Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 16

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 546-555).


CHAPITRE XVI.

Des Degrez d’Aſſentiment.


§. 1.Notre Aſſentiment doit être réglé par les fondemens de Probabilité.
COmme les fondemens de Probabilité que nous avons propoſé dans le Chapitre précedent, ſont la baſe ſur quoi notre Aſſentiment eſt bâti, ils ſont auſſi la meſure par laquelle ſes différens dégrez ſont ou doivent être réglez. Il faut ſeulement prendre garde que quelques fondemens de probabilité qu’il puiſſe y avoir, ils n’operent pourtant pas ſur un Eſprit appliqué à chercher la Vérité & à juger droitement, au de-là de ce qu’ils paroiſſent, du moins dans le prémier Jugement de l’Eſprit, ou dans la prémiére recherche qu’il fait. J’avoûë qu’à l’égard des opinions que les hommes embraſſent dans le Monde & auxquelles ils s’attachent le plus fortement, leur aſſentiment n’eſt pas toûjours fondé ſur une vûë actuelle des Raiſons qui ont prémiérement prévalu ſur leur Eſprit ; car en pluſieurs rencontres il eſt preſque impoſſible, & dans la plûplart très-difficile, à ceux-là même qui ont une Mémoire admirable, de retenir toutes les preuves qui les ont engagez, après un légitime examen, à ſe déclarer pour un certain ſentiment. Il ſuffit qu’une fois ils ayent épluché la matiére ſincerement & avec ſoin, autant qu’il étoit en leur pouvoir de le faire, qu’ils ſoient entrez dans l’examen de toutes les choſes particulières qu’ils pouvoient imaginer qui répandroient quelque Lumiére ſur la Queſtion, & qu’avec toute l’adreſſe dont ils ſont capables, ils ayent, pour ainſi dire, arrêté le compte, ſur toutes les preuves qui ſont venuës à leur connoiſſance. Ayant ainſi découvert une fois de quel côté il leur paroît que ſe trouve la Probabilité, après une recherche auſſi parfaite & auſſi exacte qu’ils ſoient capables de faire, ils impriment dans leur Mémoire la concluſion de cet examen, comme une vérité qu’ils ont découverte ; & pour l’avenir ils ſont convaincus ſur le témoignage de leur Mémoire, que c’eſt-là l’opinion qui mérite tel ou tel dégré de leur aſſentiment, en vertu des preuves ſur leſquelles ils l’ont trouvée établie.

§. 2.Tous ne ſauroient être toûjours actuellement préſens à l’Eſprit ; nous devons nous contenter de nous ſouvenir que nous avons vû une fois un fondement ſuffiſant pour un tel dégré d’Aſſentiment. C’eſt-là tout ce que la plus grande partie des hommes ne peuvent faire pour régler leurs opinions & leurs jugemens, à moins qu’on ne veuille exiger d’eux qu’ils retiennent dans leur Mémoire toutes les preuves d’une vérité probable, dans le même ordre & dans cette ſuite réguliére de conſéquences dans laquelle ils les ont placées ou vûës auparavant, ce qui peut quelquefois remplir un gros Volume ſur une ſeule Queſtion ; ou qu’ils examinent chaque jour les preuves de chaque opinion qu’ils ont embraſſée : deux choſes également impoſſibles. On ne peut éviter dans ce cas de ſe repoſer ſur ſa Mémoire ; & il eſt d’une abſoluë néceſſité que les hommes ſoient perſuadez de pluſieurs opinions dont les preuves ne ſont pas actuellement préſentes à leur Eſprit, & même qu’ils ne ſont peut-être pas capables de rappeller. Sans cela, il faut, ou que la plûpart des hommes ſoit fort Pyrrhoniens, ou que changeant d’opinion à tout moment, ils ſe rangent du parti de tout homme qui ayant examiné la Queſtion depuis peu, leur propoſe des Argumens auxquels ils ne ſont pas capables de répondre ſur le champ, faute de mémoire.

