Essai philosophique concernant l’entendement humain/Préface

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. xxx-xxxix).


PRÉFACE
DE
L’AUTEUR



VOici cher Lecteur, ce qui a fait le divertiſſement de quelques heures de loiſir que je n’étois pas d’humeur d’employer à autre choſe. Si cet Ouvrage a le bonheur d’occuper de la même maniére quelque petite partie d’un temps où vous ſerez bien aiſe de vous relâcher de vos affaires plus importantes, & que vous preniez ſeulement la moitié tant de plaiſir à le lire que j’en ai eu à le compoſer, vous n’aurez pas, je croi, plus de regret à votre argent que j’en ai eu à ma peine. N’allez pas prendre ceci pour un Eloge de mon Livre, ni vous figurer que, puisque j’ai pris du plaiſir à le faire, je l’admire à préſent qu’il eſt fait. Vous auriez tort de m’attribuer une telle penſée. Quoi que celui qui chaſſe aux Alouettes ou aux Moineaux, n’en puiſſe pas retirer un grand profit, il ne ſe divertit pas moins que celui qui court un Cerf ou un Sanglier. D’ailleurs, il faut avoir fort peu de connoiſſance du ſujet de ce Livre, je veux dire l’E N T E N D E M E N T, pour ne pas ſavoir, que, comme c’eſt la plus ſublime Faculté de l’Ame, il n’y en a point auſſi dont l’exercice ſoit accompagné d’une plus grande & plus conſtante ſatisfaction. Les recherches où l’Entendement s’engage pour trouver la Vérité, ſont une eſpèce de chaſſe, où la pourſuite même fait une grande partie du plaiſir.

Chaque pas que l’Eſprit fait dans la Connoiſſance, eſt une eſpèce de découverte qui eſt non ſeulement nouvelle, mais auſſi la plus parfaite, du moins pour le préſent. Car l’Entendement, ſemblable à l’Œuil, ne jugeant des Objets que par ſa propre vûe, ne peut que prendre plaiſir aux découvertes qu’il fait, moins inquiet pour ce qui lui eſt échappé, parce qu’il ignore ce que c’eſt. Ainſi, quiconque ayant formé le généreux deſſein de ne pas vivre d’aumône, je veux dire de ne pas ſe repoſer nonchalamment ſur des Opinions empruntées au hazard, met ſes propres penſées en œuvre pour trouver & embraſſer la Vérité, goûtera du contentement dans cette Chaſſe, quoi que ce ſoit qu’il rencontre. Chaque moment qu’il employe à cette recherche, le recompenſera de ſa peine par quelque plaiſir ; & il aura ſujet de croire ſon temps bien employé, quand même il ne pourroit pas ſe glorifier d’avoir fait de grandes acquiſitions.

Tel eſt le contentement de ceux qui laiſſent agir librement leur Eſprit dans la Recherche de la Vérité, & qui en écrivant ſuivent leurs propres penſées ; ce que vous ne devez pas leur envier, puisqu’ils vous fourniſſent l’occaſion de goûter un ſemblable plaiſir, ſi en liſant leurs Productions vous voulez auſſi faire uſage de vos propres penſées. C’eſt à ces penſées, que j’en appelle, ſi elles viennent de votre fond. Mais ſi vous les empruntez des autres hommes, au hazard & ſans aucun diſcernement, elles ne méritent pas d’entrer en ligne de compte, puisque ce n’eſt pas l’amour de la Vérité, mais quelque conſideration moins eſtimable qui vous les fait rechercher. Car qu’importe de ſavoir ce que dit ou penſe un homme qui ne dit ou ne penſe que ce qu’un autre lui ſuggere ? Si vous jugez par vous-même, je ſuis aſſûré que vous jugerez ſincerement ; & en ce cas-là, quelque cenſure que vous faſſiez de mon Ouvrage, je n’en ſerai nullement choqué. Car encore qu’il ſoit certain qu’il n’y a rien dans ce Traité dont je ne ſois pleinement perſuadé qu’il eſt conforme à la Vérité, cependant je me regarde comme auſſi ſujet à erreur qu’aucun de vous ; & je ſai que c’eſt de vous que dépend le ſort de mon Livre ; qu’il doit ſe ſoûtenir ou tomber, en conséquence de l’opinion que vous en aurez, non de celle que j’en ai conçu moi-même. Si vous y trouvez peu de choſes nouvelles ou inſtructives à votre égard, vous ne devez pas vous en prendre à moi. Cet Ouvrage n’a pas été compoſé pour ceux qui ſont maîtres ſur le ſujet qu’on y traite, & qui connoiſſent à fond leur propre Entendement, mais pour ma propre inſtruction, & pour contenter quelques Amis qui confeſſoient qu’ils n’étoient pas entrez aſſez avant dans l’examen de cet important ſujet. S’il étoit à propos de faire ici l’Hiſtoire de cet Eſſai, je vous dirois que cinq ou six de mes Amis s’étant aſſemblez chez moi & venant à diſcourir sur un point fort différent de celui que je traite dans cet Ouvrage, ſe trouverent bientôt pouſſez à bout par les difficultez qui s’éleverent de différens côtez. Après nous être fatiguez quelque temps, ſans nous trouver plus en état de reſoudre les doutes qui nous embarraſſoient, il me vint dans l’Eſprit que nous prenions un mauvais chemin ; & qu’avant que de nous engager dans ces ſortes de recherches, il étoit néceſſaire d’examiner notre propre capacité, & de voir quels objets ſont à notre portée, ou au deſſus de notre comprehenſion. Je propoſai cela à la compagnie, & tous l’approuverent auſſi-tôt. Sur quoi l’on convint que ce ſeroit là le ſujet de nos prémiéres recherches. Il me vint alors quelques penſées indigeſtes ſur cette matiére que je n’avois jamais examinée auparavant. Je les jettai ſur le papier ; & ces penſées formées à la hâte que j’écrivis pour les montrer à mes Amis, à notre prochaine entrevûë, fournirent la prémiere occaſion de ce Traité ; qui ayant été commencé par hazard, & continué à la ſollicitation de ces mêmes perſonnes, n’a été écrit que par piéces détachées : car après l’avoir long-temps négligé, je le repris ſelon que mon humeur, ou l’occaſion me le permettoit, & enfin pendant une retraite que je fis pour le bien de ma ſanté, je le mis dans l’état où vous le voyez préſentement.

