Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 29


CHAPITRE XXIX.

Des Idées claires & obſcures, diſtinctes & confuſes.


§. 1.Il y a des Idées claires & diſtinctes, d’autres obſcures & confuſes.
APrès avoir montré l’origine de nos Idées & fait une revûë de leurs différentes eſpèces ; après avoir conſideré la différence qu’il y a entre les Idées ſimples & complexes, & avoir obſervé comment les complexes ſe réduiſent à ces trois ſortes d’Idées, les Modes, les Subſtances & les Relations : examen où doit entrer néceſſairement quiconque veut connoître à fond les progrès de ſon Eſprit dans ſa maniére de concevoir & de connoître les choſes : on s’imaginera peut-être qu’ayant parcouru tous ces chefs, j’ai traité aſſez amplement des Idées. Il faut pourtant que je prie mon Lecteur, de me permettre de lui propoſer encore un petit nombre de reflexions qu’il me reſte à faire ſur ce ſujet. La prémiére eſt, que certaines Idées ſont claires & d’autres obſcures, quelques-unes diſtinctes & d’autres confuſes.

§. 2.La clarté & l’obſcurité des idées expliquée par comparaiſon à la vûë. Comme rien n’explique plus nettement la perception de l’Eſprit que les mots qui ont rapport à la Vûë, nous comprendrons mieux ce qu’il faut entendre par la clarté & l’obſcurité dans nos Idées, ſi nous faiſons reflexion ſur ce qu’on appelle clair & obſcur dans les Objets de la Vûë. La Lumiére étant ce qui nous découvre les Objets viſibles, nous nommons obſcur ce qui n’eſt pas expoſé à une lumiére qui ſuffiſe pour nous faire voir exactement la figure & les couleurs qu’on y peut obſerver, & qu’on y diſcerneroit dans une plus grande lumiére. De même nos Idées ſimples ſont claires lorsqu’elles ſont telles, que les Objets mêmes d’où l’on les reçoit, les préſentent ou peuvent les préſenter avec toutes les circonſtances requiſes à une ſenſation ou perception bien ordonnée. Lorsque la Mémoire les conſerve dans cette maniére, & qu’elle peut les exciter ainſi dans l’Eſprit toutes les fois qu’il a occaſion de les conſiderer, ce ſont en ce cas-là des Idées claires. Et autant qu’il leur manque de cette exactitude originale, ou qu’elles ont, pour ainſi dire, perdu de leur prémiére fraîcheur, étant comme ternies & flêtries par le temps, autant ſont-elles obſcures. Quant aux Idées complexes, comme elles ſont compoſées d’Idées ſimples, elles ſont claires quand les Idées qui en font partie, ſont claires ; & que le nombre & l’ordre des Idées ſimples qui compoſent chaque idée complexe, eſt certainement fixé & déterminé dans l’Eſprit.

§. 3.Quelles ſont les excuſes de l’obſcurité des Idées. La cauſe de l’obſcurité des Idées ſimples, c’eſt ou des organes groſſiers, ou des impreſſions foibles & tranſitoires faites par les Objets, ou bien la foibleſſe de la Mémoire qui ne peut les retenir comme elle les a reçuës. Car pour revenir encore aux Objets viſibles qui peuvent nous aider à comprendre cette matiére ; ſi les organes ou les facultez de la Perception, ſemblables à de la Cire durcie par le froid, ne reçoivent pas l’impreſſion du Cachet, en conſéquence de la preſſion qui ſe fait ordinairement pour en tracer l’empreinte, ou ſi ces organes ne retiennent pas bien l’empreinte du cachet, quoi qu’il ſoit bien appliqué, parce qu’ils reſſemblent à de la Cire trop molle où l’impreſſion ne ſe conſerve pas long-temps, ou enfin parce que le ſeau n’eſt pas appliqué avec toute la force néceſſaire pour faire une impreſſion nette & diſtincte, quoi que d’ailleurs la Cire ſoit diſpoſée comme il faut pour recevoir tout ce qu’on y voudra imprimer, dans tous ces cas l’impreſſion du ſeau ne peut qu’être obſcure. Je ne croi pas qu’il ſoit néceſſaire d’en venir à l’application pour rendre cela plus évident.