§. 3.Dangereuſe conſéquence de cette conduite, ſi notre prémier Jugement n’a pas été bien fondé. Je ne puis m’empêcher d’avoûer, que ce que les hommes adherent ainſi à leurs Jugemens précedens & s’attachent fortement aux concluſions qu’ils ont une fois formées, eſt ſouvent cauſe qu’ils ſont fort obſtinez dans l’Erreur. Mais la faute ne vient pas de ce qu’ils ſe repoſent ſur leur Mémoire, à l’égard des choſes dont ils ont bien jugé auparavant, mais de ce qu’auparavant ils ont jugé qu’ils avoient bien examiné avant que de ſe déterminer. Combien y a-t-il de gens, (pour ne pas mettre dans ce rang la plus grande partie des hommes) qui penſent avoir formé des Jugemens droits ſur différentes matieres, par cette ſeule raiſon qu’ils n’ont jamais penſé autrement, qui s’imaginent avoir bien jugé par cela ſeul qu’ils n’ont jamais mis en queſtion ou examiné leurs propres opinions ? Ce qui dans le fond ſignifie qu’ils croyent juger droitement, parce qu’ils n’ont jamais fait aucun uſage de leur Jugement à l’égard de ce qu’ils croyent. Cependant ces gens-là ſont ceux qui ſoûtiennent leurs ſentimens avec le plus d’opiniâtreté ; car en général ceux qui ont le moins examiné leurs propres opinions, ſont les plus emportez & les plus attachez à leur ſens. Ce que nous connoiſſons une fois, nous ſommes certains qu’il eſt tel que nous le connoiſſons ; & nous pouvons être aſſûrez qu’il n’y a point de preuves cachées qui puiſſent renverſer notre Connoiſſance, ou la rendre douteuſe. Mais en fait de Probabilité, nous ne ſaurions être aſſûrez, que dans chaque cas nous ayions devant les yeux tous les points particuliers qui touchent la Queſtion par quelque endroit, & que nous n’ayions ni laiſſé en arriere, ni oublié de conſiderer quelque preuve dont la ſolidité pourroit faire paſſer la probabilité de l’autre côté, & contrebalancer tout ce qui nous a paru juſqu’alors de plus grand poids. A peine y a-t-il dans le Monde un ſeul homme qui ait le loiſir, la patience, & les moyens d’aſſembler toutes les preuves qui peuvent établir la plûpart des opinions qu’il a, en ſorte qu’il puiſſe conclurre ſûrement qu’il en a une idée claire & entiére, & qu’il ne lui reſte plus rien à ſavoir pour une plus ample inſtruction. Cependant nous ſommes contraints de nous déterminer d’un côté ou d’autre. Le ſoin de notre vie & de nos plus grands intérêts ne ſauroit ſouffrir du delai ; car ces choſes dépendent pour la plûpart de la détermination de notre Jugement ſur des articles où nous ne ſommes pas capables d’arriver à une connoiſſance certaine & démonſtrative, & où il eſt abſolument néceſſaire que nous nous rangions d’un côté ou d’autre.