En compoſant ainſi à diverſes repriſes, je puis être tombé dans deux défauts oppoſez, outre quelques autres, c’eſt que je me ſerai trop, ou trop peu étendu ſur divers ſujets. Si vous trouvez l’Ouvrage trop court, je ſerai bien aiſe que ce que j’ai écrit vous faſſe ſouhaiter que j’euſſe été plus loin. Et s’il vous paroit trop long, vous devez vous en prendre à la matiére : car lorſque je commençai de mettre la main à la plume, je crus que tout ce que j’avois à dire, pourroit être renfermé dans une feuille de Papier. Mais à meſure que j’avançai, je découvris toûjours plus de païs : & les découvertes que je faiſois, m’engagerent dans de nouvelles recherches, l’Ouvrage parvint inſenſiblement à la groſſeur où vous le voyez préſentement. Je ne veux pas nier qu’on ne pût le réduire peut-être à un plus petit Volume, & en abreger quelques parties, parce que la maniére dont il a été écrit, par parcelles, à diverſes repriſes, & en differens intervalles de tems, a pu m’entrainer dans quelques repetitions. Mais à vous parler franchement, je n’ai préſentement ni le courage ni le loiſir de le faire plus court.

Je n’ignore pas à quoi j’expoſe ma propre reputation en mettant au jour mon Ouvrage avec un défaut ſi propre à dégouter les Lecteurs les plus judicieux qui ſont toûjours les plus délicats. Mais ceux qui ſavent que la Pareſſe ſe paye aiſément des moindres excuſes, me pardonneront ſi je lui ai laiſſé prendre de l’empire ſur moi dans cette occaſion, où je pense avoir une fort bonne raiſon de ne pas la combattre. Je pourrois alleguer pour ma défenſe, que la même Notion ayant différens rapports, peut être propre ou néceſſaire à prouver ou à éclaircir différentes parties d’un même Diſcours, & que c’eſt là ce qui eſt arrivé en pluſieurs endroits de celui que je donne préſentement au Public : mais ſans appuyer ſur cela, j’avoûerai de bonne foi que j’ai quelquefois inſiſté long temps ſur un même Argument, & que je l’ai exprimé en diverſes maniéres dans des vûës tout-à-fait différentes. Je ne prétens pas publier cet Eſſai pour inſtruire ces perſonnes d’une vaſte comprehension, dont l’Eſprit vif & pénétrant voit auſſi-tôt le fond des choſes ; je me reconnois un ſimple Ecolier auprès de ces grands Maîtres. C’eſt-pourquoi je les avertis par avance de ne s’attendre pas à voir ici autre choſe que des penſées communes que mon Eſprit m’a fournies, & qui ſont proportionnées à des Eſprits de la même portée, leſquels ne trouveront peut-être pas mauvais que j’aye pris quelque peine pour leur faire voir clairement certaines véritez que des Préjugez établis, ou ce qu’il y a de trop abſtrait dans les Idées mêmes, peuvent avoir rendu difficiles à comprendre. Certains Objets ont beſoin d’être tournez de tous côtez pour pouvoir être vûs diſtinctement, & lorsqu’une Notion eſt nouvelle à l’Eſprit, comme je confeſſe que quelques-unes de celles-ci le ſont à mon égard, ou qu’elle eſt éloignée du chemin battu, comme je m’imagine que pluſieurs de celles que je propoſe dans cet Ouvrage, le paroîtront aux autres, une ſimple vûë ne suffit pas pour la faire entrer dans l’Entendement de chaque perſonne, ou pour l’y fixer par une impreſſion nette & durable. Il y a peu de gens, à mon avis, qui n’ayent obſervé en eux-mêmes, ou dans les autres, que ce qui propoſé d’une certaine manière, avoit été fort obſcur, eſt devenu fort clair & fort intelligible, exprimé en d’autres termes ; quoi que dans la ſuite l’Eſprit ne trouvât pas grand’ différence dans ces différentes phraſes, & qu’il fut ſurpris que l’une eût été moins aiſée à entendre que l’autre. Mais chaque choſe ne frappe pas également l’imagination de chaque homme en particulier. Il n’y a pas moins de différence dans l’Entendement des hommes que dans leur Palais & quiconque ſe figure que la même vérité ſera également goûtée de tous, étant propoſée à chacun de la même manière, peut eſpérer avec autant de fondement regaler tous les hommes avec un même ragoût. Le mets peut être excellent en lui-même : mais aſſaiſonné de cette maniére, il ne ſera pas au goût de tout le monde : de ſorte qu’il faut l’apprêter autrement, ſi vous voulez que certaines perſonnes qui ont d’ailleurs l’eſtomac fort bon, puiſſent digerer. La vérité eſt que ceux qui m’ont exhorté à publier cet Ouvrage, m’ont conſeillé par cette raiſon de le publier tel qu’il eſt ; ce que je ſuis bien aiſe d’apprendre à quiconque ſe donnera la peine de le lire. J’ai ſi peu d’envie d’être imprimé, que ſi je ne me flattois que cet Eſſai pourroit être de quelque uſage aux autres comme je croi qu’il l’a été à moi-même, je me ſerois contenté de le faire voir à ces mêmes Amis qui m’ont fourni la prémiére occaſion de le compoſer. Mon deſſein ayant donc été, en publiant cet Ouvrage, d’être autant utile qu’il dépend de moi, j’ai crû que je devois néceſſairement rendre ce que j’avois à dire, auſſi clair & auſſi intelligible que je pourrois, à toute ſorte de Lecteurs. J’aime bien mieux que les Eſprits ſpeculatifs & pénétrans ſe plaignent que je les ennuye, en quelques endroits de mon Livre, que ſi d’autres perſonnes qui ne ſont pas accoûtumées à des ſpeculations abſtraites, ou qui ſont prévenuës de notions différentes de celles que je leur propoſe, n’entroient pas dans mon ſens ou ne pouvoient abſolument point comprendre mes penſées.

