d’après un certain genre de probabilités, nous donnons à ces probabilités notre assentiment, comme par instinct, et elles nous déterminent avec plus de force que des probabilités bien supérieures, résultats de la réflexion ou du calcul. Pour diminuer autant qu’il est possible cette cause d’illusion, il faut appeler l’imagination et les sens au secours de la raison. Que l’on figure par des lignes les probabilités respectives, on sentira beaucoup mieux leur différence. Une ligne qui représenterait la probabilité du témoignage sur lequel un fait extraordinaire est appuyé, placée à côté de la ligne qui représenterait l’invraisemblance de ce fait, rendrait très sensible la probabilité de l’erreur du témoignage ; comme un tableau dans lequel les hauteurs des montagnes sont rapprochées, donne une idée frappante des rapports de ces hauteurs. Ce moyen peut être employé dans plusieurs cas avec succès. Pour rendre sensible l’immensité de l’univers, que l’on représente par une quantité presque imperceptible, par un dixième de millimètre, la plus grande étendue de la France en longueur, la distance du Soleil à la Terre sera de quatorze mètres : celle de l’étoile la plus proche surpassera un million et demi de mètres, c’est-à-dire sept ou huit fois le rayon du plus grand horizon que l’œil puisse embrasser du point le plus élevé. On n’aura encore ainsi qu’une très faible image de la grandeur de l’univers qui s’étend infiniment au-delà des plus brillantes étoiles, comme le prouve ce nombre prodigieux d’étoiles placées les unes au-delà des autres, et se dérobant à la vue dans la profondeur des cieux. Mais toute faible qu’elle est, cette image suffit pour nous faire sentir l’absurdité des idées de prééminence de l’homme sur toute la nature, idées dont on a tiré de si étranges conséquences.

Nous établirons enfin, comme principe de Psychologie, l’exagération des probabilités par les passions. La chose que l’on craint ou que l’on désire vivement, nous semble, par cela même, plus probable. Son image, fortement retracée dans le sensorium, affaiblit l’impression des probabilités contraires, et quelquefois les efface au point de faire croire la chose arrivée. La réflexion et le temps, en diminuant la vivacité de ces sentimens, rendent à l’esprit le calme nécessaire pour bien apprécier la probabilité des choses.

Les vibrations du sensorium doivent être, comme tous les mouvemens, assujéties aux lois de la Dynamique, et cela est confirmé par l’expérience. Les mouvemens qu’elles impriment au système musculaire, et que ce système communique aux corps étrangers, sont, comme dans le développement des ressorts, tels, que le centre commun de gravité de notre corps et de ceux qu’il fait mouvoir reste immobile. Ces vibrations se superposent les unes aux autres, comme on voit les ondulations des fluides se mêler sans se confondre. Elles se communiquent aux individus, comme les vibrations d’un corps sonore aux corps qui l’environnent. Les idées complexes se forment de leurs idées simples, comme le flux de la mer se compose des flux partiels que produisent le Soleil et la Lune. L’hésitation entre des motifs opposés est un équilibre de forces égales. Les changemens brusques que l’on produit dans le sensorium, éprouvent la résistance qu’un système matériel oppose à des changemens semblables ; et si l’on veut éviter les secousses et ne pas perdre de force vive, il faut agir, comme dans ce système, par nuances insensibles. Une attention forte et continue épuise le sensorium, comme une longue suite de commotions épuise une pile voltaïque, ou l’organe électrique des poissons. Presque toutes les comparaisons que nous tirons des objets matériels, pour rendre sensibles les choses intellectuelles, sont, au fond, des identités.

Je désire que les considérations précédentes, tout imparfaites qu’elles sont, puissent attirer l’attention des observateurs philosophes sur les lois du sensorium ou du monde intellectuel, lois qu’il nous importe autant d’approfondir que celles du monde physique. On a imaginé des hypothèses à peu près semblables pour expliquer les phénomènes de ces deux mondes. Mais les fondemens de ces hypothèses échappant à tous nos moyens d’observation et de calcul, on peut à leur égard, dire avec Montaigne, que l’ignorance et l’incuriosité sont un mol et doux chevet, pour reposer une tête bien faite.


  1. Les considérations suivantes sont entièrement indépendantes du lieu de ce siége et de sa nature.
  2. Je désigne ici par la dénomination de principes, les rapports généraux des phénomènes.
  3. La narration que Montaigne fait dans ses Essais, de l’amitié qui existait entre lui et la Boëtie, offre un exemple bien remarquable d’un genre de sympathie extrêmement rare.