§. 4.Ce que c’eſt qu’une idée diſtincte & confuſe. Comme une Idée claire eſt celle dont l’Eſprit a une pleine & évidente perception, telle qu’elle eſt quand il la reçoit d’un Objet extérieur qui opere dûement ſur un organe bien diſpoſé ; de même une idée diſtincte eſt celle où l’Eſprit apperçoit une difference qui la diſtingue de toute autre idée : & une idée confuſe eſt celle qu’on ne peut pas ſuffiſamment diſtinguer d’avec une autre, de qui elle doit être différente.

§. 5.Objection. Mais, dira-t-on, s’il n’y a d’Idée confuſe que celle qu’on ne peut pas ſuffiſamment diſtinguer d’avec une autre de qui elle doit être differente, il ſera bien difficile de trouver aucune idée confuſe : car quoi que puiſſe être une certaine idée, elle ne peut être que telle qu’elle eſt apperçuë par l’Eſprit ; & cette même perception la diſtingue ſuffiſamment de toutes autres idées qui ne peuvent être autres, c’eſt-à-dire différentes, ſans qu’on s’apperçoive qu’elles le ſont. Par conſéquent, nulle idée ne peut être dans l’incapacité d’être diſtinguée d’une autre de qui elle doit être différente, à moins que vous ne la veuillez ſuppoſer différente d’elle-même, car elle eſt évidemment différente de toute autre.

§. 6.La confuſion des Idées ſe rapporte aux noms qu’on leur donne. Pour lever cette difficulté & trouver le moyen de concevoir au juſte ce que c’eſt qui fait la confuſion qu’on attribuë aux Idées, nous devons conſiderer que les choſes rangées ſous certains noms diſtincts ſont ſuppoſées aſſez différentes pour être diſtinguées, en ſorte que chaque eſpèce puiſſe être déſignée par ſon nom particulier, & traitée à part dans quelque occaſion que ce ſoit : & il eſt de la derniére évidence qu’on ſuppoſe que la plus grande partie des noms différens ſignifient des choſes différentes. Or chaque Idée qu’un homme a dans l’Eſprit, étant viſiblement ce qu’elle eſt, & diſtincte de toute autre Idée d’elle-même ; ce qui la rend confuſe, c’eſt lorsqu’elle eſt telle, qu’elle peut être auſſi bien déſignée par un autre nom que par celui dont on ſe ſert pour l’exprimer, ce qui arrive lorsqu’on néglige de marquer la différence qui conſerve de la diſtinction entre les choſes qui doivent être rangées ſous ces deux différens noms, & qui fait que quelques-unes appartiennent à l’un de ces Noms, & quelques autres à l’autre & dès-lors la diſtinction qu’on s’étoit propoſé de conſerver par le moyen de ces différens Noms, eſt entiérement perduë.

§. 7.Défauts qui cauſent la confuſion des idées. Voici, à mon avis, les principaux défauts qui cauſent ordinairement cette confuſion.

Prémier défaut : Les idées complexes compoſées de trop peu d’idées ſimples. Le prémier eſt, lorsque quelque idée complexe, (ce ſont les Idées complexes qui ſont le plus ſujettes à tomber dans la confuſion) eſt compoſée d’un trop petit nombre d’Idées ſimples, & de ces Idées ſeulement qui ſont communes à d’autres choſes, par où les différences qui font que cette Idée mérite un nom particulier, ſont laiſſées à l’écart. Ainſi, celui qui a une idée uniquement compoſée des idées ſimples d’une Bête tachetée, n’a qu’une idée confuſe d’un Leopard, qui n’eſt pas ſuffiſamment diſtingué par-là d’un Lynx & de pluſieurs autres Bêtes qui ont la peau tachetée. De ſorte qu’une telle idée, bien que deſignée par le nom particulier de Leopard, ne peut être diſtinguée de celles qu’on déſigne par les noms de Lynx ou de Panthere, & elle peut auſſi bien recevoir le nom de Lynx que celui de Leopard. Je vous laiſſe à penſer combien la coûtume de définir les mots des termes généraux, doit contribuer à rendre confuſes & indéterminées les idées qu’on prétend déſigner par ces termes-là. Il eſt évident que les Idées confuſes rendent l’uſage des mots incertain, & détruiſent l’avantage qu’on peut tirer des noms diſtincts. Lorsque les Idées que nous déſignons par différens termes, n’ont point de différence qui réponde aux noms diſtincts qu’on leur donne, de ſorte qu’elles ne peuvent point être diſtinguées par ces noms-là, dans ce cas elles ſont véritablement confuſes.