On regardera peut-être comme l’effet d’une vanité ou d’une inſolence inſupportable, que je prétende inſtruire un Siécle auſſi éclairé que le nôtre, puiſque c’eſt à peu près à quoi ſe réduit ce que je viens d’avoûër, que je publie cet Eſſai dans l’eſpérance qu’il pourra être utile à d’autres. Mais s’il eſt permis de parler librement de ceux qui par une feinte modeſtie publient que ce qu’ils écrivent n’eſt d’aucune utilité, je croi qu’il y a beaucoup plus de vanité & d’inſolence de ſe proposer aucun autre but que l’utilité publique en mettant un Livre au jour ; de ſorte que qui fait imprimer un Ouvrage où il ne prétend pas que les Lecteurs trouvent rien d’utile ni pour eux ni pour les autres, péche viſiblement contre le reſpect qu’il doit au Public. Quand bien ce Livre ſeroit effectivement de cet ordre, mon deſſein ne laiſſera pas d’être loûable, & j’eſpére que la bonté de mon intention excuſera le peu de valeur du Préſent que je fais au Public. C’eſt là principalement ce qui me raſſûre contre la crainte des Cenſures auxquelles je n’attens pas d’échapper plûtôt que de plus excellens Ecrivains. Les Principes, les Notions, & les Goûts des hommes ſont ſi différens, qu’il eſt mal-aiſé de trouver un Livre qui plaiſe ou déplaiſe à tout le monde. Je reconnois que le Siécle où nous vivons n’eſt pas le moins éclairé, & qu’il n’eſt pas par conſéquent le plus facile à contenter. Si je n’ai pas le bonheur de plairre, perſonne ne doit s’en prendre à moi. Je déclare naïvement à tous mes Lecteurs qu’excepté une demi-douzaine de perſonnes, ce n’étoit pas pour eux que cet Ouvrage avoit d’abord été deſtiné, & qu’ainſi il n’eſt pas néceſſaire qu’ils ſe donnent la peine de ſe ranger dans ce petit nombre. Mais ſi, malgré tout cela, quelqu’un juge à propos de critiquer ce Livre avec un Eſprit d’aigreur & de médiſance, il peut le faire hardiment, car je trouverai le moyen d’employer mon temps à quelque choſe de meilleur qu’à repouſſer ſes attaques. J’aurai toûjours la ſatisfaction d’avoir eu pour but de chercher la Vérité & d’être de quelque utilité aux hommes, quoi que par un moyen fort peu conſiderable. La République des Lettres ne manque pas préſentement de fameux Architectes, qui, dans les grands deſſeins qu’ils ſe propoſent pour l’avancement des Sciences, laiſſeront des Monumens qui ſeront admirez de la Poſterité la plus reculée ; mais tout le monde ne peut pas eſpérer d’être un Boyle, ou un Sydenham. Et dans un Siécle qui produit d’auſſi grands Maîtres que l’illustre Huygens & l’incomparable M. Newton avec quelques autres de la même volée, c’eſt un aſſez grand honneur que d’être employé en qualité de ſimple ouvrier à nettoyer un peu le terrain, & à écarter une partie des vielles ruïnes qui ſe rencontrent ſur le chemin de la Connoiſſance, dont