Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 9

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 97-103).


CHAPITRE IX.

De la Perception.


§. 1.La Perception eſt la prémiére Idée ſimple produite par la Réflexion.
LA Perception eſt la prémiére Faculté de l’Ame qui eſt occupée de nos Idées. C’eſt auſſi la prémiére & la plus ſimple idée que nous recevions par le moyen de la Réflexion. Quelques-uns la déſignent par le nom général de Penſée. Mais comme ce dernier mot ſignifie ſouvent l’opération de l’Eſprit ſur ſes propres Idées lors qu’il agit, & qu’il conſidere une choſe avec un certain dégré d’attention volontaire, il vaut mieux employer ici le terme de Perception, qui fait mieux comprendre la nature de cette Faculté. Car dans ce qu’on nomme ſimplement Perception, l’Eſprit eſt, pour l’ordinaire, purement paſſif, ne pouvant éviter d’appercevoir ce qu’il apperçoit actuellement.

§. 2.Il n’y a de la perception que lors que l’impreſſion agit ſur l’Eſprit. Chacun peut mieux connoître ce que c’eſt que perception, en réflechiſſant ſur ce qu’il fait lui-même, lorſqu’il voit, qu’il entend, qu’il ſent, &c. ou qu’il penſe, que par tout ce que je lui pourrois dire ſur ce ſujet. Quiconque reflechit ſur ce qui ſe paſſe dans ſon Eſprit ne peut éviter d’en être Inſtruit ; & s’il n’y fait aucune réflexion, tous les diſcours du monde ne ſauroient lui en donner aucune idée.

§. 3. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que quelques alterations, quelques impreſſions qui ſe faſſent dans notre Corps ou ſur ſes parties extérieures, il n’y a point de perception, ſi l’Eſprit n’eſt pas actuellement frappé de ces alterations, ſi ces impreſſions ne parviennent point juſque dans l’intérieur de notre Ame. Le feu, par exemple, peut brûler notre Corps, ſans produire d’autre effet ſur nous, que ſur une piéce de bois qu’il conſume, à moins que le mouvement cauſé dans notre Corps par le Feu, ne ſoit continue juſqu’au Cerveau ; & qu’il ne s’excite dans notre Eſprit un ſentiment de chaleur ou une idée de douleur, en quoi conſiſte l’actuelle perception.

§. 4. Chacun a pû obſerver ſouvent en ſoi-même, que lorſque ſon Eſprit eſt fortement appliqué à contempler certains Objets, & à reflechir ſur les idées qu’ils excitent en lui, il ne s’apperçoit en aucune maniére de l’impreſſion que certains Corps font ſur l’organe de l’Ouïe, quoi qu’ils y cauſent les mêmes changemens qui ſe font ordinairement pour la production de l’idée du Son. L’impreſſion qui ſe fait alors ſur l’organe peut être aſſez forte, mais l’Ame n’en prenant aucune connoiſſance, il n’en provient aucune perception ; & quoi que le mouvement qui produit ordinairement l’Idée du Son, vienne à frapper actuellement l’oreille, on n’entend pourtant aucun ſon. Dans ce cas, le manque de ſentiment ne vient ni d’aucun défaut dans l’organe, ni de ce que l’oreille de l’homme eſt moins frappée que dans d’autres temps où il entend, mais de ce que le mouvement qui a accoûtumé de produire cette Idée, quoi qu’introduit par le même organe, n’étant point obſervé par l’Entendement, & n’excitant par conſéquent aucune Idée dans L’Ame, il n’en provient aucune ſenſation. De ſorte que par tout où il y a ſentiment, ou perception, il y a quelque idée actuellement produite, & préſente à l’Entendement.

§. 5.De ce que les Enfans ont des Idées dans le ſein de leur Mère, il ne s’enſuit pas qu’ils ayent des idées innées. C’eſt pourquoi, je ne doute point que les Enfans, avant que de naître, ne reçoivent par l’impreſſion que certains Objets peuvent faire ſur leurs Sens dans le ſein de leur Mére, quelque petit nombre d’idées, comme des effets inévitables des Corps qui les environnent, ou bien des beſoins où ils ſe trouvent, & des incommoditez qu’ils ſouffrent. Je compte parmi ces Idées, (s’il eſt permis de conjecturer dans des choſes qui ne ſont guere capables d’examen) celles de la faim & de la chaleur, qui ſelon toutes les apparences ſont des prémiéres que les Enfans ayent, & qu’à peine peuvent-ils jamais perdre.

