Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 15

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 543-546).


CHAPITRE XV.

De la Probabilité.


§. 1.La Probabilité eſt l’apparence de la convenance ſur des preuves qui ne ſont pas infaillibles.
COmme la Démonſtration conſiſte à montrer la convenance ou la disconvenance de deux Idées, par l’intervention d’une ou de pluſieurs preuves qui ont entr’elles une liaiſon conſtante, immuable, & viſible ; de même la Probabilité n’eſt autre choſe que l’apparence d’une telle convenance ou disconvenance par l’intervention de preuves dont la connexion n’eſt point conſtante & immuable, ou du moins n’eſt pas apperçuë comme telle, mais eſt ou paroît être ainſi, le plus ſouvent, & ſuffit pour porter l’Eſprit à juger que la Propoſition eſt vraye ou fauſſe plûtôt que le contraire. Par exemple, dans la Démonſtration de cette vérité, Les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, un homme apperçoit la connexion certaine & immuable d’égalité qui eſt entre les trois Angles d’un Triangle, & les Idées moyennes dont on ſe ſert pour prouver leur égalité à deux Droits ; & ainſi, par une connoiſſance intuitive de la convenance de ou de la disconvenance des Idées moyennes qu’on employe dans chaque dégré de la déduction, toute la ſuite ſe trouve accompagnée d’une évidence qui montre clairement la convenance ou la disconvenance de ces trois Angles en égalité à deux Droits : & par ce moyen il y a une connoiſſance certaine que cela eſt ainſi. Mais un autre homme qui n’a jamais pris la peine de conſiderer cette Démonſtration, entendant affirmer à un Mathematicien, homme de poids, que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, y donne ſon conſentement, c’eſt-à-dire, le reçoit pour véritable : auquel cas le fondement de ſon Aſſentiment, c’eſt la Probabilité de la choſe, dont la preuve eſt pour l’ordinaire accompagnée de la vérité, l’homme ſur le témoignage duquel il reçoit, n’ayant pas accoûtumé d’affirmer une choſe qui ſoit contraire à ſa connoiſſance ou au deſſus de ſa connoiſſance, & ſur-tout dans ces ſortes de matiéres. Ainſi, ce qui lui fait donner ſon conſentement à cette Propoſition, Que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, ce qui l’oblige à ſuppoſer de la convenance entre ces Idées ſans connoître qu’elles conviennent effectivement, c’eſt la veracité de celui qui parle, laquelle il a ſouvent éprouvée en d’autres rencontres, ou qu’il ſuppoſe dans celle-ci.

§. 2.La Probabilité ſupplée au défaut de Connoiſſance. Parce que notre Connoiſſance eſt reſſerrée dans des bornes fort étroites, comme on l’a déja montré, & que nous ne ſommes pas aſſez heureux pour trouver certainement la vérité en chaque Choſe que nous avons occaſion de conſiderer ; la plûpart des Propoſitions qui ſont l’objet de nos penſées, de nos raiſonnemens, de nos diſcours, & même de nos actions, ſont telles que nous ne pouvons pas avoir une connoiſſance indubitable de leur vérité. Cependant, il en a quelques-unes qui approchent ſi fort que nous leur donnons notre aſſentiment avec autant d’aſſûrance, & que nous agiſſons avec autant de fermeté en vertu de cet aſſentiment, que ſi elles étoient démontrées d’une maniére infaillible, & que nous en euſſions une connoiſſance parfaite & certaine. Mais parce qu’il y a en cela des dégrez depuis ce qui eſt le plus près de la Certitude & de la Démonſtration juſqu’à ce qui eſt contraire à toute vraiſemblance & près des confins de l’impoſſible, & qu’il y a auſſi des dégrez d’Aſſentiment depuis une peine Aſſûrance juſqu’à la conjecture, au doute, & à la défiance ; je vais conſiderer préſentement (après avoir trouvé, ſi je ne me trompe, les bornes de la Connoiſſance & de la Certitude humaine) quels ſont les différens dégrez & fondemens de la Probabilité, & de ce qu’on nomme Foi ou Aſſentiment.

§. 3.Parce qu’elle nous fait préſumer que les choſes ſont véritables, avant que nous connoiſſions qu’elles le ſoient. La Probabilité eſt la vraiſemblance qu’il y a qu’une choſe eſt véritable, ce terme même déſignant une Propoſition pour la confirmation de laquelle il y a des preuves propres à la faire paſſer ou recevoir pour véritable. La maniére dont l’Eſprit reçoit ces ſortes de propoſitions, eſt ce qu’on nomme croyance, aſſentiment ou opinion ; ce qui conſiſte à recevoir une Propoſition pour véritable ſur des preuves qui nous perſuadent actuellement de la recevoir comme véritable, ſans que nous ayions une connoiſſance certaine qu’elle le ſoit effectivement. Et la différence entre la Probabilité & la Certitude, entre la Foi & la Connoiſſance, conſiſte en ce que dans toutes les parties de la Connoiſſance, il y a intuition, de ſorte que châque Idée immédiate, chaque partie de la deduction a une liaiſon viſible & certaine, au lieu qu’à l’égard de ce qu’on nomme croyance, ce qui me fait croire, eſt quelque choſe d’étranger à ce que je croi, quelque choſe qui n’y eſt pas joint évidemment par les deux bouts, & qui par-là ne montre pas évidemment la convenance ou la disconvenance des Idées en queſtion.