§. 8.Second défaut : Les idées ſimples qui forment une Idée complexe, brouillées & confonduës enſemble. Un autre défaut qui rend nos Idées confuſes, c’eſt lors qu’encore que les Idées particuliéres qui compoſent quelque idée complexe, ſoient en aſſez grand nombre, elles ſont pourtant ſi fort confonduës enſemble qu’il n’eſt pas aiſé de diſcerner ſi cet amas appartient plûtôt au nom qu’on donne à cette idée-là, qu’à quelque autre nom. Rien n’eſt plus propre à nous faire comprendre cette confuſion que certaines Peintures qu’on montre ordinairement comme ce que l’Art peut produire de plus ſurprenant, où les couleurs de la maniére qu’on les applique avec le pinceau ſur la plaque ou ſur la Toile, repréſentent des figures fort bizarres & fort extraordinaires, & paroiſſent poſées au hazard & ſans aucun ordre. Un tel Tableau compoſé de parties où il ne paroit ni ordre ni ſymmetrie, n’eſt pas en lui-même plus confus que le Portrait d’un Ciel couvert de nuages, que perſonne ne s’aviſe de regarder comme confus quoi qu’on n’y remarque pas plus de symmetrie dans les figures ou dans l’application des couleurs. Qu’eſt-ce donc qui fait que le prémier Tableau paſſe pour confus, ſi le manque de ſymmetrie n’en eſt pas la cauſe, comme il ne l’eſt pas certainement, puiſqu’un autre Tableau, fait ſimplement à l’imitation de celui-là, ne ſeroit point appellé confus ? A cela je répons, que ce qui le fait passer pour confus, c’eſt de lui appliquer un certain nom qui ne lui convient pas plus diſtinctement que quelque autre. Ainſi, quand ont dit que c’eſt le Portrait d’un Homme ou de Céſar, on le regarde dès-lors avec raiſon comme quelque choſe de confus, parce que dans l’état qu’il paroît, on ne ſauroit connoître que le nom d’Homme ou de Céſar lui convienne mieux que celui de Singe ou de Pompée ; deux noms qu’on ſuppoſe ſignifier des idées différentes de celles qu’emportent les mots d’Homme ou de Céſar. Mais lorſqu’un Miroir Cylindrique placé comme il faut par rapport à ce Tableau, a fait paroître ces traits irréguliers dans leur ordre, & dans leur juſte proportion, la confuſion diſparoît dès ce moment, & l’Oeil apperçoit auſſi-tôt que ce Portrait eſt un Homme ou Céſar, c’eſt-à-dire, que ces noms-là lui conviennent véritablement & qu’il eſt ſuffiſamment diſtingué d’un Singe ou de Pompée, c’eſt-à-dire, des idées que ces deux noms ſignifient. Il en eſt juſtement de même à l’égard de nos idées qui ſont comme les peintures des choſes. Nulle de ces peintures mentales, j’oſe m’exprimer ainſi, ne peut être appellée confuſe, de quelque maniére que leurs parties ſoient jointes enſemble, car telles qu’elles ſont, elles peuvent être diſtinguées évidemment de toute autre, juſqu’à ce qu’elles ſoient rangées ſous quelque nom ordinaire auquel on ne ſauroit voir qu’elles appartiennent plûtôt qu’à quelque autre nom qu’on reconnoit avoir une ſignification différente.