§. 6. Mais quoi qu’on ait raiſon de croire, que les Enfans reçoivent certaines Idées avant que de venir au Monde, ces Idées ſimples ſont pourtant fort éloignées d’être du nombre de ces Principes innez, dont certaines gens ſe déclarent les défenſeurs, quoi que ſans fondement, ainſi que nous l’avons déja montré. Car les Idées dont je parle en cet endroit, étant produites par voye de ſenſation, ne viennent que de quelque impreſſion faite ſur le Corps des Enfans lors qu’ils ſont encore dans le ſein de leur Mére ; & par conſéquent elles dépendent de quelque choſe d’extérieur à l’Ame : de ſorte que dans leur origine elles ne diffèrent en rien des autres Idées qui nous viennent par les Sens, ſi ce n’eſt par rapport à l’ordre du temps. C’eſt ce qu’on ne peut pas dire des Principes innez qu’on ſuppoſe d’une nature tout-à-fait différente, puisqu’ils ne viennent point dans l’Ame à l’occaſion d’aucun changement ou d’aucune opération qui ſe faſſe dans le Corps, mais que ce ſont comme autant de caractéres gravez originairement dans l’Ame dès le prémier moment qu’elle commence d’exiſter.

§. 7.On ne peut ſavoir évidemment quelles ſont les prémiéres Idées qui entrent dans l’Eſprit. Comme il y a des idées que nous pouvons raiſonnablement ſuppoſer être introduites dans l’Eſprit des Enfans lorſqu’ils ſont encore dans le ſein de leur Mére, je veux dire celles qui peuvent ſervir à la conſervation de leur vie, & à leurs différens beſoins, dans l’état où ils ſe trouvent alors : De même les Idées des Qualitez ſenſibles, qui ſe préſentent les prémiéres à eux dès qu’ils ſont nez, ſont celles qui s’impriment le plûtôt dans leur Eſprit : deſquelles la Lumiére n’eſt pas une des moins conſidérables, ni des moins puiſſantes. Et l’on peut conjecturer en quelque ſorte avec quelle ardeur l’Ame deſire d’acquerir toutes les idées dont les impreſſions ne lui cauſent aucune douleur, par ce qu’on remarque dans les Enfans nouvellement nez, qui de quelque maniére qu’on les place, tournent toûjours les yeux du côté de la Lumiére. Mais parce que les prémiéres idées qui deviennent familiéres aux Enfans, ſont différentes ſelon les diverſes circonſtances où ils ſe trouvent & la maniére dont on les conduit dès leur entrée dans ce Monde, l’ordre dans lequel pluſieurs Idées commencent à s’introduire dans leur Eſprit, eſt fort différent, & fort incertain. C’eſt d’ailleurs une choſe qu’il n’importe pas beaucoup de ſavoir.

