Essai philosophique sur les probabilités/2j

Rappelons ici ce que nous avons dit en parlant de l’espérance. On a vu que pour obtenir l’avantage qui résulte de plusieurs évènemens simples dont les uns produisent un bien et les autres une perte, il faut ajouter les produits de la probabilité de chaque évènement favorable par le bien qu’il procure, et retrancher de leur somme celle des produits de la probabilité de chaque évènement défavorable, par la perte qui y est attachée. Mais quel que soit l’avantage exprimé par la différence de ces sommes, un seul évènement composé de ces évènemens simples ne garantit point de la crainte d’éprouver une perte. On conçoit que cette crainte doit diminuer lorsque l’on multiplie l’évènement composé. L’analyse des probabilités conduit à ce théorème général.

Par la répétition d’un évènement avantageux, simple ou composé, le bénéfice réel devient de plus en plus probable et s’accroît sans cesse : il devient certain dans l’hypothèse d’un nombre infini de répétitions ; et en le divisant par ce nombre, le quotient ou le bénéfice moyen de chaque évènement est l’espérance mathématique elle-même, ou l’avantage relatif à l’évènement. Il en est de même de la perte qui devient certaine à la longue, pour peu que l’évènement soit désavantageux.

Ce théorème, sur les bénéfices et les pertes, est analogue à ceux que nous avons donnés précédemment sur les rapports qu’indique la répétition indéfinie des évènemens simples ou composés ; et, comme eux, il prouve que la régularité finit par s’établir dans les choses mêmes les plus subordonnées à ce que nous nommons hasard.

Lorsque les évènemens sont en grand nombre, l’Analyse donne encore une expression fort simple de la probabilité que le bénéfice sera compris dans des limites déterminées, expression qui rentre dans la loi générale de la probabilité, que nous avons donnée ci-dessus, en parlant des probabilités qui résultent de la multiplication indéfinie des évènemens.

C’est de la vérité du théorème précédent que dépend la stabilité des établissemens fondés sur les probabilités. Mais pour qu’il puisse leur être appliqué, il faut que ces établissemens, par de nombreuses affaires, multiplient les évènemens avantageux.

On a fondé sur les probabilités de la vie humaine divers établissemens, tels que les rentes viagères et les tontines. La méthode la plus générale et la plus simple de calculer les bénéfices et les charges de ces établissemens, consiste à les réduire en capitaux actuels. L’intérêt annuel de l’unité est ce que l’on nomme taux de l’intérêt. À la fin de chaque année, un capital acquiert pour facteur l’unité, plus le taux de l’intérêt ; il croît donc suivant une progression géométrique dont ce facteur est la raison. Ainsi, par l’effet du temps, il devient immense. Si, par exemple, le taux de l’intérêt est ou de cinq pour cent, le capital double à fort peu près en quatorze ans, quadruple en vingt-neuf ans, et dans moins de trois siècles, il devient deux millions de fois plus considérable.

Un accroissement aussi prodigieux a fait naître l’idée de s’en servir pour amortir la dette publique. On forme pour cela une caisse d’amortissement à laquelle on consacre un fonds annuel employé au rachat des effets publics, et sans cesse accru de l’intérêt des effets rachetés. Il est clair qu’à la longue, cette caisse absorbera une grande partie de la dette nationale. Si, lorsque les besoins de l’État obligent à faire un emprunt, on consacre une partie de cet emprunt à l’accroissement du fonds annuel d’amortissement, les variations des effets publics seront moindres ; la confiance des prêteurs, et la probabilité de retirer sans perte le capital prêté, quand on le desire, en seront augmentées, et rendront les conditions de l’emprunt moins onéreuses. D’heureuses expériences ont pleinement confirmé ces avantages. Mais la fidélité dans les engagemens et la stabilité, si nécessaires au succès de pareils établissemens, ne peuvent être bien garanties que par un gouvernement dans lequel la puissance législative est divisée en plusieurs pouvoirs indépendans. La confiance qu’inspire le concours nécessaire de ces pouvoirs, double la force de l’État ; et le souverain lui-même gagne alors en puissance légale beaucoup plus qu’il ne perd en puissance arbitraire.