§. 4.Le véritable uſage qu’on en doit faire c’eſt d’avoir de la charité & de la tolerance les uns pour les autres. Puis donc que la plus grande partie des hommes, pour ne pas dire tous, ne ſauroient éviter d’avoir divers ſentimens ſans être aſſûrez de leur vérité par des preuves certaines & indubitables, & que d’ailleurs on regarde comme une grande marque d’ignorance, de légéreté ou de folie, dans un homme de renoncer aux opinions qu’il a dejà embraſſées, dès qu’on vient à lui oppoſer quelque argument dont il ne peut montrer la foibleſſe ſur le champ, ce ſeroit, je penſe, une choſe bien-ſéante aux hommes de vivre en paix & de pratiquer entr’eux les communs devoirs d’humanité & d’amitié parmi cette diverſité d’opinions qui les partage : puiſque nous ne pouvons pas attendre raiſonnablement que perſonne abandonne promptement & avec ſoûmiſſion ſes propres ſentimens, pour embraſſer les nôtres avec une aveugle déference à une Autorité que l’Entendement de l’Homme ne reconnoit point. Car quoi que l’Homme puiſſe tomber ſouvent dans l’Erreur, il ne peut reconnoître d’autre guide que la Raiſon, ni ſe ſoûmettre aveuglément à la volonté & aux déciſions d’autrui. Si celui que vous voulez attirer dans vos ſentimens, eſt accoûtumé à examiner avant que de donner ſon conſentement, vous devez lui permettre de repaſſer à loiſir ſur le ſujet en queſtion, de rappeler ce qui lui en eſt échappé de l’Eſprit, d’en examiner toutes les parties, & de voir de quel côté panche la balance ; & s’il ne croit pas que vos Argumens ſoient aſſez importans pour devoir l’engager de nouveau dans une diſcuſſion ſi pénible, c’eſt ce que nous faiſons ſouvent nous-mêmes en pareil cas ; & nous trouverions fort mauvais que d’autres vouluſſent nous preſcrire quels articles nous devrions étudier. Que s’il eſt de ces gens qui ſe rangent à telle ou telle opinion au hazard & ſur la fois d’autrui, comment pouvons-nous croire qu’il renoncera à des Opinions, que le temps & la coûtume ont ſi fort enracinées dans ſon Eſprit, qu’il les croit évidentes par elles-mêmes, & d’une certitude indubitable, ou qu’il les regarde comme autant d’impreſſions qu’il a reçuës de Dieu même, ou de Perſonnes envoyées de la part de Dieu ? Comment, dis-je, pouvons-nous eſperer que les Argumens ou l’Autorité d’un etranger ou d’un Adverſaire détruiront des Opinions ainſi établies, ſur-tout, s’il y a lieu de ſoupçonner que cet Adverſaire agit par intérêt ou dans quelque deſſein particulier, ce que les hommes ne manquent jamais de ſe figurer lorſqu’ils ſe voyent mal-traitez ? Le parti que nous devrions prendre dans cette occaſion, ce ſeroit d’avoir pitié de notre mutuelle Ignorance, & de tâcher de la diſſiper par toutes les voyes douces & honnêtes dont on peut s’aviſer pour éclairer l’Eſprit, & non pas de mal-traiter d’abord les autres comme des gens obſtinez & pervers, parce qu’ils ne veulent point abandonner leurs opinions & embraſſer les nôtres, ou du moins celles que nous voudrions les forcer de recevoir, tandis qu’il eſt plus que probable que nous ne ſommes pas moins obſtinez qu’eux en refuſant d’embraſſer quelques-uns de leurs ſentimens. Car où eſt l’homme qui a des preuves inconteſtables de la vérité de tout ce qu’il ſoûtient, ou de la fauſſeté de tout ce qu’il condamne, ou qui peut dire qu’il a examiné à fond toutes ſes opinions, ou toutes celles des autres hommes ? La néceſſité où nous nous trouvons de croire ſans connoiſſance, & ſouvent même ſur de fort légers fondemens, dans cet état paſſager d’action & d’aveuglement où nous vivons ſur la Terre, cette néceſſité, dis-je, devroit nous rendre plus ſoigneux de nous inſtruire nous-mêmes, que de contraindre les autres à recevoir nos ſentimens. Du moins, ceux qui n’ont pas examiné parfaitement & à fond toutes leurs opinions, doivent avoûer qu’ils ne ſont point en état de preſcrire aux autres, & qu’ils agiſſent viſiblement contre la Raiſon en impoſant à d’autres hommes la néceſſité de croire comme une Vérité ce qu’ils n’ont pas examiné eux-mêmes, n’ayant pas peſé les raiſons de probabilité ſur leſquelles ils devroient le recevoir ou le rejetter. Pour ceux qui ſont entrez ſincerement dans cet examen, & qui par-là ſe ſont mis au deſſus de tout doute à l’égard de toutes les Doctrines qu’ils profeſſent, & ſur lesquelles ils règlent leur conduite, ils pourroient avoir un plus juſte prétexte d’exiger que les autres ſe ſoûmiſſent à eux : mais ceux-là ſont en ſi petit nombre, & ils trouvent ſi peu de ſujet d’être déciſifs dans leur part : & l’on a raiſon de croire, que, ſi les hommes étoient mieux inſtruits eux-mêmes, ils ſeroient moins ſujets à impoſer aux autres leurs propres ſentimens.

§. 5.La Probabilité regarde ou des points de fait, ou de ſpeculation. Mais pour revenir aux fondemens d’aſſentimens & à ſes différens dégrez, il eſt à propos de remarquer que les Propoſitions que nous recevons ſur des motifs de Probabilité ſont de deux ſortes. Les unes regardent quelque exiſtence particuliére, ou, comme on parle ordinairement, des choſes de fait, qui dépendant de l’Obſervation peuvent être fondées ſur un témoignage humain ; & les autres concernent des choſes qui étant au delà de ce que nos Sens peuvent nous découvrir, ne ſauroient dépendre d’un pareil témoignage.

