Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 8


CHAPITRE VIII.

Autres Conſidérations ſur les Idées ſimples.


§. 1.Idées poſitives qui viennent de cauſes privatives.
A L’égard des Idées ſimples qui viennent par Senſation, il faut conſiderer, que tout ce qui en vertu de l’inſtitution de la Nature eſt capable d’exciter quelque perception dans l’Eſprit, en frappant nos Sens, produit par même moyen dans l’Entendement une idée ſimple, qui par quelque cauſe extérieure qu’elle ſoit produite, ne vient pas plûtôt à notre connoiſſance, que notre Eſprit la regarde & la conſidere dans l’Entendement comme une Idée auſſi réelle & auſſi poſitive, que quelque autre idée que ce ſoit : quoi que peut-être la cauſe qui la produit, ne ſoit dans le Sujet qu’une ſimple privation.

§. 2. Ainſi les idées du Chaud & du Froid, de la Lumiére & des Ténèbres, du Blanc & du Noir, du Mouvement & du Repos, ſont des idées également claires & poſitives dans l’Eſprit, bien que quelques-unes des cauſes qui les produiſent, ne ſoient, peut-être, que de pures privations dans les Sujets, d’où les Sens tirent ces Idées. Lors, dis-je, que l’Entendement voit ces Idées, il les conſidére toutes comme diſtinctes & poſitives, ſans ſonger à examiner les cauſes qui les produiſent examen qui ne regarde point l’idée entant qu’elle eſt dans l’Entendement, mais la nature même des choſes qui exiſtent hors de nous. Or ce ſont deux choſes bien différentes, & qu’il faut diſtinguer exactement : car autre choſe eſt, d’appercevoir & de connoître l’idée du Blanc ou du Noir, & autre choſe, d’examiner quelle eſpéce & quel arrangement de particules doivent ſe rencontrer ſur la ſurface d’un Corps pour faire qu’il paroiſſe blanc ou noir.

§. 3. Un Peintre ou un Teinturier qui n’a jamais recherché les cauſes des Couleurs, a dans ſon Entendement les Idées du Blanc & du Noir, & des autres couleurs, d’une maniére auſſi claire, auſſi parfaite & auſſi diſtincte, qu’un Philoſophe qui a employé bien du temps à examiner la nature de toutes ces différentes Couleurs ; & qui penſe connoître ce qu’il y a préciſement de poſitif ou de privatif dans leurs Cauſes. Ajoûtez à cela, que l’idée du Noir n’eſt pas moins Poſitive dans l’Eſprit, que celle du Blanc, quoi que la cauſe du Noir, conſidéré dans l’Objet extérieur, puiſſe n’être qu’une ſimple privation.

§. 4. Si c’étoit ici le lieu de rechercher les cauſes naturelles de la Perception, je prouverois par-là qu’une cauſe privative peut, du moins en certaines rencontres, produire une idée poſitive : je veux dire, que, comme toute ſenſation eſt produite en nous, ſeulement par différens dégrez & par différentes déterminations de mouvement dans nos Eſprits animaux, diverſement agitez par les Objets extérieurs, la diminution d’un mouvement qui vient d’y être excité, doit produire auſſi néceſſairement une nouvelle ſenſation, que la variation ou l’augmentation de ce mouvement-là, & introduire par conſéquent dans notre Eſprit une nouvelle idée, qui dépend uniquement d’un mouvement différent des Eſprits animaux dans l’organe deſtiné à produire cette ſenſation.

§. 5. Mais que cela ſoit ainſi ou non, c’eſt ce que je ne veux pas déterminer préſentement. Je me contenterai d’en appeler à ce que chacun éprouve en ſoi-même, pour ſavoir ſi l’Ombre d’un homme, par exemple, (laquelle ne conſiſte que dans l’abſence de la lumiére, en ſorte que moins la lumiére peut pénétrer dans le lieu où l’Ombre paroit, plus l’Ombre y paroit diſtinctement) ſi cette Ombre, dis-je, ne cauſe pas dans l’Eſprit de celui qui la regarde une idée auſſi claire & auſſi poſitive, que le Corps même de l’homme, quoi que tout couvert de rayons du Soleil ? La peinture de l’Ombre eſt de même quelque choſe de poſitif. Il eſt vrai que nous avons des Noms negatifs qui ne ſignifient pas directement des idées poſitives, mais l’abſence de ces idées ; tels ſont ces mois, inſipide, ſilence, rien, &c. leſquels déſignent des idées poſitives, comme celles du goût, du ſon, & de l’Etre, avec une ſignification de l’abſence de ces choſes.