les progrès auroient ſans doute été plus ſensibles, ſi les recherches de bien des gens plein d’Eſprit & laborieux n’euſſent été embarraſſées par un ſavant, mais frivole uſage de termes barbares, affectez, & inintelligibles, qu’on a introduit dans les Sciences & réduit en Art, de ſorte que la Philoſophie, qui n’eſt autre choſe que la véritable Connoiſſance des Choſes, a été jugée indigne ou incapable d’être admiſe dans la Converſation des perſonnes polies & bien élevées. Il y a ſi longtemps que l’abus du Langage, & certaines façons de parler vagues & de nul ſens, paſſent pour des Myſtéres de Science ; & que de grands mots ou des termes mal appliquez qui ſignifient fort peu de choſe, ou qui ne ſignifie abſolument rien, ſe ſont acquis, par preſcription, le droit de paſſer fauſſement pour le Savoir le plus profond & le plus abſtrus, qu’il ne ſera pas facile de perſuader à ceux qui parlent ce Langage, ou qui l’entendent parler, que ce n’eſt dans le fond autre choſe qu’un moyen de cacher son ignorance, & d’arrêter le progrès de la vraye Connoiſſance. Ainſi, je m’imagine que ce ſera rendre ſervice à l’Entendement humain, de faire quelque brêche à ce Sanctuaire d’Ignorance & de Vanité. Quoi qu’il y ait fort peu de gens qui s’aviſent de ſoupçonner que dans l’uſage des mots ils trompent ou ſoient trompez, ou que le Langage de la Secte qu’ils ont embraſſée, ait aucun défaut qui mérite d’être examiné ou corrigé, j’eſpére pourtant qu’on m’excuſera de m’être ſi fort étendu ſur ce ſujet dans le Troiſiéme Livre de cet Ouvrage, & d’avoir tâché de faire voir ſi évidemment cet abus des Mots, que la longueur inveterée du mal, ni l’empire de la Coûtume ne puſſent plus ſervir d’excuſe à ceux qui ne voudront pas ſe mettre en peine du ſens qu’ils attachent aux mots dont ils ſe ſervent, ni permettre que d’autres en recherchent la ſignification.

Ayant fait imprimer un petit Abregé de cet Eſſai en 1688. deux ans avant la publication de tout l’Ouvrage, j’ouïs dire qu’il fut condamné par quelques perſonnes avant qu’elles ſe fuſſent donné la peine de le lire, par la raiſon qu’on y nioit les Idées innées, concluant avec un peu trop de précipitation que ſi l’on ne ſuppoſait pas des Idées innées, il reſteroit à peine quelque notion des Eſprits ou quelque preuve de leur exiſtence. Si quelqu’un conçoit un pareil préjugé à l’entrée de ce Livre, je le prie de ne laiſſer pas de le lire d’un bout à l’autre ; après quoi j’eſpére qu’il ſera convaincu qu’en renverſant de faux Principes on rend ſervice à la Vérité, bien loin de lui faire aucun tort, la Vérité n’étant jamais ſi fort bleſſée, ou expoſée à de ſi grands dangers, que lorſque la Fauſſeté eſt mêlée avec elle, ou qu’elle eſt employée à lui ſervir de fondement.

Voici ce que j’ajoûtai dans la ſeconde Edition.