§. 8.Les Idées qui viennent par Senſation ſont ſouvent alterées par le Jugement. Une autre obſervation qu’il eſt à propos de faire au ſujet de la Perception, c’est que les Idées qui viennent par voye de Senſation, ſont ſouvent alterées par le Jugement dans l’Eſprit des perſonnes faites, ſans qu’elles s’en apperçoivent. Ainſi, lorſque nous plaçons devant nos yeux un Corps rond d’une couleur uniforme, d’or par exemple, d’albâtre ou de jaïet, il est certain que l’Idée qui s’imprime dans notre Eſprit à la vûë de ce Globe, repréſente un cercle plat, diverſement ombragé, avec différens dégrez de lumiére dont nos yeux ſe trouvent frappez. Mais comme nous ſommes accoûtumez par l’uſage à diſtinguer quelle ſorte d’image les Corps convexes produiſent ordinairement en nous, & quels changemens arrivent dans la réflexion de la lumiére ſelon la différence des figures ſenſibles des Corps, nous mettons auſſi-tôt, à la place de ce qui paroît, la cauſe même de l’image que nous voyons ; & cela, en vertu d’un jugement que la coûtume nous a rendu habituel : de ſorte que joignant à la viſion un jugement que nous confondons avec elle, nous nous formons l’idée d’une figure convexe & d’une couleur uniforme, quoi que dans le fond nos yeux ne nous repréſentent qu’un plain ombragé & coloré diverſement, comme il paroît dans la peinture. A cette occaſion, j’infererai ici un Problème du ſavant Mr. Molineux qui employe ſi utilement ſon beau genie à l’avancement des Sciences. Le voici tel qu’il me l’a communiqué lui-même dans une Lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire depuis quelque temps : Suppoſez un aveugle de naiſſance, qui ſoit préſentement homme fait, auquel on ait appris à diſtinguer par l’attouchement un Cube & un Globe, du même metal, & à peu près de la même groſſeur, en ſorte que lors qu’il touche l’un & l’autre, il puiſſe dire quel eſt le Cube, & quel eſt le Globe. Suppoſez que le Cube & le Globe étant poſez ſur une Table, cet Aveugle vienne à jouïr de la vûë. On demande ſi en les voyant ſans les toucher, il pourroit les diſcerner, & dire quel eſt le Globe & quel eſt le Cube. Le pénétrant & judicieux Auteur de cette Queſtion, répond en même temps ; que non : car, ajoûte-t-il, bien que cet Aveugle aît appris par expérience de quelle maniére le Globe & le Cube affectent ſon attouchement, il ne ſait pourtant pas encore, que ce qui affecte ſon attouchement de telle ou de telle maniére, doive frapper ſes yeux de telle ou de telle maniére, ni que l’Angle avancé d’un Cube qui preſſe la main d’une maniére inégale, doivent paroître à ſes yeux tel qu’il paroit dans le Cube. Je ſuis tout-à-fait du ſentiment de cet habile homme, que j’ai pris la liberté d’appeller mon ami, quoi que je n’aye pas eu encore le bonheur de le voir. Je croi, dis-je, que cet Aveugle ne ſeroit point capable, à la prémiére vûë, de dire avec certitude, que ſeroit le Globe & que ſeroit le Cube, s’il ſe contentoit de les regarder, quoi qu’en les touchant, il pût les nommer & les diſtinguer ſûrement par la différence de leurs figures qu’il appercevroit par l’attouchement. J’ai voulu propoſer ceci à mon Lecteur, pour lui fournir une occaſion d’examiner combien il eſt redevable à l’expérience, de quantité d’idées acquiſes, dans le temps qu’il ne croit pas en faire aucun uſage, ni en tirer aucun ſecours, d’autant plus que Mr. Molineux ajoûte dans la Lettre où il me communique ce Problème, Qu’ayant propoſé, à l’occaſion de mon Livre, cette Queſtion à diverſes personnes d’un eſprit fort pénétrant, à peine en a-t-il trouvé une qui d’abord lui ait répondu ſur cela comme il croit qu’il faut répondre, quoi qu’ils ayent été convaincus de leur mépriſe après avoir ouï ſes raiſons.

§. 9. Du reſte, je ne croi pas qu’excepté les Idées qui nous viennent par la Vûë, la même choſe arrive ordinairement à l’égard d’aucune autre de nos Idées, je veux dire, que le Jugement change l’idée de la Senſation ; & nous la représente autre qu’elle eſt en elle-même. Mais cela eſt ordinaire dans les Idées qui nous viennent par les yeux, parce que la Vûë, qui eſt le plus étendu de tous nos Sens, venant à introduire dans notre Eſprit, avec les idées de la Lumière & des Couleurs qui appartiennent uniquement à ce Sens, d’autres idées bien différentes, je veux dire celle de l’Eſpace, de la figure & du mouvement, dont la variété change les apparences de la Lumiére & des Couleurs, qui ſont les propres objets de la Vûë, il arrive que par l’uſage nous nous faiſons une habitude de juger de l’un par l’autre. Et en pluſieurs rencontres, cela ſe fait par une habitude bien formée, dans des choſes dont nous avons de fréquentes expériences, d’une maniére ſi conſtante & ſi prompte, que nous prenons pour une perception des Sens ce qui n’eſt qu’une idée formée par le Jugement, en ſorte que l’une, c’eſt-à-dire la perception qui vient des Sens, ne ſert qu’à exciter l’autre, & eſt à peine obſervée elle-même. Ainſi, un homme qui lit, écoute avec attention, & comprend ce qu’il voit dans un Livre, ou ce qu’un autre lui dit, ſonge peu aux caractéres ou aux ſons, & donne toute ſon attention aux Idées que ces ſons ou ces caractéres excitent en lui.