§. 6.Lorſque les expériences de tous les autres hommes s’accordent avec les nôtres, il en naît une aſſûrance qui approche de la Connoiſſance. A l’égard des Propoſitions qui appartiennent à la prémiére de ces choſes, je veux dire, à des faits particuliers, je remarque en prémier lieu, Que lorſqu’une choſe particuliére, conforme aux obſervations conſtantes faites par nous-mêmes & par d’autres en pareil cas, ſe trouve atteſtée par le rapport uniforme de tous ceux qui la racontent, nous la recevons auſſi aiſément & nous nous y appuyons auſſi fermement que ſi c’étoit une Connoiſſance certaine ; & nous raiſonnons & agiſſons en conſéquence, avec auſſi peu de doute que ſi c’étoit une parfaite démonſtration. Par exemple, ſi tous les Anglois qui ont occaſion de parler de l’Hyver paſſé, affirment qu’il géla alors en Angleterre, ou qu’on y vit des Hirondelles en Eté, je croi qu’un homme pourroit preſque auſſi peu douter de ces deux faits, que de cette Propoſition, ſept & quatre font onze. Par conſéquent, le prémier & le plus haut dégré de Probabilité, c’eſt lorſque le conſentement général de tous les hommes dans les ſiécles, autant qu’il peut être connu, concourt avec l’expérience conſtante & continuelle qu’un homme fait en pareil cas, à confirmer la vérité d’un Fait particulier atteſté par des Témoins ſincéres : telles ſont toutes les conſtitutions & toutes les propriétez communes des Corps, & la liaiſon réguliére des Cauſes des Effets qui paroît dans le cours ordinaire de la Nature. C’eſt ce que nous appellons un Argument pris de la nature des choſes mêmes. Car ce qui par nos conſtantes obſervations & celles des autres hommes s’eſt toûjours trouvé de la même maniére, nous avons raiſon de le regarder comme un effet de cauſes conſtantes & réguliéres, quoi que ces cauſes ne viennent pas immédiatement à notre connoiſſance. Ainſi, Que le Feu ait échauffé un homme, Qu’il ait rendu du Plomb fluide, & changé la couleur ou la conſiſtance du Bois ou du Charbon, Que le Fer ait coulé au fond de l’Eau & nagé ſur le vif-argent ; ces Propoſitions & autres ſemblables ſur des faits particuliers, étant conformes à l’expérience que nous faiſons nous-mêmes auſſi ſouvent que l’occaſion s’en préſente ; étant généralement regardées par ceux qui ont occaſion de parler de ces matiéres, comme des choſes ſe trouvent toûjours ainſi, ſans que perſonne s’aviſe jamais de les mettre en queſtion, nous n’avons aucun droit de douter qu’une Relation qui aſſûre que telle choſe a été, ou que toute affirmation qui poſe qu’elle arrivera encore de la même maniére, ne ſoit véritable. Ces ſortes de Probabilitez approchent ſi fort de la Certitude, qu’elles règlent nos penſées auſſi abſolument, & ont une influence auſſi entiére ſur nos actions, que la Démonſtration la plus évidente ; & dans ce qui nous concerne, nous ne faiſons que peu ou point de différence entre de telles Probabilitez, & une connoiſſance certaine. Notre Croyance ſe change en Aſſurance, lorſqu’elle eſt appuyée ſur de tels fondemens.

§. 7.Un témoignage & une Expérience qu’on ne peut révoquer en doute produit pour l’ordinaire la confiance. Le dégré ſuivant de Probabilité, c’eſt lorſque je trouve par ma propre expérience & par le rapport unanime de tous les autres hommes qu’une choſe eſt la plûpart du temps telle que l’exemple, l’Hiſtoire nous apprenant dans tous les âges, & ma propre expérience me confirmant autant que j’ai occaſion de l’obſerver, que la plûpart des hommes préferent leur intérêt particulier à celui du Public, ſi tous les Hiſtoriens qui ont écrit de Tibere, diſent que Tibere en a uſé ainſi, cela eſt probable. Et en ce cas, notre aſſentiment eſt aſſez bien fondé pour s’élever juſqu’à un dégré qu’on peut appeller confiance.

§. 8.Un Témoignage non ſuſpect & la nature de la choſe qui eſt indifférente, produit auſſi une ferme croyance. En troiſiéme lieu, dans des choſes qui arrivent indifféremment, comme qu’un Oiſeau vole de ce côté ou de celui-là, qu’il tonne à la main droite ou à la main gauche d’un homme, &c. lorſqu’un fait particulier de cette nature eſt atteſté par le témoignage uniforme de Témoins non-ſuſpects, nous ne pouvons pas éviter non plus d’y donner notre conſentement. Ainſi, qu’il y ait en Italie une ville appelée Rome, que dans cette Ville il ait vécu il y a environ 1700 ans un homme nommé Jules Céſar ; que cet homme fut Général d’Armée, & qu’il gagna une Bataille contre un autre Général nommé Pompée, quoi qu’il n’y ait rien dans la nature des choſes pour ou contre ces Faits, cependant comme ils ſont rapportez par des hiſtoriens dignes de foi & qui n’ont été contredits par aucun Ecrivain, un homme ne ſauroit éviter de les croire ; & il n’en peut non plus douter, qu’il doute de l’exiſtence & des actions des perſonnes de ſa connoiſſance dont il eſt témoin lui-même.