Il résulte de ce qui précède, que le capital actuel équivalent à une somme qui ne doit être payée qu’après un certain nombre d’années, est égal à cette somme multipliée par la probabilité qu’elle sera payée à cette époque et divisée par l’unité augmentée du taux de l’intérêt et élevée à une puissance exprimée par le nombre de ces années.

Il est facile d’appliquer ce principe aux rentes viagères sur une ou sur plusieurs têtes, et aux caisses d’épargne et d’assurance d’une nature quelconque. Supposons que l’on se propose de former une table de rentes viagères, d’après une table donnée de mortalité. Une rente viagère, payable au bout de cinq ans, par exemple, et réduite en capital actuel, est, par ce principe, égale au produit des deux quantités suivantes, savoir : la rente divisée par la cinquième puissance de l’unité augmentée du taux de l’intérêt, et la probabilité de la payer. Cette probabilité est le rapport inverse du nombre des individus inscrits dans la table, vis-à-vis de l’âge de celui qui constitue la rente, au nombre inscrit vis-à-vis de cet âge augmenté de cinq années. En formant donc une suite de fractions dont les dénominateurs soient les produits du nombre de personnes indiquées dans la table de mortalité, comme vivantes à l’âge de celui qui constitue la rente, par les puissances successives de l’unité augmentée du taux de l’intérêt, et dont les numérateurs soient les produits de la rente, par le nombre des personnes vivantes au même âge augmenté successivement d’une année, de deux années, etc., la somme de ces fractions sera le capital requis pour la rente viagère à cet âge.

Supposons maintenant qu’une personne veuille, au moyen d’une rente viagère, assurer à ses héritiers un capital payable à la fin de l’année de sa mort. Pour déterminer la valeur de cette rente, on peut imaginer que la personne emprunte en viager à une caisse ce capital, et qu’elle le place à intérêt perpétuel à la même caisse. Il est clair que ce capital sera dû par la caisse, à ses héritiers, à la fin de l’année de sa mort ; mais elle n’aura payé, chaque année, que l’excès de l’intérêt viager sur l’intérêt perpétuel. La table des rentes viagères fera donc connaître ce que la personne doit payer annuellement à la caisse, pour assurer ce capital après sa mort.

Les assurances maritimes, celles contre les incendies et les orages, et généralement tous les établissemens de ce genre, se calculent par les mêmes principes. Un négociant a des vaisseaux en mer, il veut assurer leur valeur et celle de leur cargaison, contre les dangers qu’ils peuvent courir ; pour cela, il donne une somme à une compagnie qui lui répond de la valeur estimée de ses cargaisons et de ses vaisseaux. Le rapport de cette valeur à la somme qui doit être donnée pour prix de l’assurance, dépend des dangers auxquels les vaisseaux sont exposés, et ne peut être apprécié que par des observations nombreuses sur le sort des vaisseaux partis du port pour la même destination.

Si les personnes assurées ne donnaient à la compagnie d’assurance que la somme indiquée par le calcul des probabilités, cette compagnie ne pourrait pas subvenir aux dépenses de son établissement ; il faut donc qu’elles paient d’une somme plus forte le prix de leur assurance. Mais alors quel est leur avantage ? C’est ici que la considération du désavantage moral attaché à l’incertitude, devient nécessaire. On conçoit que le jeu le plus égal devenant, comme on l’a vu précédemment, désavantageux, parce que le joueur échange une mise certaine contre un bénéfice incertain ; l’assurance par laquelle on échange l’incertain contre le certain, doit être avantageuse. C’est en effet ce qui résulte de la règle que nous avons donnée ci-dessus pour déterminer l’espérance morale, et par laquelle on voit de plus jusqu’où peut s’étendre le sacrifice que l’on doit faire à la compagnie d’assurance, en conservant toujours un avantage moral. Cette compagnie peut donc, en procurant cet avantage, faire elle-même un grand bénéfice, si le nombre des assurés est très considérable, condition nécessaire à son existence durable. Alors son bénéfice devient certain, et ses espérances mathématiques et morales coïncident ; car l’Analyse conduit à ce théorème général, savoir, que si les expectatives sont très nombreuses, les deux espérances approchent sans cesse l’une de l’autre, et finissent par coïncider dans le cas d’un nombre infini d’expectatives.