§. 6.Idées poſitives qui viennent de cauſes privatives. On peut donc dire avec vérité qu’un homme voit les ténébres. Car ſuppoſons un trou parfaitement obſcur, d’où il ne reflechiſſe aucune lumiére, il eſt certain qu’on en peut voir la figure ou la repreſenter ; & je ne ſai ſi l’idée produite par l’ancre dont j’écris, vient par une autre voye. En propoſant ces privations comme des cauſes d’idées poſitives, j’ai ſuivi l’opinion vulgaire ; mais dans le fond il ſera mal-aiſé de déterminer s’il y a effectivement aucune idée, qui vienne d’une cauſe privative, juſqu’à ce qu’on ait déterminé, ſi le Repos eſt plûtôt une privation que le Mouvement.

§. 7.Idées dans l’Eſprit à l’occaſion des Corps, & qualitez dans les Corps, deux choſes qui doivent être diſtinguées. Mais afin de mieux découvrir la nature de nos Idées, & d’en diſcourir d’une maniére plus intelligible, il eſt néceſſaire de les diſtinguer entant qu’elles ſont des perceptions & des idées dans notre Eſprit, & entant qu’elles ſont, dans les Corps, des modifications de matiére qui produiſent ces perceptions dans l’Eſprit. Il faut, dis-je, diſtinguer exactement ces deux choſes, de peu que nous ne figurions (comme on n’eſt peut-être que trop accoûtumé à le faire) que nos idées ſont de véritables images ou reſſemblances de quelque choſe d’inhérent dans le Sujet qui les Produit : car la plûpart des Idées de Senſation qui ſont dans notre Eſprit, ne reſſemblent pas plus à quelque choſe qui exiſte hors de nous, que les noms qu’on employe pour les exprimer, reſſemblent à nos Idées, quoi que ces noms ne laiſſent pas de les exciter en nous, dès que nous les entendons.

§. 8. J’appelle idée tout ce que l’Eſprit apperçoit en lui-même, toute perception qui eſt dans notre Eſprit lors qu’il penſe : & j’appelle qualité du ſujet, la puiſſance ou faculté qu’il a de produire une certaine idée dans l’Eſprit. Ainſi j’appelle idées, la blancheur, la froideur & la rondeur, en tant qu’elles ſont des perceptions ou des ſenſations qui ſont dans l’Ame : & entant qu’elles ſont des perceptions ou des ſenſations qui ſont dans l’Ame : & entant qu’elles ſont dans une balle de neige, qui peut produire ces idées en nous, je les appelle qualitez. Que ſi je parle quelquefois de ces idées comme ſi elles étoient dans les choſes mêmes, on doit ſuppoſer que j’entens par-là les qualitez qui ſe rencontrent dans les Objets qui produiſent ces idées en nous.

§. 9. Cela poſé, l’on doit diſtinguer dans les Corps deux ſortes de Qualitez. Prémiérement, celles qui ſont entierement inſeparables du Corps, en quelque état qu’il ſoit, de ſorte qu’il les conſerve toûjours, quelques altérations & quelques changemens que le Corps vienne à ſouffrir. Ces qualitez, dis-je, ſont de telle nature que nos Sens les trouvent toûjours dans chaque partie de matiére qui eſt aſſez groſſe pour être apperçuë ; & l’Eſprit les regarde comme inſeparables de chaque partie de matiére, lors même qu’elle eſt trop petite pour nos Sens puiſſent l’appercevoir. Prenez, par exemple, un grain de blé, & le diviſez en deux parties : chaque partie a toûjours de l’étenduë, de la ſolidité, une certaine figure, & de la mobilité. Diviſez-le encore, il retiendra toûjours les mêmes qualitez, & ſi enfin vous les diviſez juſqu’à ce que ces parties deviennent inſenſibles, toutes ces qualitez reſteront toûjours dans chacune des parties. Car une diviſion qui va à réduire un Corps en parties inſenſibles, (qui eſt tout ce qu’une meule de moulin, un pilon ou quelque autre Corps peut faire ſur un autre Corps) une telle diviſion ne peut jamais ôter à un Corps la ſolidité, l’étenduë, la figure & la mobilité, mais ſeulement faire pluſieurs amas de matiére, diſtincts & ſéparez de ce qui n’en compoſoit qu’un auparavant, leſquels étant regardez dès-là comme autant de Corps diſtincts, ſont un certain nombre déterminé, après que la diviſion eſt finie. Ces qualitez du Corps qui n’en peuvent être ſéparées, je les nomme qualitez originales & prémiéres, qui ſont la ſolidité, l’étenduë, la figure, le nombre, le mouvement, ou le repos, & qui produiſent en nous des idées ſimples, comme chacun peut, à mon avis, s’en aſſurer par ſoi-même.