Le Libraire ne me le pardonneroit pas, ſi je ne diſois rien de cette Nouvelle Edition, qu’il a promis de purger de tant de fautes qui défiguroient la Prémiére. Il ſouhaite auſſi qu’on ſache qu’il y a dans cette ſeconde Edition un nouveau Chapitre touchant l’Idendité, & quantité d’additions & de corrections qu’on a fait en d’autres endroits. A l’égard de ces Additions, je dois avertir le Lecteur que ce ne ſont pas toûjours des choſes nouvelles, mais que la plûpart ſont, ou de nouvelles preuves de ce que j’ai déja dit, ou des explications, pour prévenir les faux ſens qu’on pourroit donner à ce qui avoit été publié auparavant, & non des retractations de ce que j’avois déjà avancé. J’en exepte ſeulement le changement que j’ai fait au Chapitre XXI. du ſecond Livre.

Je crus que ce que j’avois écrit en cet endroit ſur la Liberté & la Volonté, méritoit d’être revû avec toute l’exactitude dont j’étois capable, d’autant plus que ces Matiéres ont exercé les Savans dans tous les ſiécles, & qu’elles ſe trouvent accompagnées de Questions & de difficultez qui n’ont pas peu contribué à embrouiller la Morale & la Théologie, deux parties de la Connoiſſance ſur leſquelles les hommes ſont le plus intereſſez à avoir des Idées claires & diſtinctes. Après avoir donc conſideré de plus près la maniére dont l’Eſprit de l’Homme agit, & avoir examiné avec plus d’exactitude quels ſont les motifs & les vûës qui le déterminent, j’ai trouvé que j’avois raiſon de faire quelque changement aux penſées que j’avois eûës auparavant ſur ce qui détermine la Volonté en dernier reſſort dans toutes les actions volontaires. Je ne puis m’empêcher d’en faire un aveu public avec autant de facilité & de franchiſe que je publiai d’abord ce qui me parut alors le plus raiſonnable, me croyant plus obligé de renoncer à une de mes Opinions lorſque la Vérité lui paroît contraire, que de combattre celle d’une autre perſonne. Car je ne cherche autre choſe que la Vérité, qui ſera toûjours bien-venuë chez moi, en quelque temps & de quelque lieu qu’elle vienne.

Mais quelque penchant que j’aye à abandonner mes opinions & à corriger ce que j’ai écrit, dès que j’y trouve quelque choſe à reprendre, je ſuis pourtant obligé de dire que je n’ai pas eu le bonheur de retirer aucune lumière des Objections qu’on a publiées contre différens endroits de mon Livre, & que je n’ai point eu ſujet de changer de penſée ſur aucun des articles qui ont été mis en queſtion. Soit que le ſujet que je traite dans cet Ouvrage, exige ſouvent plus d’attention & de méditation que des Lecteurs trop hâtez, ou déja préoccupez d’autres Opinions, ne ſont d’humeur d’en donner à une telle lecture, ſoit que mes expreſſions répandent des ténèbres ſur la matiére même, & que la maniére dont je traite ces Notions empêche les autres de les comprendre facilement ; je trouve que ſouvent on prend mal le ſens de mes paroles & que je n’ai pas le bonheur d’être entendu par-tout comme il faut.

C’eſt dequoi l’ingenieux ** M. Lowde, Eccleſiaſtique Anglois, mort depuis quelque temps. Auteur d’un Diſcours ſur la Nature de l’Homme, m’a fourni depuis peu un exemple ſensible, pour ne parler d’aucun autre. Car l’honnêteté de ſes expreſſions & la candeur qui convient aux perſonnes de ſon Ordre, m’empêchent de penſer qu’il ait voulu inſinuer ſur la fin de ſa Préface que par ce que j’ai dit au Chapitre XXVIII. du ſecond Livre j’ai voulu changer la Vertu en Vice & le Vice en Vertu, à moins qu’il n’ait mal pris ma penſée ; ce qu’il n’auroit pû faire, s’il ſe fût donné la peine de conſiderer quel étoit le ſujet que j’avois alors en main, & le deſſein principal de ce Chapitre qui eſt aſſez nettement expoſé dans ** Pag. 279. le quatriéme Paragraphe & dans les ſuivans. Car en cet endroit mon but n’étoit pas de donner des Règles de Morale, mais de montrer l’origine & la nature des Idées Morales, & de déſigner les Règles dont les hommes ſe ſervent dans les Relations morales, ſoit que ces Règles ſoient vrayes ou fauſſes. A cette occaſion je remarque ce que c’eſt qui dans le langage de chaque Païs a une dénomination qui répond à ce que nous appellons Vice & Vertu dans le nôtre ; ce qui ne change point la nature des choſes quoi qu’en général les hommes jugent de leurs actions ſelon l’eſtime & les coûtumes du Païs ou de la Secte où ils vivent, & que ce ſoit ſur cette eſtime qu’ils leur donnent telle ou telle dénomination.