§. 9.Troiſiéme cauſe de la confuſion de nos Idées, elles ſont incertaines & indéterminées. Un troiſiéme défaut qui fait ſouvent regarder nos Idées comme confuſes, c’eſt quand elles ſont incertaines & indéterminées. Ainſi l’on voit tous les jours des gens qui ne faiſant pas difficulté de ſe ſervir des mots uſitez dans leur Langue maternelle, avant que d’en avoir appris la ſignification préciſe, changent l’idée qu’ils attachent à tel ou tel mot, preſque auſſi ſouvent qu’ils le font entrer dans leurs diſcours. Suivant cela, l’on peut dire, par exemple, qu’un homme a une idée confuſe de l’Egliſe & de l’Idolatrie, lorſque par l’incertitude où il eſt de ce qu’il doit exclurre de l’idée de ces deux mots, ou de ce qu’il doit y faire entrer toutes les fois qu’il penſe à l’une ou à l’autre, il ne ſe fixe point conſtamment à une certaine combinaiſon préciſe d’Idées qui compoſent chacune de ces Idées ; & cela pour la même raiſon qui vient d’être propoſée dans le Paragraphe précedent, ſavoir, parce qu’une Idée changeante (ſi l’on veut la faire paſſer pour une ſeule idée) n’appartient pas plûtôt à un nom qu’à un autre, & perd par conſéquent la diſtinction pour laquelle les noms diſtincts ont été inventez.

§. 10. On peut voir par tout ce que nous venons de dire, combien les Noms contribuent à cette dénomination d’Idée diſtinctes & confuſes, ſi l’on les regarde comme autant de ſignes fixes des choſes, lesquels ſelon qu’ils ſont différens ſignifient des choſes diſtinctes, & conſervent de la diſtinction entre celles qui ſont effectivement différentes, par un rapport ſecret & imperceptible que l’Eſprit met entre ſes Idées & ces noms-là. C’eſt ce que l’on comprendra peut-etre mieux après avoir lû & examiné ce que je dis des Mots dans le Troiſiéme Livre de cet Ouvrage. Du reſte, ſi l’on ne fait aucune attention au rapport que les Idées ont des noms diſtincts conſiderez comme des ſignes de choſes diſtincts, il ſera bien mal-aiſé de dire ce que c’eſt qu’une Idée confuſe. C’eſt pourquoi lorsqu’un homme déſigne par un certain nom une eſpèce de choſes ou une certaine choſe particuliere diſtincte de toute autre, l’idée complexe qu’il attache à ce nom, eſt d’autant plus diſtincte que les idées ſont plus particuliéres, & que le nombre & l’ordre des Idées dont elle eſt compoſée, eſt plus grand & plus déterminé. Car plus elle renferme de ces Idées particuliéres, plus elle a de différences ſenſibles par où elle ſe conſerve diſtincte & ſeparée de toutes les idées qui appartiennent à d’autres noms, de celles-là même qui lui reſſemblent le plus, ce qui fait qu’elle ne peut être confonduë avec elles.

§. 11.La confuſion regarde toûjours deux Idées. La confuſion, qui rend difficile la ſeparation de deux choſes qui devroient être ſeparées, concerne toûjours deux Idées, & celle-là ſur-tout qui ſont le plus approchantes l’une de l’autre. C’eſt pourquoi toutes les fois que nous ſoupçonnons que quelque Idée ſoit confuſe, nous devons examiner quelle eſt l’autre idée qui peut être confonduë avec elle, ou dont elle ne peut être aiſément ſeparée, & l’on trouvera toûjours que cette autre Idée eſt déſignée par un autre nom, & doit être par conſéquent une choſe différente, dont elle n’eſt pas encore aſſez diſtincte parce que c’eſt ou la même, ou qu’elle en fait partie, ou du moins qu’elle eſt auſſi proprement déſignée par le nom ſous lequel cette autre eſt rangée, & qu’ainſi elle n’en eſt pas ſi différente que leurs divers noms le donnent à entendre.