§. 10.Comment les prémiéres Qualitez produiſent les idées en nous. Il y a, en ſecond lieu, des qualitez qui dans les Corps ne ſont effectivement autre choſe que la puiſſance de produire diverſes ſenſations en nous par le moyen de leurs prémiéres qualitez, c’eſt-à-dire, par la groſſeur, figure, contexture & mouvement de leurs parties inſenſibles, comme ſont les Couleurs, les Sons, les Goûts, &c. Je donne à ces qualitez le nom de ſecondes qualitez : auxquelles on peut ajoûter une troiſiéme éſpèce, que tout le monde s’accorde à ne regarder que comme une puiſſance que les Corps ont de produire tels & tels effets, quoique ce ſoient des qualitez auſſi réelles dans le ſujet que celles que j’appelle qualitez, pour m’accommoder à l’uſage communément reçu, mais que je nomme ſecondes qualitez pour les diſtinguer de celles qui ſont réellement dans les Corps, & qui n’en peuvent être ſéparées. Car par exemple la puiſſance qui eſt dans le Feu, de produire par le moyen de ſes prémiéres qualitez une nouvelle couleur ou une nouvelle conſiſtence dans la cire ou dans la boûë, eſt autant une qualité dans le Feu, que la puiſſance qu’il a de produire en moi, par les mêmes qualitez, c’eſt-à-dire, par la groſſeur, la contexture & le mouvement de ſes parties inſenſibles, une nouvelle idée ou ſenſation de chaleur ou de brûlure que je ne ſentois pas auparavant.

§.11. Ce que l’on doit conſiderer après cela, c’eſt la maniére dont les Corps produiſent des idées en nous. Il eſt viſible, du moins autant que nous pouvons le concevoir, que c’eſt uniquement par impulſion.

§. 12. Si donc les Objets extérieurs ne s’uniſſent pas immédiatement à l’Ame lors qu’ils y excitent des idées : & que cependant nous appercevions ces Qualitez originales dans ceux de ces Objets qui viennent à tomber ſous nos Sens, il eſt viſible qu’il doit y avoir, dans les Objets extérieurs, un certain mouvement, qui agiſſant ſur certaines parties de notre Corps, ſoit continué par le moyen des Nerfs ou des Eſprits animaux, juſques au Cerveau, ou au ſiége de nos Senſations, pour exciter là dans notre Eſprit les idées particuliéres que nous avons de ces Prémiéres Qualitez. Ainſi, puiſque l’Etenduë, la figure, le nombre & le mouvement des Corps qui ſont d’une groſſeur propre à frapper nos yeux, peuvent être apperçus par la vûë à une certaine diſtance, il eſt évident, que certains petits Corps imperceptibles doivent venir de l’Objet que nous regardons, juſqu’aux yeux, & par-là communiquer au Cerveau certains mouvemens qui produiſent en nous les idées que nous avons de ces différentes Qualitez.

§. 13.Comment les Secondes Qualitez excitent en nous des Idées. Nous pouvons concevoir par même moyen, comment les idées des Secondes Qualitez ſont produites en nous, je veux dire par l’action de quelques particules inſenſibles ſur les Organes de nos Sens. Car il eſt évident qu’il y a un grand amas de Corps dont chacun eſt ſi petit, que nous ne pouvons en découvrir, par aucun, de nos Sens, la groſſeur, la figure & le mouvement, comme il paroit par les particules de l’Air & de l’Eau, & par d’autres beaucoup plus déliées, que celles de l’Air & de l’Eau : & qui peut-être le ſont beaucoup plus, que les particules de l’Air ou de l’Eau ne le ſont, en comparaiſon des pois, ou de quelque autre grain encore plus gros. Cela étant, nous ſommes en droit de ſuppoſer que ces ſortes de particules, différentes en mouvement, en figure, en groſſeur, & en nombre, venant à frapper les différens organes de nos Sens, produiſent en nous ces différentes ſenſations que nous cauſent les Couleurs & les Odeurs des Corps ; qu’une Violette, par exemple, produit en nous les idées de la couleur bleuâtre, & de la douce odeur de cette Fleur, par l’impulſion de ces ſortes de particules inſenſibles, d’une figure & d’une groſſeur particuliére, qui diverſement agitées viennent à frapper les organes de la vûë & de l’odorat. Car il n’eſt pas plus difficile de concevoir, que Dieu peut attacher de telles idées à des mouvemens avec leſquels elles n’ont aucune reſſemblance, qu’il eſt difficile de concevoir qu’il a attaché l’idée de la douleur au mouvement d’un morceau de fer qui diviſe notre Chair, auquel mouvement la douleur ne reſſemble en aucune maniére.