Si cet Auteur avoit pris la peine de reflêchir ſur ce que j’ai dit pag. 36. §. 18. & 283. §. 13, 14, 15. & 287. §. 20. il auroit appris ce que je penſe de la nature éternelle & inalterable du Juſte et de l’Injuſte, & ce que c’eſt que je nomme Vertu & Vice : & s’il eût pris garde que dans l’endroit qu’il cite, je rapporte ſeulement comme un point de fait, ce que c’eſt que d’autres appellent Vertu & Vice, il n’y auroit pas trouvé matiére à aucune cenſure conſiderable. Car je ne croi pas me mécompter beaucoup en diſant qu’une des Règles qu’on prend dans ce Monde pour fondement ou meſure d’une Relation Morale, c’eſt l’eſtime & la reputation qui eſt attachée à diverſes ſortes d’actions en differentes Sociétez d’hommes en conſéquence dequoi ces actions ſont appelées Vertus & Vices : & quelque fond que le ſavant M. Lowde faſſe ſur ſon vieux Dictionnaire Anglois, j’oſe dire (ſi j’étois obligé d’en appeller à ce Dictionnaire) qu’il ne lui enſeignera nulle part, que la même action n’eſt pas autoriſée dans un endroit du Monde ſous le nom de Vertu, & diffamé dans un autre endroit où elle paſſe pour Vice & en porte le nom. Tout ce que j’ai fait, ou qu’on peut mettre ſur mon compte pour en conclurre que je change le Vice en Vertu & la Vertu en Vice, c’eſt d’avoir remarqué que les hommes impoſent les noms de Vertu & de Vice ſelon cette règle de reputation. Mais le bon homme fait bien d’être aux aguets ſur ces ſortes de matiéres. C’eſt un emploi convenable à sa Vocation. Il a raison de prendre l’allarme à la ſeule vûë des expreſſions qui priſes à part & en elles-mêmes peuvent être suspectes & avoir quelque choſe de choquant.

C’eſt en conſideration de ce zèle permis à un homme de ſa Profeſſion que je l’excuſe de citer, comme il fait, ces paroles de mon Livre (pag. 282. §. 11). « Les docteurs inſpirez n’ont pas même fait difficulté dans leurs exhortations d’en appeller à la commune reputation ; Que toutes les choſes qui ſont aimables, dit S. Paul, que toutes les choſes qui ſont de bonne renommée, s’il y a quelque vertu & quelque louange, penſez à ces choſes, Phil. Ch. IV. vſ. 8. ſans prendre connoiſſance de celles-ci qui précedent immédiatement & qui leur ſervent d’introduction », Ce qui fit que parmi la dépravation même des mœurs, les véritables bornes de la Loi de Nature qui doit être la Régle de la Vertu & du Vice, furent aſſez bien conſervées ; de ſorte que les Docteurs inſpirez n’ont pas même fait difficulté &c. Paroles qui montrent viſiblement, auſſi bien que le reſte du Paragraphe que je n’ai pas cité ce paſſage de S. Paul, pour prouver que la reputation & la coutume de chaque Société particuliére conſiderée en elle-même ſoit la règle générale de ce que les hommes appellent Vertu & Vice par tout le Monde, mais pour faire voir que, ſi cette coutume étoit effectivement la règle de la Vertu & du Vice, cependant pour les raiſons que je propoſe dans cet endroit, les hommes pour l’ordinaire ne s’éloigneroient pas beaucoup dans les dénominations qu’ils donneroient à leurs actions conſiderées dans ce rapport, de la Loi de la Nature qui eſt la Règle conſtante & inalterable, par laquelle ils doivent juger de la rectitude des mœurs & de leur dépravation, pour leur donner en conſéquence de ce jugement, les dénominations de Vertu ou de Vice. Si M. Lowde eût conſideré cela, il auroit vû qu’il ne pouvoit pas tirer un grand avantage de citer ces paroles dans un ſens que je ne leur ai pas donné moi-même ; & ſans doute qu’il ſe ſeroit épargné l’explication qu’il y ajoûte, laquelle n’étoit pas fort néceſſaire. Mais j’eſpére que cette ſeconde Edition le ſatisfera ſur cet article, & que conſiderant la maniére dont j’exprime à préſent ma penſée, il ne pourra s’empêcher de voir qu’il n’avoit aucun ſujet d’en prendre ombrage.