§. 9.Des Expériences & des Témoignages qui ſe contrediſent diverſifient à l’infini les dégrez de Probabilité. Juſque-là, la choſe eſt aſſez aiſée à comprendre. La Probabilité établie ſur de tels fondemens emporte avec elle un ſi grand dégré d’évidence qu’elle détermine naturellement le Jugement, & nous laiſſe auſſi peu en liberté de croire ou de ne pas croire, qu’une Démonſtration laiſſe en liberté de connoître ou de ne pas connoître. Mais où il y a de la difficulté, c’eſt lorſque les Témoignages contrediſent la commune expérience, & que les Relations hiſtoriques & les témoins ſe trouvent contraires au cours ordinaire de la Nature, ou entr’eux. C’eſt là qu’il faut de l’application & de l’exactitude pour former un Jugement droit, & pour proportionner notre aſſentiment à la différente probabilité de la choſe, lequel aſſentiment hauſſe ou baiſſe ſelon qu’il eſt favoriſé ou contredit par ces deux fondemens de credibilité, je veux dire l’obſervation ordinaire en pareil cas, & les témoignages particuliers dans tel ou tel exemple. Ces deux fondemens de credibilité ſont ſujets à une ſi grande variété d’obſervations, de circonſtances & de rapports contraires, à tant de différentes qualifications, temperamens, deſſeins, négligences, &c. de la part des Auteurs de la Relation, qu’il eſt impoſſible de réduire à des règles préciſes les différens dégrez ſelon leſquels les hommes donnent leur aſſentiment. Tout ce qu’on peut dire en général, c’eſt que les raiſons & les preuves qu’on peut apporter pour & contre, étant une fois ſoûmiſes à un examen légitime où l’on peſe exactement chaque circonſtance particuliére, doivent paroître ſur le tout l’emporter plus ou moins d’un côté que de l’autre : ce qui les rend propres à produire dans l’Eſprit ces différens dégrez d’aſſentiment, que nous appelons croyance, conjecture, doute, incertitude, défiance, &c.

§. 10.Les Témoignages connus par Tradition, plus ils ſont éloignez, plus foible eſt la preuve qu’on en peut tirer. Voilà ce qui regarde l’aſſentiment dans des matiéres qui dépendent du témoignage d’autrui : ſur quoi je penſe qu’il ne ſera pas hors de propos de prendre connoiſſance d’une Règle obſervée dans la Loi d’Angleterre, qui eſt que, quoi que la Copie d’un Acte, reconnuë authentique par des Témoins, ſoit une bonne preuve, cependant la copie d’une Copie, quelque bien atteſtée qu’elle ſoit & par les témoins les plus accréditez, n’eſt jamais admiſe pour preuve en Jugement. Cela paſſe ſi généralement pour une pratique raiſonnable, & conforme à la prudence & aux ſages précautions que nous devons employer dans nos recherches ſur des matiéres importantes, que je ne l’ai pas encore ouï blâmer de perſonne. Or ſi cette pratique doit être reçüe dans les déciſions qui regardent le Juſte & l’Injuſte, on en peut tirer cette obſervation qu’un Témoignage a moins de force & d’autorité, à meſure qu’il eſt plus éloigné de la vérité originale. J’appelle vérité originale, l’être & l’exiſtence de la choſe même. Un homme digne de foi venant à témoigner qu’une choſe lui eſt connuë, eſt une bonne preuve ; mais ſi une autre perſonne également croyable, la témoigne ſur le rapport de cet homme, le témoignage eſt plus foible ; & celui d’un troiſiéme qui certifie un ouï-dire d’un ouï-dire, eſt encore moins conſiderable ; de ſorte que dans des véritez qui viennent par tradition, chaque dégré d’éloignement de la ſource affoiblit la force de la preuve ; & à meſure qu’une Tradition paſſe ſucceſſivement par plus de mains, elle a toûjours moins de force & d’évidence. J’ai crû qu’il étoit néceſſaire de faire cette remarque, parce que je trouve qu’on en uſe ordinairement d’une maniére directement contraire parmi certaines gens chez qui les Opinions acquiérent de nouvelles forces en vieilliſſant, de ſorte qu’une choſe qui n’auroit point du tout paru probable il y a mille ans à un homme raiſonnable, contemporain de celui qui la certifia le prémier, paſſe préſentement dans leur Eſprit pour certaine & tout-à-fait indubitable, parce que depuis ce temps-là pluſieurs perſonnes l’ont rapportée ſur ſon témoignage les uns après les autres. C’eſt ſur ce fondement que des Propoſitions évidemment fauſſes, ou aſſez certaines dans leur commencement, viennent à être regardées comme autant de véritez authentiques, par une Règle de probabilité priſe à rebours, de ſorte qu’on ſe figure que celles qui ont trouvé ou mérité peu de créance dans la bouche de leurs prémiers Auteurs, deviennent vénérables par l’âge ; & l’on y inſiſte comme ſur des choſes inconteſtables.