§. 10. Nous ne devons pas être ſurpris, que nous faſſions ſi peu de réflexion à des choſes qui nous frappent d’une maniere ſi intime, ſi nous conſiderons combien les actions de l’Ame ſont ſubites. Car on peut dire, que comme on croit qu’elle n’occupe aucun eſpace, & qu’elle n’a point d’étenduë, il ſemble auſſi que ſes actions n’ont beſoin d’aucun intervalle de temps pour être produites, & qu’un inſtant en renferme pluſieurs. Je dis ceci par rapport aux actions du Corps. Quiconque voudra prendre la peine de réflechir ſur ſes propres penſées pourra s’en convaincre aiſément lui-même. Comment, par exemple, notre Eſprit voit-il dans un inſtant, & pour ainſi dire, dans un clin d’œuil, toutes les parties d’une démonſtration qui peut fort bien paſſer pour longue ſi nous conſiderons le temps qu’il faut employer pour l’exprimer par des paroles, & pour la faire comprendre pié-à-pié à une autre perſonne ? En ſecond lieu, nous ne ſerons pas ſi fort ſurpris que cela ſe paſſe en nous ſans que nous en ayions preſque aucune connoiſſance, ſi nous conſiderons combien la facilité que nous acquerons par habitude de faire certaines choſes, nous les fait faire fort ſouvent, ſans que nous nous en appercevions nous-mêmes. Les habitudes, ſur tout celles qui commencent de bonne heure, nous portent enfin à des actions que nous faiſons ſouvent ſans y prendre garde. Combien de fois dans un jour nous arrive-t-il de fermer les paupiéres, ſans nous appercevoir que nous ſommes tout-à-fait dans les ténèbres ? Ceux qui ſe ſont fait une habitude de ſe ſervir de certains mots hors d’œuvre[1], ſi j’oſe ainſi dire, prononcent à tout propos des ſons qu’ils n’entendent ni ne remarquent point eux-mêmes, quoi que d’autres y prennent fort bien garde, juſqu’à en être fatiguez. Il ne faut donc pas s’étonner, que notre Eſprit prenne ſouvent l’idée d’un Jugement qu’il forme lui-même, pour l’idée d’une ſenſation dont il eſt actuellement frappé, & que, ſans s’en appercevoir, il ne ſe ſerve de celle-ci que pour exciter l’autre.

§. II.C’eſt la Perception qui diſtingue les Animaux d’avec les Etres inférieurs. Au reſte, cette Faculté d’appercevoir eſt, ce me ſemble, ce qui diſtingue les Animaux d’avec les Etres d’une eſpèce inférieure. Car que certains Vegetaux ayent quelques dégrez de mouvement, & que par la différente maniére dont d’autres Corps ſont appliquez ſur eux, ils changent promptement de figure & de mouvement, de ſorte que le nom de Plantes ſenſitives leur aît été donné en conſéquence d’un mouvement qui a quelque reſſemblance avec celui qui dans les Animaux eſt une ſuite de la ſenſation, cependant tout cela n’eſt, à mon avis, qu’un pur méchaniſme, & ne ſe fait pas autrement que ce qui arrive à la barbe qui croît au bout de l’avoine ſauvage que[2] l’humidité de l’Air fait tourner ſur elle-même, ou que le raccourciſſement d’une corde qui ſe gonfle par le moyen de l’eau dont on la mouille. Ce qui ſe fait, ſans que le ſujet ſoit frappé d’aucune ſenſation, & ſans qu’il ait, ou reçoive aucune Idée.

§. 12. Dans toute ſorte d’Animaux il y a, à mon avis, de la Perception dans un certain dégré, quoi que dans quelques-uns les avenuës que la Nature a formées pour la reception des Senſations, ſoient, peut-être, en ſi petit nombre, & la perception qui en provient ſi foible & ſi groſſiére, qu’elle différe beaucoup de cette vivacité & de cette diverſité de ſenſations qui ſe trouve dans d’autres Animaux. Mais telle qu’elle eſt, elle eſt ſagement proportionnée à l’état de cette eſpèce d’Animaux qui ſont ainſi faits, de ſorte qu’elle ſuffit à tous leurs beſoins : en quoi la ſageſſe & la bonté de l’Auteur de la Nature, éclattent viſiblement dans toutes les parties de cette prodigieuſe Machine, & dans tous les différens ordres de créatures qui s’y rencontrent.

§. 13. De la maniére dont eſt faite une Huître ou une Moule, nous en pouvons raiſonnablement inferer, à mon avis, que ces Animaux n’ont pas les Sens ſi vifs ; ni en ſi grand nombre que l’Homme ou que pluſieurs autres Animaux. Et s’ils avoient préciſément les mêmes Sens, je ne vois pas qu’ils en fuſſent mieux, demeurans dans le même état où ils ſont, & dans cette incapacité de ſe tranſporter d’un lieu dans un autre. Quel bien ſeroient la vûë & l’ouïe à une créature qui ne peut ſe mouvoir vers les Objets qui peuvent lui être agréables, ni s’éloigner de ceux qui lui peuvent nuire ? A quoi ſerviroient des Senſations vives qu’à incommoder un animal comme celui-là, qui eſt contraint de reſter toûjours dans le lieu où le hazard l’a placé, & où il eſt arroſé d’eau froide ou chaude, nette ou ſale, ſelon qu’elle vient à lui ?