Quoi que je ſois contraint de m’éloigner de ſon ſentiment ſur le ſujet de ces apprehenſions qu’il étale ſur la fin de ſa Préface, à l’égard de ce que j’ai dit de la Vertu & du Vice, nous ſommes pourtant mieux d’accord qu’il ne penſe, ſur ce qu’il dit dans ſon Chapitre troiſiéme pag. 78.[1] De l’inſcription naturelle & des notions innées. Je ne veux pas lui refuſer le privilége qu’il s’attribuë (pag. 52.) de poſer la Queſtion comme il le trouvera à propos, & ſurtout puiſqu’il la poſe de telle maniére qu’il n’y met rien de contraire à ce que j’ai dit moi-même ; car ſuivant lui, les Notions innées ſont des choſes conditionnelles qui dépendent du concours de pluſieurs autres circonſtances pour que l’Ame les ** Exerat, en Latin. Nous n’avons point à mon avis, de mot François qui exprime exactement la ſignification de ce terme latin. Les Anglois l’ont adopté dans leur Langue, car ils ſe servent du mot exert qui vient du mot Latin exerere & signifie préciſément la même choſe.
Exerere.
faſſe paroître : tout ce qu’il dit en faveur des Notions innées, imprimées, gravées (car pour les Idées innées il n’en dit pas un ſeul mot) ſe réduit enfin à ceci : Qu’il y a certaines Propoſitions qui, quoi qu’inconnuës à l’Ame dans le commencement, dès que l’homme eſt né, peuvent pourtant venir à ſa connoiſſance dans la ſuite par l’aſſiſtance qu’elle tire des Sens extérieurs & de quelque culture précedente, de ſorte qu’elle ſoit certainement aſſûrée de leur vérité, ce qui dans le fond n’emporte autre choſe que ce que j’ai avancé dans mon Prémier Livre. Car je ſuppose que par cet acte qu’il attribuë à l’Ame de † faire paroître ces notions, il n’entend autre choſe que commencer de les connoître : autrement, ce ſera, à mon égard, une expreſſion tout-à-fait inintelligible, ou du moins très-impropre, à mon avis, dans cette occaſion, où elle nous donne le change en nous inſinuant en quelque maniére, que ces Notions ſont dans l’Eſprit avant que l’Eſprit les faſſe paroître, c’eſt-à-dire avant qu’elles lui ſoient connuës : au lieu qu’avant que ces Notions ſoient connuës à l’Eſprit, il n’y a effectivement autre choſe dans l’Eſprit qu’une capacité de les connoître lorſque le concours de ces circonſtances que cet ingenieux Auteur juge néceſſaire, pour que l’Ame faſſe paroitre ces Notions, nous les fait connoître.

Je trouve qu’il s’exprime ainſi à la page 52. Ces Notions naturelles ne ſont pas imprimées de telle ſorte dans l’Ame qu’elles ** Seipſas exerant. ſe produiſent elles-mêmes, néceſſairement (même dans les Enfants & les Imbecilles) ſans aucune aſſiſtance des Sens extérieurs, ou ſans le ſecours de quelque culture précedente. Il dit ici qu’elles ſe produisent elles-mêmes & à la page 78. que c’eſt l’Ame qui les fait paroître. Quand il aura expliqué à lui-même ou aux autres ce qu’il entend par cet acte de l’Ame qui fait paroître les Notions innées, ou par ces Notions qui ſe produiſent elles-mêmes, & ce que c’eſt que cette culture précedente & ces circonſtances requiſes pour que les Notions innées ** Exerantur. ſoient produites, il trouvera, je penſe, qu’excepté qu’il appelle produire des Notions ce que je nomme dans un ſtile plus commun connoître, il y a peu de différence entre ſon ſentiment & le mien ſur cet article, que j’ai raiſon de croire qu’il n’a inſeré mon nom dans ſon Ouvrage que pour avoir le plaiſir de parler obligeamment de moi, car j’avoûë avec des ſentimens d’une véritable reconnoiſſance que par-tout où il a parlé de moi, il l’a fait, auſſi bien que d’autres Ecrivains, en m’honorant d’un tître ſur lequel je n’ai aucun droit.

C’eſt là ce que je jugeai néceſſaire de dire ſur la ſeconde Edition de cet Ouvrage, & voici ce que je ſuis obligé d’ajoûter préſentement.

Le Libraire ſe diſpoſant à publier[2] une Quatriéme Edition de mon Eſſai, m’en donna avis, afin que je puſſe faire les Additions ou les Corrections que je jugerois à propos, ſi j’en avois le loiſir. Sur quoi il ne ſera pas inutile d’avertir le Lecteur, qu’outre pluſieurs corrections que j’ai fait çà & là dans tout l’Ouvrage, il y a un changement dont je croi qu’il eſt néceſſaire de dire un mot dans cet endroit, parce qu’il ſe répand ſur tout le Livre & qu’il importe de le bien comprendre.