§. 11.L’Hiſtoire eſt d’un grand uſage. Je ne voudrois pas qu’on s’allât imaginer que je prétens ici diminuer l’autorité & l’uſage de l’Hiſtoire. C’eſt elle qui nous fournit toute la lumiére que nous avons en pluſieurs cas ; & c’eſt de cette ſource que nous recevons avec une évidence convaincante une grande partie des véritez utiles qui viennent à notre Connoiſſance. Je ne vois rien de plus eſtimable que les Mémoires qui nous reſtent de l’Antiquité ; & je voudrois bien que nous en euſſions un plus grand nombre, & qui fuſſent moins corrompus. Mais c’eſt la Vérité qui me force à dire que nulle Probabilité ne peut s’élever au-deſſus de ſon prémier Original. Ce qui n’eſt appuyé que ſur le témoignage d’un ſeul Témoin, doit uniquement ſe ſoûtenir ou être détruit par ſon témoignage, qu’il ſoit bon, mauvais ou indifférent ; & quoi que cent autres perſonnes le citent enſuite les uns après les autres, tant s’en faut qu’il reçoive par-là quelque nouvelle force, qu’il n’en eſt que plus foible. La paſſion, l’intérêt, l’inadvertance, une fauſſe interpretation du ſens de l’Auteur, & mille raiſons bizarres par où l’eſprit des hommes eſt déterminé, & qu'il eſt impoſſible de découvrir, peuvent faire qu’un homme cite à faux les paroles ou le ſens d’un autre homme. Quiconque s’eſt un peu appliqué à examiner les citations des Ecrivains, ne peut pas douter que les citations ne méritent peu de créance lorſque les originaux viennent à manquer, & par conſéquent qu’on ne doive ſe fier encore moins à des citations de citations. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que ce qui a été avancé dans un ſiécle ſur de légers fondemens, ne peut jamais acquérir plus de validité dans les ſiécles ſuivans, pour être repeté pluſieurs fois. Mais au contraire, plus il eſt éloigné de l’original, moins il y a de force, car il devient toûjours moins conſiderable dans la bouche ou dans les Ecrits de celui qui s’en eſt ſervi le dernier, que dans la bouche ou dans les Ecrits de celui de qui ce dernier l’a appris.