§. 14. Ce que je viens de dire des Couleurs & des Odeurs [1] peut s’appliquer auſſi aux Sons, aux Saveurs, & à toutes les autres Qualitez ſenſibles, qui (quelque réalité que nous leur attribuyions fauſſement) ne ſont dans fond autre choſe dans les Objets que la puiſſance de produire en nous diverſes ſenſations par le moyen de leurs Prémiéres Qualitez, qui ſont, comme j’ai dit, la groſſeur, la figure, la contexture & le mouvement de leurs Parties.

§. 15.Les idées des premiéres Qualitez, reſſemblent à ces qualitez, & celles des ſecondes, ne reſſemblent en aucune maniére. Il eſt aiſé, je penſe, de tirer de là cette concluſion, que les idées des prémiéres Qualitez des Corps reſſemblent à ces Qualitez, & que les exemplaires de ces idées exiſtent réellement dans les Corps, mais que les Idées, produites en nous par les ſecondes Qualitez, ne leur reſſemblent en aucune maniére, & qu’il n’y a rien dans les Corps mêmes qui ait de la conformité avec ces idées. Il n’y a, dis-je, dans les Corps auxquels nous donnons certaines dénominations fondées ſur les ſenſations produites par leur préſence, rien autre choſe que la puiſſance de produire en nous ces mêmes ſenſations : de ſorte que ce qui eſt Doux, Bleu, ou Chaud dans l’idée, n’eſt autre choſe dans les Corps auxquels on donne ces noms, qu’une certaine groſſeur, figure & mouvement des particules inſenſibles dont ils ſont compoſez.

§. 16. Ainſi, l’on dit que le Feu eſt chaud & lumineux, la Neige blanche & froide, & la Manne blanche & douce, à cauſe de ces différentes idées que ces Corps produiſent en nous. Et l’on croit communément que ces Qualitez font la même choſe dans ces Corps, que ce que ces idées ſont en nous, en ſorte qu’il y ait une parfaite reſſemblance entre ces Qualitez & ces Idées, telle qu’entre un Corps, & ſon image repréſentée dans un Miroir. On le croit, dis-je, ſi fortement, que qui voudroit dire le contraire, paſſeroit pour extravagant dans l’Eſprit de la plûpart des hommes. Cependant, quiconque prendra la peine de conſiderer, que le même Feu qui à certaine diſtance produit en nous la ſenſation de la chaleur, nous cauſe, ſi nous en approchons de plus près, une ſenſation bien différente, je veux dire celle de la Douleur, quiconque, dis-je, fera réflexion ſur cela, doit ſe demander à lui-même, quelle raiſon il peut avoir de ſoûtenir que l’idée de Chaleur, que le Feu a produit en lui, eſt actuellement dans le Feu, & que l’Idée de Douleur, que le même Feu fait naître en lui par la même voye, n’eſt point dans le Feu ? Par quelle raiſon la blancheur & la froideur eſt dans la Neige, & non la douleur, puiſque c’eſt la Neige qui produit ces trois idées en nous, ce qu’elle ne peut faire que par la groſſeur, la figure, le nombre & le mouvement de ſes parties ?

§. 17. Il y a réellement dans le Feu ou dans la Neige des parties d’une certaine groſſeur, figure, nombre & mouvement, ſoit que nos Sens les apperçoivent, ou non : c’eſt pourquoi ces qualitez peuvent être appellées réelles, parce qu’elles exiſtent réellement dans ces Corps. Mais pour la Lumiére, la Chaleur, ou la Froideur, elles n’y ſont pas plus réellement que la langueur ou la douleur dans la Manne. Otez le ſentiment que nous avons de ces qualitez, faites que les yeux ne voyent point la lumiére ou les couleurs, que les oreilles n’entendent aucun ſon, que le palais ne ſoit frappé d’aucun goût, ni le nez d’aucune odeur ; & dès-lors toutes les Couleurs, tous les Goûts, toutes les Odeurs, & tous les Sons, entant que ce ſont telles & telles idées particuliéres, s’évanouïront, & ceſſeront d’exiſter, ſans qu’il reſte après cela autre choſe que les cauſes mêmes de ces idées, c’eſt-à-dire certaine groſſeur, figure & mouvement des parties des Corps qui produiſent toutes ces idées en nous.