On parle fort ſouvent d’Idées claires & diſtinctes : rien n’eſt plus ordinaire que ces termes. Mais quoi qu’ils ſoient communément dans la bouche des hommes, j’ai raiſon de croire que tous ceux qui s’en ſervent, ne les entendent pas parfaitement. Et peut-être n’y a-t-il que quelques perſonnes çà & là qui prennent la peine d’examiner ces termes, juſques à connoître ce qu’eux ou les autres entendent préciſément par-là. C’eſt pourquoi j’ai mieux aimé mettre ordinairement au lieu des mots clair & distinct celui de déterminé, comme plus propre à faire comprendre à mes Lecteurs ce que je penſe ſur cette matiére. J’entens donc par une idée déterminée un certain Objet dans l’Eſprit, & par conſéquent un Objet déterminé, c’eſt-à-dire, tel qu’il y eſt vû & actuellement apperçu. C’eſt là, je penſe, ce qu’on peut commodément appeller une Idée déterminée, lorſque telle qu’elle eſt objectivement dans l’Eſprit en quelque temps que ce ſoit, & qu’elle y eſt, par conſéquent, déterminée, elle eſt attachée & fixée ſans aucune variation à un certain nom ou ſon articulé qui doit être conſtamment le ſigne de ce même objet de l’Eſprit, de cette Idée préciſe & déterminée.

Pour expliquer ceci d’une maniére un peu plus particuliére ; lorſque ce mot déterminé eſt appliqué à une Idée ſimple, j’entens par-là cette ſimple apparence que l’Eſprit a, pour ainſi dire, devant les yeux, ou qu’il aperçoit en ſoi-même lorſque cette Idée eſt dite être en lui. Par le même terme, appliqué à une Idée complexe, j’entens une Idée compoſée d’un nombre déterminé de certaines Idées ſimples, ou d’Idées moins complexes, unies dans cette proportion & ſituation où l’Eſprit la conſidere préſente à ſa vûë, ou la voit en lui-même, lorſque cette Idée y eſt ou devroit y être préſente, lorſqu’elle eſt déſignée par un certain nom déterminé. Je dis qu’elle devroit être préſente, parce que, bien loin que chacun ait ſoin de n’employer aucun terme avant que d’avoir vû dans ſon Eſprit l’idée préciſe & déterminée dont il veut qu’il ſoit le ſigne, il n’y a preſque perſonne qui deſcende dans cette grande exactitude. C’eſt pourtant ce défaut d’exactitude qui répand tant d’obſcurité & de confuſion dans les penſées & dans les diſcours des hommes.

Je ſai qu’il n’y a point de Langue aſſez fertile pour exprimer par certains mots particuliers toute cette variété d’Idées qui entrent dans les Diſcours & les raiſonnemens des hommes. Mais cela n’empêche pas que lorſqu’un homme employe un mot dans un diſcours, il ne puiſſe avoir dans l’Eſprit une Idée déterminée dont il le faſſe ſigne, & à laquelle il devroit le tenir conſtamment attaché toutes les fois qu’il le fait entrer dans ce diſcours. Et lorſqu’il ne le fait pas, ou qu’il eſt dans l’impuiſſance de le faire, c’eſt en vain qu’il prétend à des Idées claires & distinctes ; il eſt viſible que les ſiennes ne le ſont pas. Et par conſéquent partout où l’on employe des termes auxquels on n’a point attaché de telles idées déterminées, il n’y a que confuſion & obſcurité à attendre.

Sur ce fondement, j’ai crû que ſi je donnois aux Idées l’épithete de déterminées, cette expreſſion ſeroit moins ſujette à être mal interpretée que ſi je les appellois claires & diſtinctes. J’ai choiſi ce terme pour deſigner prémiérement, tout Objet que l’Eſprit apperçoit immédiatement, & qu’il a devant lui comme diſtinct du ſon qu’il employe pour en être le ſigne ; & en ſecond lieu, pour donner à entendre que cette Idée ainſi déterminée, c’eſt-à-dire que l’Eſprit a en lui-même, qu’il connoit & voit comme y étant actuellement, eſt attachée ſans aucun changement, à un tel nom, & que ce nom deſigne préciſément cette idée. Si les hommes avoient de telles Idées déterminées dans leurs Diſcours & dans les Recherches où ils s’engagent, ils verroient bien-tôt juſqu’où s’étendent leurs Recherches & leurs découvertes ; & en même temps ils éviteroient la plus grande partie des Disputes & des Querelles qu’ils ont avec les autres hommes : car la plûpart des Questions & des Controverſes qui embarraſſent l’Eſprit des hommes, ne roulent que ſur l’uſage douteux & incertain qu’ils font des mots, ou (ce qui eſt la même choſe) ſur les idées vagues & indéterminées qu’ils leur font ſignifier.

  1. Il y a dans l’Anglois, Natural inſcription. Je croi qu’il eſt bon de conſerver en François cette expreſſion, quelque étrange qu’elle paroiſſe. Comme l’Auteur de cette Objection n’entendoit peut-être pas trop bien ce qu’il vouloit dire par-là, je ne dois pas l’exprimer plus nettement que lui.
  2. C’eſt ſur cette Quatriéme Edition qu’a été faite la prémiere Edition Françoiſe de cet Ouvrage, imprimée en 1700.