§. 14. Cependant, je ne ſaurois m’empêcher de croire que dans ces ſortes d’animaux il n’y ait quelque foible perception qui les diſtingue des Etres parfaitement inſenſibles. Et que cela puiſſe être ainſi, nous en avons des exemples viſibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards décrepits à qui l’âge a fait perdre le ſouvenir de tout ce qu’il a jamais ſu : il ne lui reſte plus dans l’Eſprit aucune des idées qu’il avoit auparavant, l’âge lui a fermé preſque tous les paſſages de nouvelles Senſations, en le privant entiérement de la Vûë, de l’Ouïe & de l’Odorat, & en lui ôtant preſque tout ſentiment du Goût ; ou ſi quelques-uns de ces paſſages ſont à demi-ouverts, les impreſſions qui s’y font, ne ſont preſque point apperçuës, ou s’évanouïſſent en peu de temps. Cela poſé, je laiſſe à penſer, (malgré tout ce qu’on publie des Principes innez) en quoi un tel homme eſt au deſſus de la condition d’une Huître, par ſes connoiſſances & par l’exercice de ſes facultez intellectuelles. Que ſi un homme avoit paſſé ſoixante ans dans cet état, (ce qu’il pourroit auſſi bien faire que d’y paſſer trois jours) je ne ſaurois dire quelle différence il y auroit eu, à l’égard d’aucune perfection intellectuelle, entre lui & les Animaux du dernier ordre.

§. 15.C’eſt par la Perception que l’Eſprit commence à acquerir des connoiſſances. Puis donc que la Perception eſt le premier dégré vers la connoiſſance & qu’elle ſert d’introduction à tout ce qui en fait le ſujet, ſi un homme, ou quelque autre Créature que ce ſoit, n’a pas tous les Sens dont un autre eſt enrichi, ſi les impreſſions que les Sens ont accoûtumé de produire ſont en plus petit nombre & plus foibles, & que les facultez que ces impreſſions mettent en œuvre, ſoient moins vives, plus cet homme, & quelque autre Etre que ce ſoit, ſont inférieurs par-là à d’autres hommes, plus ils ſont éloignez d’avoir les connoiſſances qui ſe trouvent dans ceux qui les ſurpaſſent à l’égard de tous ces points. Mais comme il y a en tout cela une grande diverſité de dégrez, (ainſi qu’on peut le remarquer parmi les hommes) on ne ſauroit le démêler certainement dans les diverſes eſpéces d’Animaux, & moins encore dans chaque individu. Il me ſuffit d’avoir remarqué ici, que la Perception eſt la prémiére Opération de toutes nos Facultez intellectuelles, & qu’elle donne entrée dans notre Eſprit à toutes les connoiſſances qu’il peut acquerir. J’ai d’ailleurs beaucoup de penchant à croire, que c’eſt la Perception, conſiderée dans le plus bas dégré, qui diſtingue les Animaux d’avec les Créatures d’un rang inférieur. Mais je ne donne cela que comme une ſimple conjecture, faite en paſſant : car quelque parti que les Savans prennent ſur cet article, peu importe à l’égard du ſujet que j’ai préſentement en main.


  1. C’eſt ce qu’on appelle en Anglois Byword, c’est à dire, un mot qui vient à la traverſe dans le Diſcours où l’on l’inſére à tout propos ſans aucune néceſſité. Je doute que nous ayions en François un terme propre pour exprimer cela. C’eſt pour l’apprendre de mes amis ou de ceux qui me voudront dire leur ſentiment ſur cette traduction, que je fais cette Remarque. Voici un paſſage de Menagiana qui explique fort diſtinctement ce que j’entens par ces mots hors d’œuvre. « Ce n’eſt pas d’aujourd’hui, nous dit-on dans ce Livre, qu’on a de mauvaiſes accoûtumances. C’en étoit une au Préſident Charreton de dire continuellement Stiça, c’eſt-à-dire, Je dis cela. Il n’eſt pas le prémier. Diogene Laecre remarque qu’Arcefilaüs diſoit éternellement, ϕημ’ἐγω, qui ſignifie auſſi, Je dis cela. Rien ne prouve davantage qu’il n’y a rien de nouveau ſous le Soleil. » Menagiana, Tom. II. p. 284. Ed. de Paris, 1715.
  2. On en peut faire un Xerometre & c’eſt peut-être le plus exact & le plus ſûr qu’on puiſſe trouver. M Locke en avoit un dont il s’eſt ſervi pluſieurs années pour obſerver les differens changemens que ſouffre l’Air par rapport à la ſechereſſe & à l’humidité.