§. 18. Prenons un morceau de Manne d’une groſſeur ſenſible : il eſt capable de produire en nous l’idée d’une figure ronde ou quarrée ; & ſi elle eſt tranſportée d’un lieu dans un autre, l’idée du mouvement. Cette derniére idée nous repréſente le mouvement comme étant réellement dans la Manne qui ſe meut. La figure ronde ou quarrée de la Manne eſt auſſi la même, ſoit qu’on la conſidere dans l’idée qui s’en préſente à l’Eſprit, ſoit entant qu’elle exiſte dans la Manne, de ſorte que le mouvement & la figure ſont réellement dans la Manne, ſoit que nous y ſongions, ou que nous n’y ſongions pas : c’eſt dequoi tout le monde tombe d’accord. Mais outre cela, la Manne a la puiſſance de produire en nous, par le moyen de la groſſeur, figure, contexture & mouvement de ſes parties, des ſenſations de douleur, & quelquefois de violentes tranchées. Tout le monde convient encore ſans peine, que ces Idées de douleur ne ſont pas dans la Manne, mais que ce ſont des effets de la maniére dont elle opere en nous ; & que, lors que nous n’avons pas ces perceptions, elles n’exiſtent nulle part. Mais que la Douceur & la Blancheur ne ſoient pas non plus réellement dans la Manne, c’eſt ce qu’on a de la peine à ſe perſuader, quoi que ce ne ſoient que des effets de la maniére dont la Manne agit ſur nos yeux & ſur notre palais, par le mouvement, la groſſeur & la figure de ſes particules, tout de même que la douleur cauſée par la Manne, n’eſt autre choſe, de l’aveu de tout le monde, que l’effet que la Manne produit dans l’eſtomac & dans les inteſtins par la contexture, le mouvement, & la figure de ſes parties inſenſibles, car un Corps ne peut agir par aucune autre choſe, comme je l’ai déja prouvé. On a, dis-je, de la peine à ſe figurer que la Blancheur & la Douceur ne ſoient pas dans la Manne, comme ſi la Manne ne pouvoit pas agir ſur nos yeux & ſur notre palais, & produire par ce moyen, dans notre Eſprit, certaines idées diſtinctes qu’elle n’a pas elle-même, tout auſſi bien qu’elle peut agir, de notre aveu, ſur nos inteſtins & ſur notre eſtomac, & produire par-là des idées diſtinctes qu’elle n’a pas en elle-même. Puiſque toutes ces idées ſont des effets de la maniére dont la Manne opére ſur différentes parties du Corps, par la ſituation, la figure, le nombre & le mouvement de ſes parties, il ſeroit néceſſaire d’expliquer, quelle raiſon on pourroit avoir de penſer que les idées, produites par les yeux & par le palais, exiſtent réellement dans la Manne, plûtôt que celles qui ſont cauſées par l’eſtomac & les inteſtins, ou bien ſur quel fondement on pourroit croire, que la douleur & la langueur, qui ſont des idées cauſées par la Manne, n’exiſtent nulle part, lors qu’on ne les ſent pas, & que pourtant la douceur & la blancheur qui ſont des effets de la même Manne, agiſſant ſur d’autres parties du Corps par des voyes également inconnuës, exiſtent actuellement dans la Manne, lorſqu’on n’en a aucune perception ni par le goût ni par la vûë.

§. 19. Conſiderons la couleur rouge & blanche dans le Porphyre : Faites que la lumiére ne donne pas deſſus, ſa couleur s’évanouït, & le Porphyre ne produit plus de telles idées en nous. La lumiére revient-elle, le Porphyre excite encore en nous l’idée de ces couleurs. Peut-on ſe figurer qu’il ſoit arrivé aucune alteration réelle dans le Porphyre par la préſence ou l’abſence de la lumiére ; & que ces idées de blanc & de rouge ſoient réellement dans le Porphyre, lors qu’il eſt expoſé à la lumiére, puiſqu’il eſt évident qu’il n’a aucune couleur dans les ténèbres ? A la vérité, il y a, de jour & de nuit, telle configuration de partie qu’il faut, pour que les rayons de lumiére reflechis de quelques parties de ce Corps dur, produiſent en nous l’idée du rouge ; & qu’étant reflechis de quelques autres parties, ils nous donnent l’idée du blanc : cependant il n’y a en aucun temps, ni blancheur ni rougeur dans le Porphyre, mais ſeulement un arrangement de parties propre à produire ces ſenſations dans notre Ame.