§. 12.Dans les choſes qu’on ne peut découvrir par les Sens, l’Analogie eſt la grande Règle de la Probabilité. Les Probabilitez dont nous avons parlé juſqu’ici, ne regardent que des matiéres de fait & des choſes capables d’être prouvées par obſervation & par témoignage. Il reſte une autre eſpèce de Probabilité qui appartient à des choſes ſur leſquelles les hommes ont des opinions, accompagnées de différens dégrez d’aſſentiment, quoi que ces choſes ſoient de telle nature que ne tombant pas ſous nos Sens, elles ne ſauroient dépendre d’aucun témoignage. Telles ſont, I. l’exiſtence, la nature & les opérations des Etres finis & immateriels qui ſont hors de nous, comme les Eſprits, les Anges, les Démons, &c. ou l’exiſtence des Etres materiels que nos Sens ne peuvent appercevoir à cauſe de leur petiteſſe ou de leur éloignement, comme de ſavoir s’il y a des Plantes, des Animaux & des etres Intelligens dans les Planetes & dans d’autres Demeures de ce vaſte Univers. 2. Tel eſt encore ce qui regarde la maniére d’operer dans la plûpart des parties des Ouvrages de la Nature où, quoi que nous voyions des Effets ſenſibles, leurs Cauſes nous ſont abſolument inconnuës, de ſorte que nous ne ſaurions appercevoir les moyens & la maniere dont ils ſont produits. Nous voyons que les Animaux ſont engendrez, nourris, & qu’ils ſe meuvent, que l’Aimant attire le Fer, & que les parties d’une Chandelle venant à ſe fondre ſucceſſivement, ſe changent en flamme, & nous donnent de la lumiére & de la chaleur. Nous voyons & connoiſſons ces Effets & autres ſemblables : mais pour ce qui eſt des Cauſes qui opérent, & de la maniére dont ils ſont produits, nous ne pouvons faire autre choſe que les conjecturer probablement. Car ces choſes & autres ſemblables ne tombant pas ſous nos Sens, ne peuvent être ſoûmiſes à leur examen, ou atteſtées par aucun homme ; & par conſéquent elles ne peuvent paroître plus ou moins probables, qu’entant qu’elles conviennent plus ou moins avec les véritez qui ſont établies dans notre Eſprit, & qu’elles ont du rapport avec les autres parties de notre Connoiſſance & de nos Obſervations. L’Analogie eſt le Seul ſecours que nous ayions dans ces matiéres ; & c’eſt de là ſeulement que nous tirons tous nos fondemens de Probabilité. Ainſi, ayant obſervé qu’un frottement violent de deux Corps produit de la Chaleur, & ſouvent meme du Feu, nous avons ſujet de croire que ce que nous appelons Chaleur & Feu conſiſte dans une certaine agitation violente des particules imperceptibles de la Matiére brûlante : obſervant de même que les différentes refractions des Corps pellucides excitent dans nos yeux différentes apparences de pluſieurs Couleurs, comme auſſi que la diverſe poſition & le différent arrangement des parties qui compoſent la ſurface de différens Corps comme du Velours, de la ſoye façonnée en ondes, &c. produit le même effet, nous croyons qu’il eſt probable que la couleur & l’éclat des Corps n’eſt autre choſe de la part des Corps, que le différent arrangement & la refraction de leurs particules inſenſibles. Ainſi, trouvant que dans toutes les parties de la Création qui peuvent être le ſujet des obſervations humaines, il y a une connexion graduelle de l’une à l’autre, ſans aucun vuide conſiderable, ou viſible, entre-deux, parmi toute cette diverſité de choſes que nous voyons dans les Mondes, qui ſont ſi étroitement liées enſemble, qu’en divers rangs d’Etres il n’eſt pas facile de découvrir les bornes qui ſeparent les uns des autres, nous avons tous ſujet de penſer que les choſes s’élevent auſſi vers la perfection peu à peu & par des dégrez inſenſibles. Il eſt mal-aiſé de dire où le Senſible & le Raiſonnable commence, & où l’Inſenſible & le Deraiſonnable finit ; & qui eſt-ce, je vous prie, qui a l’Eſprit aſſez pénétrant pour déterminer préciſement quel eſt le plus bas dégré des Choſes vivantes, & quel eſt le prémier de celles qui ſont deſtituées de vie ? Les choſes diminuent & augmentent, autant que nous ſommes capables de le diſtinguer, tout ainſi que la Quantité augmente ou diminuë dans un Cone régulier, où, quoi qu’il y ait une différence viſible entre la grandeur du Diametre, à des diſtances éloignées, cependant la différence qui eſt entre le deſſus & le deſſous lorſqu’ils ſe touchent l’un l’autre, peut à peine être diſcernée. Il y a une différence exceſſive entre certains hommes & certains Animaux Brutes : mais ſi nous voulons comparer l’Entendement & la capacité de certains hommes & de certaines Bêtes, nous y trouverons ſi peu de différence, qu’il ſera bien mal-aiſé d’aſſûrer que l’Entendement de l’Homme ſoit plus net ou plus étendu. Lors donc que nous obſervons une telle gradation inſenſible entre les parties de la Création depuis l’Homme juſqu’aux parties les plus baſſes qui ſont au deſſous de lui, la Règle de l’Analogie peut nous conduire à regarder comme probable, Qu’il y a une pareille gradation dans les choſes qui ſont au deſſus de nous & hors de la ſphére de nos Obſervations, & qu’il y a par conſéquent différens Ordres d’Etres Intelligens, qui ſont plus excellens que nous par différens dégrez de perfection en s’élevant vers la perfection infinie du Createur, à petit pas & par des différences, dont chacune eſt à une très-petite diſtance de celle qui vient immédiatement après. Cette eſpèce de probabilité qui eſt le meilleur guide qu’on ait pour les Expériences dirigées par la Raiſon, & le grand fondement des Hypotheſes raiſonnables, a auſſi ſes uſages & ſon influence : car un raiſonnement circonſpect, fondé ſur l’Analogie, nous mêne ſouvent à la découverte de véritez & de productions utiles qui ſans cela demeureroient enſevelies dans les ténèbres.