§. 4.Il y a deux fondemens de probabilité : 1. la conformité d’une choſe avec notre expérience ou 2. le témoignage de l’expérience des autres. Ainſi, la Probabilité étant deſtinée à ſuppléer au défaut de notre Connoiſſance & à nous ſervir de guide dans les endroits où la Connoiſſance nous manque, elle roule toûjours ſur des Propoſitions que quelques motifs nous portent à recevoir pour véritables ſans que nous connoiſſions certainement qu’elles le ſont. Et voici en peu de mots quels en ſont les fondemens.

Prémiérement, la conformité d’une choſe avec ce que nous connoiſſons, ou avec notre Expérience.

En ſecond lieu, le témoignage des autres appuyé ſur ce qu’ils connoiſſent, ou qu’ils ont expérimenté. On doit conſiderer dans le témoignage des autres, 1. le nombre ; 2. l’intégrité ; 3. l’habileté des témoins ; 4. le but de l’Auteur lorſque le témoignage eſt tiré d’un Livre ; 5. l’accord des parties de la Relation & ſes circonſtances ; 6. les témoignages contraires.

§ 5.Sur quoi il faut examiner toutes les convenances pour & contre, avant que de juger. Comme la Probabilité n’eſt pas accompagnée de cette évidence qui détermine l’Entendement d’une maniére infaillible & qui produit une connoiſſance certaine, il faut que pour agir raiſonnablement, l’Eſprit examine tous les fondemens de probabilité, & qu’il voye comment ils ſont plus ou moins, pour ou contre quelque Propoſition probable, afin de lui donner ou refuſer ſon conſentement : & après avoir dûement peſé les raiſons de part & d’autre, il doit la rejetter ou la recevoir avec un conſentement plus ou moins ferme, ſelon qu’il y a de plus grands fondemens de Probabilité d’un côté plûtôt que d’un autre.

Par exemple, ſi je vois moi-même un homme qui marche ſur la glace, c’eſt plus que probabilité, c’eſt connoiſſance : mais ſi une autre perſonne me dit qu’il a vû en Angleterre un homme qui au milieu d’un rude hyver marchoit ſur l’Eau durcie par le froid, c’eſt une choſe ſi conforme à ce qu’on voit arriver ordinairement, que je ſuis diſpoſé par la nature même de la choſe à y donner mon conſentement ; à moins que la relation de ce Fait ne ſoit accompagnée de quelque circonſtance qui le rende viſiblement ſuſpect. Mais ſi on dit la même choſe à une perſonne née entre les deux Tropiques, qui auparavant n’ait jamais vû ni ouï dire rien de ſemblable, en ce cas toute la Probabilité ſe trouve fondée ſur le témoignage du Rapporteur : & ſelon que les Auteurs de la Relation ſont en plus grand nombre, plus dignes de ſoi, & qu’ils ne ſont point engagez par leur intérêt à parler contre la vérité, le Fait doit trouver plus ou moins de créance dans l’Eſprit de ceux à qui il eſt rapporté. Néanmoins à l’égard d’un homme qui n’a jamais eu que des expériences entiérement contraires, & qui n’a jamais entendu parler de rien de pareil à ce qu’on lui raconte, l’autorité du témoin le moins ſuſpect ſera à peine capable de le porter à y ajoûter foi, comme on peut voir par ce qui arriva à un Ambaſſadeur Hollandois qui entretenant le Roi de Siam des particularitez de la Hollande dont ce Prince s’informoit, lui dit entr’autres choſes que dans ſon Païs l’Eau ſe durciſſoit quelquefois ſi fort pendant la ſaiſon la plus froide de l’année, que les hommes marchoient deſſus ; & que cette Eau ainſi durcie porteroit des Elephans s’il y en avoit : car ſur cela le Roi reprit, J’ai cru juſqu’ici les choſes extraordinaires que vous m’avez dites, parce que je vous prenois pour un homme d’honneur & de probité mais préſentement je ſuis aſſuré que vous mentez.

§. 6.Car tout cela eſt capable d’une grande varieté. C’eſt de ces fondemens que dépend la Probabilité d’une Propoſition ; & une Propoſition eſt en elle-même plus ou moins probable, ſelon que notre Connoiſſance, que la certitude de nos obſervations, que les expériences conſtantes & ſouvent réïterées que nous avons faites, que le nombre & la credibilité des témoignages conviennent plus ou moins avec elle, ou lui ſont plus ou moins contraires. J’avouë qu’il y a autre choſe, qui, bien qu’elle ne ſoit pas par elle-même un vrai fondement de Probabilité, ne laiſſe pas d’être ſouvent employée comme un fondement ſur lequel les hommes ont accoûtumé de ſe déterminer & de fixer leur croyance plus que ſur aucune autre choſe, c’eſt l’opinion des autres ; quoi qu’il n’y ait rien de plus dangereux ni de plus propre à nous jetter dans l’erreur parmi les hommes, que de connoiſſance & de vérité. D’ailleurs, ſi les ſentimens & la croyance de ceux que nous connoiſſons & que nous eſtimons, ſont un fondement légitime d’aſſentiment, les hommes auront raiſon d’être Payens dans le Japon, Mahometans en Turquie, Catholique Romains en Eſpagne, Proteſtans en Angleterre, & Lutheriens en Suede. Mais j’aurai occaſion de parler plus au long, dans un autre endroit, de ce faux Principe d’Aſſentiment.