§. 20. Autre experience qui confirme viſiblement que les ſecondes qualitez ne ſont point dans les Objets mêmes qui en produiſent les idées en nous. Prenez une amande, & la pilez dans un mortier : ſa couleur nette & blanche ſera auſſi-tôt changée en une couleur plus chargée & plus obſcure, & le goût de douceur qu’elle avoit, ſera changé en un goût fade & huileux. Or en froiſſant un Corps avec le pilon, quel autre changement réel peut-on y produire que celui de la contexture de ſes parties ?

§. 21. Les Idées étant ainſi diſtinguées, entant que ce ſont des Senſations excitées dans l’Eſprit, & des effets de la configuration & du mouvement des parties inſenſibles du Corps, il eſt aiſé d’expliquer comment la même Eau pût être en même temps froide & chaude, ſi ces deux Idées étoient réellement dans l’Eau. Car ſi nous imaginons que la chaleur telle qu’elle eſt dans nos mains, n’eſt autre choſe qu’une certaine eſpèce de mouvement produit, en un certain dégré, dans les petits filets des Nerfs ou dans les Eſprits Animaux, nous pouvons comprendre comment il ſe peut faire que la même Eau produit dans le même temps le ſentiment du chaud dans une main, & celui du froid dans une autre. Ce que la Figure ne fait jamais : car la même Figure qui appliquée à une main, a produit l’idée d’un Globe, ne produit jamais l’idée d’un Quarré étant appliquée à l’autre main. Mais ſi la Senſation du chaud & du froid n’eſt autre choſe que l’augmentation ou la diminution du mouvement des petites parties de notre Corps, cauſée par les corpuſcules de quelque autre corps, il eſt aiſé de comprendre, Que ſi ce mouvement eſt plus grand dans une main que dans l’autre, & qu’on applique ſur les deux mains un Corps dont les petites parties ſoient dans un plus grand mouvement que celles d’une main, & moins agitées que les petites parties de l’autre main, ce Corps augmentant le mouvement d’une main & diminuant celui de l’autre, cauſera par ce moyen les différentes ſenſations de chaleur & de froideur qui dépendent de ce différent dégré de mouvement.

§. 22. Je viens de m’engager peut-être un peu plus que je n’avois réſolu, dans des recherches Phyſiques. Mais comme cela eſt néceſſaire pour donner quelque idée de la nature des Sensations, & pour faire concevoir diſtinctement la différence qu’il y a entre les Qualitez qui ſont dans les Corps, & entre les Idées que les Corps excitent dans l’Eſprit, ſans quoi il ſeroit impoſſible d’en diſcourir d’une maniére intelligible, j’eſpére qu’on me pardonnera cette petite digreſſion : car il eſt d’une abſoluë néceſſité pour notre deſſein de diſtinguer les Qualitez réelles & originales des Corps, qui ſont toûjours dans les Corps & n’en peuvent être ſeparées, ſavoir la ſolidité, l’étenduë, la figure, le nombre, & le mouvement, ou le repos, qualitez que nous appercevons toûjours dans les Corps lorſque pris à part ils ſont aſſez gros pour pouvoir être diſcernez : il eſt, dis-je, abſolument néceſſaire de diſtinguer ces ſortes de qualitez d’avec celles que je nomme ſeconde Qualitez, qu’on regarde fauſſement comme inhérentes aux Corps, & qui ne ſont que des effets de différentes combinaiſons de ces prémieres Qualitez, lors qu’elles agiſſent ſans qu’on les diſcerne diſtinctement. Et par là nous pouvons parvenir à connoître quelles Idées ſont, & quelles Idées ne ſont pas des reſſemblances de quelque choſe qui exiſte réellement dans les Corps auxquels nous donnons des noms tirez de ces Idées.

§. 23.On diſtingue trois ſortes de Qualitez dans les Corps. Il s’enſuit de tout ce que nous venons de dire, qu’à bien examiner les Qualitez des Corps on peut les diſtinguer en trois eſpèces.

Premiérement, il y a la groſſeur, la figure, le nombre, la ſituation, & le mouvement ou le repos de leurs parties ſolides. Ces Qualitez ſont dans les Corps, ſoit que nous les y appercevions ou non ; & lors qu’elles ſont telles que nous pouvons les découvrir, nous avons par leur moyen une idée de la choſe telle qu’elle eſt en elle-même, comme on le voit dans les choſes artificielles. Ce ſont ces Qualitez que je nomme Qualitez originales, ou prémiéres.

En ſecond lieu, il y a dans chaque Corps la puiſſance d’agir d’une maniére particuliére ſur quelqu’un de nos Sens par le moyen de ſes prémiéres Qualitez imperceptibles, & par-là de produire en nous les différentes idées des Couleurs, des Sons, des Odeurs, des Saveurs, &c. C’eſt ce qu’on appelle communément les Qualitez ſenſibles.