Nous avons dit, en parlant des espérances mathématique et morale, qu’il y a un avantage moral à répartir les risques d’un bien que l’on attend sur plusieurs de ses parties. Ainsi, pour faire parvenir une somme d’argent d’un port éloigné, il vaut mieux la répartir sur plusieurs vaisseaux, que de l’exposer sur un seul. C’est ce que l’on fait au moyen des assurances mutuelles. Si deux personnes ayant chacune la même somme sur deux vaisseaux différens, partis du même port pour la même destination, conviennent de partager également tout l’argent qui leur arrivera, il est clair que par cette convention chacune d’elles répartit également sur les deux vaisseaux la somme qu’elle attend. À la vérité, ce genre d’assurance laisse toujours de l’incertitude sur la perte que l’on peut craindre. Mais cette incertitude diminue à mesure que le nombre des associés augmente : l’avantage moral s’accroît de plus en plus, et finit par coïncider avec l’avantage mathématique, sa limite naturelle. Cela rend l’association d’assurances mutuelles, lorsqu’elle est très nombreuse, plus avantageuse aux assurés, que les compagnies d’assurances qui, à raison du bénéfice qu’elles font, donnent un avantage moral toujours inférieur à l’avantage mathématique. Mais la surveillance de leur administration peut balancer l’avantage des assurances mutuelles. Tous ces résultats sont, comme on l’a vu précédemment, indépendans de la loi qui exprime l’avantage moral.

On peut envisager un peuple libre, comme une grande association dont les membres se garantissent mutuellement leurs propriétés, en supportant proportionnellement les charges de cette garantie. La confédération de plusieurs peuples leur donnerait des avantages analogues à ceux que chaque individu retire de la société. Un congrès de leurs représentans discuterait les objets d’une utilité commune à tous, et sans doute le système des poids, des mesures et des monnaies, proposé par les savans français, serait adopté dans ce congrès, comme une des choses les plus utiles aux relations commerciales.

Parmi les établissemens fondés sur les probabilités de la vie humaine, les meilleurs sont ceux dans lesquels, au moyen d’un léger sacrifice de son revenu, on assure son existence et celle de sa famille pour un temps où l’on doit craindre de ne plus suffire à ses besoins. Autant le jeu est immoral, autant ces établissemens sont avantageux aux mœurs, en favorisant les plus doux penchans de la nature. Le Gouvernement doit donc les encourager et les respecter dans les vicissitudes de la fortune publique, car les espérances qu’ils présentent, portant sur un avenir éloigné, ils ne peuvent prospérer qu’à l’abri de toute inquiétude sur leur durée. C’est un avantage que l’institution du Gouvernement représentatif leur assure.

Disons un mot des emprunts. Il est clair que pour emprunter en perpétuel, il faut payer, chaque année, le produit du capital par le taux de l’intérêt. Mais on peut vouloir acquitter ce capital en paiemens égaux faits pendant un nombre déterminé d’années, paiemens que l’on nomme annuités, et dont on obtient ainsi la valeur. Chaque annuité, pour être réduite au moment actuel, doit être divisée par une puissance de l’unité augmentée du taux de l’intérêt, égale au nombre des années après lesquelles on doit payer cette annuité. En formant donc une progression géométrique dont le premier terme soit l’annuité divisée par l’unité augmentée du taux de l’intérêt, et dont le dernier soit cette annuité divisée par la même quantité élevée à une puissance égale au nombre des années pendant lesquelles le paiement doit avoir lieu, la somme de cette progression sera équivalente au capital emprunté ; ce qui détermine la valeur de l’annuité. Une caisse d’amortissement n’est au fond qu’un moyen de convertir en annuités une rente perpétuelle, avec la seule différence que, dans le cas d’un emprunt par annuités, l’intérêt est supposé constant, au lieu que l’intérêt des rentes acquises par la caisse d’amortissement est variable. S’il était le même dans ces deux cas, l’annuité correspondante aux rentes acquises serait formée de ces rentes, et de ce que l’État donne annuellement à la caisse.