§. 13.I y a un cas où l’Expérience contraire ne diminuë pas la force du témoignage. Quoi que la commune Expérience & le cours ordinaire des Choſes ayent avec raiſon une grande influence ſur l’Eſprit des hommes, pour les porter à donner ou à refuſer leur conſentement à une choſe qui leur eſt propoſée à croire ; il y a pourtant un cas où ce qu’il y a d’étrange dans un Fait, n’affoiblit point l’aſſentiment que nous devons donner au témoignage ſincére ſur lequel il eſt fondé. Car lorſque de tels Evenemens ſurnaturels ſont conformes aux fins que ſe propoſe celui qui a le pouvoir de changer le cours de la Nature, dans un tel temps & dans de telles circonſtances ils peuvent être d’autant plus propres à trouver créance dans nos Eſprits qu’ils ſont plus au deſſus des obſervations ordinaires, ou même qu’ils y ſont plus oppoſez. Tel eſt juſtement le cas des Miracles qui étant une fois bien atteſtez, trouvent non ſeulement créance pour eux-mêmes, mais la communiquent auſſi à d’autres véritez qui ont beſoin d’une telle confirmation.

§. 14.Le ſimple Témoignage de la Revelation exclut tout doute, auſſi parfaitement que la Connoiſſance la plus certaine. Outre les Propoſitions dont nous avons parlé juſqu’ici, il y en a une autre Eſpèce qui fondée ſur un ſimple témoignage l’emporte ſur le dégré le plus parfait de notre Aſſentiment, ſoit que la choſe établie ſur ce témoignage convienne ou ne convienne point avec la commune Expérience, & avec le cours ordinaire des choſes. La raiſon de cela eſt que le témoignage de la part d’un Etre qui ne peut ni tromper ni être trompé, c’eſt-à-dire de Dieu lui-même ; ce qui emporte avec foi une aſſurance au deſſus de tout doute, & une évidence qui n’eſt ſujette à aucune exception. C’eſt là ce qu’on déſigne par le nom particulier de Revelation ; & l’aſſentiment que nous lui donnons s’appelle Foi, qui détermine auſſi abſolument notre Eſprit, & exclut auſſi parfaitement tout doute que notre Connoiſſance peut le faire ; car nous pouvons tout auſſi bien douter de notre propre exiſtence, que nous pouvons douter, ſi une Revelation qui vient de la part de Dieu, eſt véritable. Ainſi, la Foi eſt un Principe d’Aſſentiment & de certitude, ſûr, & établi ſur des fondemens inébranlables, & qui ne laiſſe aucun lieu au doute ou à l’heſitation. La ſeule choſe dont nous devons nous bien aſſûrer, c’eſt que telle & telle choſe eſt une Revelation divine, & que nous en comprenons le véritable ſens ; autrement, nous nous expoſerons à toutes les extravagances du Fanatiſme, & à toutes les erreurs que peuvent produire de faux Principes lors qu’on ajoûte foi à ce qui n’eſt pas une Revelation divine. C’eſt pourquoi dans ces cas-là, ſi nous voulons agir raiſonnablement, il ne faut pas que notre Aſſentiment ſurpaſſe le dégré d’évidence que nous avons, que ce qui en eſt l’objet eſt une Revelation divine, & que c’eſt là le ſens des termes par leſquels cette Revelation eſt exprimée. Si l’évidence que nous avons que c’eſt une Revelation, ou que c’en eſt là le vrai ſens, n’eſt que probable, notre Aſſentiment ne peut aller au delà de l’aſſûrance ou de la défiance que produit le plus ou le moins de la probabilité qui ſe trouve dans les Preuves. Mais je traiterai plus au long dans la ſuite, de la Foi & de la préſeance qu’elle doit avoir ſur les autres argumens propres à perſuader, lors que je la conſidererai telle qu’on la regarde ordinairement comme diſtinguée d’avec la Raiſon & miſe en oppoſition avec elle, quoi que dans le fond la Foi ne ſoit autre choſe qu’un Aſſentiment fondé ſur la Raiſon la plus parfaite.