On peut remarquer, en troiſiéme lieu, dans chaque Corps la puiſſance de produire en vertu de la conſtitution particuliére de ſes prémiéres Qualitez, de tels changemens dans la groſſeur, la figure, la contexture & le mouvement d’un autre Corps, qu’il le faſſe agir ſur nos Sens d’une autre maniére qu’il ne faiſoit auparavant. Ainſi, le Soleil a la puiſſance de blanchir la Cire ; & le Feu celle de rendre le plomb fluide.

Je croi que les prémiéres de ces Qualitez peuvent être proprement appellées Qualitez réelles, originales & prémiéres, comme il a été déja remarqué, parce qu’elles exiſtent dans les choſes mêmes, ſoit qu’on les apperçoive ou non ; & c’eſt de leurs différentes modifications que dépendent les ſecondes Qualitez.

Pour les deux autres, ce n’eſt qu’une puiſſance d’agir en différentes maniéres ſur d’autres choſes : puiſſance qui reſulte des combinaiſons différentes des prémiéres Qualitez.

§. 24.Les premieres Qualitez ſont dans les Corps : les ſecondes ſont jugées y être & n’y ſont point : les troiſiémes n’y ſont pas, & ne ſont pas jugées y être. Mais quoi que ces deux derniéres ſortes de Qualitez, ſoient de pures puiſſances, qui ſe rapportent à d’autres Corps & qui reſultent des différentes modifications des prémiéres Qualitez, cependant on en juge généralement d’une maniére toute différente. Car à l’égard des Qualitez de la ſeconde eſpèce, qui ne ſont autre choſe que la puiſſance de produire en nous différentes idées par le moyen des Sens, on les regarde comme des Qualitez qui exiſtent réellement dans les choſes qui nous cauſent tels & tels ſentimens. Mais pour celles de la troiſiéme eſpèce, on les appelle de ſimples Puiſſances ; & on ne les regarde pas autrement. Ainſi, les Idées de chaleur ou de lumiére que nous recevons du Soleil par les yeux, ou par l’attouchement, ſont regardées communément comme des qualitez réelles qui exiſtent dans le Soleil, & qui y ſont autrement que comme de ſimples puiſſances. Mais lors que nous conſiderons le Soleil par rapport à la Cire qu’il amollit ou blanchit, nous jugeons que la blancheur & la molleſſe ſont produites dans la Cire non comme des Qualitez qui exiſtent actuellement dans le Soleil, mais comme des effets de puiſſance qu’il a d’amollir & de blanchir. Cependant à bien conſiderer la choſe, ces qualitez de lumiére & de chaleur qui ſont des perceptions en moi lors que je ſuis échauffé ou éclairé par le Soleil, ne ſont point dans le Soleil d’une autre maniére que les changemens produits dans la Cire lorſqu’elle eſt blanchie ou fonduë, ſont dans cet Aſtre. Dans le Soleil, les unes & les autres ſont également des Puiſſances qui dépendent de ſes prémiéres Qualitez, par leſquelles il eſt capable, dans le prémier cas, d’alterer en telle ſorte la groſſeur, la figure, la contexture ou le mouvement de quelques-unes des parties inſenſibles de mes yeux ou de mes mains, qu’il produit en moi, par ce moyen, des idées de lumiére ou de chaleur ; & dans le ſecond cas, de changer de telle maniére la groſſeur, la figure, la contexture & le mouvement de parties inſenſibles de la Cire, qu’elles deviennent propres à exciter en moi les idées diſtinctes du Blanc & du Fluide.