Si l’on veut faire un emprunt viager, on observera que les tables de rentes viagères donnant le capital requis pour constituer une rente viagère à un âge quelconque, une simple proportion donnera la rente que l’on doit faire à l’individu dont on emprunte un capital. On peut calculer par ces principes tous les modes possibles d’emprunt.

Les principes que nous venons d’exposer sur les bénéfices et sur les pertes des établissemens, peuvent servir à déterminer le résultat moyen d’un nombre quelconque d’observations déjà faites, lorsqu’on veut avoir égard aux écarts des résultats correspondans aux diverses observations. Désignons par x la correction du résultat le plus faible, et par x augmenté successivement de q, q′, q″, etc., les corrections des résultats suivans. Nommons ε, ε′, ε″, etc., les erreurs des observations dont nous supposerons la loi de probabilité connue. Chaque observation étant une fonction du résultat, il est facile de voir qu’en supposant très petite la correction x de ce résultat, l’erreur ε de la première observation sera égale au produit de x par un coefficient déterminé. Pareillement l’erreur ε′ de la seconde observation sera le produit de la somme q plus x, par un coefficient déterminé, et ainsi du reste. La probabilité de l’erreur ε étant donnée par une fonction connue, elle sera exprimée par la même fonction du premier des produits précédens. La probabilité de ε′ sera exprimée par la même fonction du second de ces produits, et ainsi des autres. La probabilité de l’existence simultanée des erreurs ε, ε′, ε″, etc., sera donc proportionnelle au produit de ces diverses fonctions, produit qui sera une fonction de x. Cela posé, si l’on conçoit une courbe dont x soit l’abscisse, et dont l’ordonnée correspondante soit ce produit, cette courbe représentera la probabilité des diverses valeurs de x, dont les limites seront déterminées par les limites des erreurs ε, ε′, etc. Maintenant, désignons par X l’abscisse qu’il faut choisir ; X diminué de x sera l’erreur que l’on commettrait si l’abscisse x était la véritable correction. Cette erreur, multipliée par la probabilité de x ou par l’ordonnée correspondante de la courbe, sera le produit de la perte par sa probabilité, en regardant, comme on doit le faire, cette erreur comme une perte attachée aux choix de X. En multipliant ce produit par la différentielle de x, l’intégrale prise depuis la première extrémité de la courbe jusqu’à X, sera le désavantage de X, résultant des valeurs de x inférieures à X. Pour les valeurs de x supérieures à X, x moins X serait l’erreur de X si x était la véritable correction ; l’intégrale du produit de x par l’ordonnée correspondante de la courbe et par la différentielle de x sera donc le désavantage de X, résultant des valeurs de x supérieures à x, cette intégrale étant prise depuis x égal à X jusqu’à la dernière extrémité de la courbe. En ajoutant ce désavantage au précédent, la somme sera le désavantage attaché au choix de X. Ce choix doit être déterminé par la condition que ce désavantage soit un minimum ; et un calcul fort simple montre que pour cela, X doit être l’abscisse dont l’ordonnée divise la courbe en deux parties égales, en sorte qu’il est aussi probable que la vraie valeur de x tombe en-deçà qu’au-delà de X.
Des géomètres célèbres ont choisi pour X la valeur de x la plus probable, et par conséquent celle qui correspond à la plus grande ordonnée de la courbe ; mais la valeur précédente me paraît être évidemment celle que la théorie des probabilités indique.