§. 25. La raiſon pourquoi les unes ſont regardées communément comme Qualitez réelles, & les autres comme de ſimples puiſſances, c’eſt apparemment parce que les idées que nous avons des Couleurs, des Sons, &c. ne contenant rien en elles-mêmes qui tienne de la groſſeur, figure, & mouvement des parties de quelque Corps, nous ne ſommes point portez à croire que ce ſoient des effets de ces prémieres Qualitez, qui ne paroiſſent point à nos Sens comme ayant part à leur production, & avec qui ces Idées n’ont effectivement aucun rapport apparent, ni aucune liaiſon concevable. De là vient que nous avons tant de penchant à nous figurer que ce ſont des reſſemblances de quelque choſe qui exiſte réellement dans les Objets mêmes : parce que nous ne ſaurions découvrir par les Sens, que la groſſeur, la figure ou le mouvement des parties contribuent à leur production ; & que d’ailleurs la Raiſon ne peut faire voir comment le Corps peuvent produire dans l’Eſprit les idées du Bleu, ou du Jaune, &c. par le moyen de la groſſeur, figure, & mouvement de leurs parties. Au contraire, dans l’autre cas, je veux dire dans les opérations d’un Corps ſur un autre Corps, dont ils altèrent les Qualitez, nous voyons clairement que la Qualité qui eſt produite par ce changement, n’a ordinairement aucune reſſemblance avec quoi que ce ſoit qui exiſte dans le Corps qui vient de produire cette nouvelle qualité. C’eſt pourquoi nous le regardons comme un pur effet de la puiſſance qu’un Corps a ſur un autre Corps. Car bien qu’en recevant du Soleil l’idée de la chaleur, ou de la lumiére, nous ſoyons portez à croire que c’eſt une perception & une reſſemblance d’une pareille qualité qui exiſte dans le Soleil, cependant lorſque nous voyons que la Cire ou un beau viſage reçoivent du Soleil un changement de couleur, nous ne ſaurions nous figurer, que ce ſoit une émanation, ou reſſemblance d’une pareille choſe qui ſoit actuellement dans le Soleil, parce que nous ne trouvons point ces différentes couleurs dans le Soleil même. Comme nos Sens ſont capables de remarquer la reſſemblance ou la diſſemblance des qualitez ſenſibles qui ſont dans deux différens Objets extérieurs, nous ne faiſons pas difficulté de conclurre, que la production de quelque qualité ſenſible dans un ſujet, n’eſt que l’effet d’une certaine puiſſance, & non la communication d’une qualité qui exiſte réellement dans celui qui la produit. Mais lors que nos Sens ne ſont pas capables de découvrir aucune diſſemblance entre l’idée qui eſt produite en nous, & la qualité de l’Objet qui la produit, nous ſommes portez à croire que nos Idées ſont des reſſemblances de quelque choſe qui exiſte dans les Objets, & non les effets d’une certaine puiſſance, qui conſiſte dans la modification de leurs prémiéres qualitez, avec qui les Idées, produites en nous, n’ont aucune reſſemblance.

§. 26.Diſtinction qu’on peut mettre entre les ſecondes Qualitez. Enfin, excepté ces prémiéres Qualitez qui ſont réellement dans les Corps, je veux dire la groſſeur, la figure, l’étenduë, le nombre & le mouvement de leurs parties ſolides, tout le reſte par où nous connoiſſons les Corps & les diſtinguons les uns des autres, n’eſt autre choſe qu’un différent pouvoir qui eſt en eux, & qui dépend de ces prémiéres qualitez, par le moyen desquelles ils ſont capables de produire en nous pluſieurs différentes Idées, en agiſſant immédiatement ſur nos Corps, ou d’agir ſur d’autres Corps en changeant leurs prémiéres qualitez, & par-là de les rendre capable de faire naître en nous des idées différentes de celles que ces Corps y excitoient auparavant. On peut appeler les prémiéres de ces deux puiſſances, des ſecondes Qualitez qu’on apperçoit immédiatement, & les derniéres, des ſecondes Qualitez qu’on apperçoit médiatement.


  1. Remarquons ici que dans Des Cartes, dans les Ouvrages de P. Malebranche, dans la Phyſique de Rohault, en un mot dans tous les Traitez de Phyſique compoſez par les Cartesiens, on trouve l’explication des Qualitez ſenſibles, fondée exactement ſur les mêmes Principes que M. Locke nous étale dans ce Chapitre. Ainſi, Rohault ayant à traiter de la Chaleur & de la Froideur, (Chap. XXIII. Part I.) dit d’abord : Ces deux mots ont chacun deux ſignifications : car premierement par la Chaleur , & par la Froideur on entend deux ſentimens particuliers qui ſont en nous, & qui reſſemblent en quelque façon à ceux qu’on nomme douleur & chatouillement, tels que les ſentimens qu’on a quand on approche du Feu, ou quand on touche de la Glace : ſecondement par la Chaleur, & par la Froideur on entend le Pouvoir que certains Corps ont de cauſer en nous ces deux ſentimens dont je viens de parler. Rohault employe la même diſtinction en parlant des Saveurs. Ch. XXIV. des Odeurs, Ch. XXV. du Son, Ch. XXVI. de la Lumiere, & des Couleurs, XXVII.------ Je ſerai bientôt obligé de me ſervir de cette Remarque pour en juſtifier une autre concernant un Paſſage du Livre de M. Locke où il ſemble avoir entierement oublié la maniére dont les Carteſiens expliquent les Qualitez ſenſibles.