§. 12. C’eſt là, je penſe, la confuſion qui convient aux Idées, & qui a toûjours un ſecret rapport aux noms. Et s’il y a quelque autre confuſion d’Idées, celle-là du moins contribuë plus qu’aucune autre à mettre du deſordre dans les penſées & dans les diſcours des hommes : car la plûpart des idées dont les hommes raiſonnent en eux-mêmes, & celles qui ſont le continuel ſujet de leurs entretiens avec les autres hommes, ce ſont celles à qui l’on a donné des noms. C’eſt pourquoi toutes les fois qu’on ſuppoſe deux Idées différentes, déſignées par deux différens noms, mais qu’on ne peut pas diſtinguer ſi facilement que les ſons mêmes qu’on employe pour les déſigner ; dans de telles rencontres il ne manque jamais d’y avoir de la confuſion entre elles. Le moyen de prévenir cette confuſion, c’eſt d’aſſembler & de réunir dans notre Idée complexe, d’une maniére auſſi préciſe qu’il eſt poſſible, tout ce qui peut ſervir à la faire diſtinguer de toute idée, & d’appliquer conſtamment le même nom à cet amas d’idées, ainſi unies en nombre fixe, & dans un ordre déterminé. Mais comme cela n’accommode ni la pareſſe ni la vanité des hommes, & qu’il ne peut ſervir à autre choſe qu’à la découverte & à la défenſe de la Verité, qui n’eſt pas toûjours le but qu’ils ſe propoſent, une telle exactitude eſt une de ces choſes qu’on doit plûtôt ſouhaiter qu’eſperer. Car comme l’application vague des noms à des idées indéterminées, variables & qui ſont preſque de purs néants, ſert d’un côté à couvrir notre propre ignorance, & de l’autre à confondre & embarraſſer les autres, ce qui paſſe pour véritable ſavoir & pour marque de ſupériorité en fait de connoiſſance, il ne faut pas s’étonner que la plûpart des hommes faſſent un tel uſage des mots, pendant qu’ils le blâment en autrui. Mais quoi que je croie qu’une bonne partie de l’obſcurité qui ſe rencontre dans les notions des hommes, pourroit être évitée ſi l’on s’attachoit à parler d’une maniére plus exacte & plus ſincére ; je ſuis pourtant fort éloigné de conclurre que tous les abus qu’on commet ſur cet article ſoient volontaires. Certaines Idées ſont ſi complexes, & compoſées de tant de parties, que la Mémoire ne ſauroit aiſément retenir au juſte la même combinaiſon d’Idées ſimples ſous le même nom : moins encore ſommes-nous capables de deviner conſtamment quelle eſt préciſément l’Idée complexe qu’un tel nom ſignifie dans l’uſage qu’en fait une autre perſonne. La prémiére de ces choſes, met de la confuſion dans nos propres ſentimens & dans les raiſonnemens que nous faiſons en nous-mêmes, & la dernière dans nos diſcours & dans nos entretiens avec les autres hommes. Mais comme j’ai traité plus au long, dans le Livre ſuivant, des Mots & de l’abus qu’on en fait, je n’en dirai pas davantage dans cet endroit.

§. 13.Nos Idées complexes peuvent être claires d’un côté, & confuſes de l’autre. Comme nos Idées complexes conſiſtent en autant de combinaiſons de diverſes Idées ſimples, elles peuvent être fort claires & fort diſtinctes d’un côté, & fort obſcures & fort confuſes de l’autre. Par exemple, ſi un homme parle d’une figure de mille côtez, l’idée de cette figure peut être fort obſcure dans ſon Eſprit, quoi que celle du Nombre y ſoit fort diſtincte ; de ſorte que pouvant diſcourir & faire des démonſtrations ſur cette partie de ſon Idée complexe qui roule ſur le nombre de mille, il eſt porté à croire qu’il a auſſi une idée diſtincte d’une Figure de mille côtez, quoi qu’il ſoit certain qu’il n’en a point d’idée préciſe, de ſorte qu’il puiſſe diſtinguer cette Figure d’avec une autre qui n’a que neuf cens nonante neuf côtez. Il s’eſt introduit d’aſſez grandes erreurs dans les penſées des hommes, & beaucoup de confuſion dans leurs diſcours, faute d’avoir obſervé cela.

§. 14.Il peut arriver bien du deſordre dans nos raiſonnemens pour ne pas prendre garde à cela. Que ſi quelqu’un s’imagine avoir une idée diſtincte d’une Figure de mille côtez, qu’il en faſſe l’épreuve en prenant une autre partie de la même matiére uniforme, comme d’or ou de cire, qui ſoit d’une égale groſſeur, & qu’il en faſſe l’épreuve en prenant une autre partie de la même matiére uniforme, comme d’or ou de cire, qui ſoit d’une égale groſſeur, & qu’il en faſſe une figure de neuf cens nonante neuf côtez. Il eſt hors de doute qu’il pourra diſtinguer ces deux idées l’une de l’autre par le nombre des côtez, & raiſonner diſtinctement ſur leurs différentes proprietez, tandis qu’il fixera uniquement ſes penſées & ſes raiſonnemens ſur ce qu’il y a dans ces idées qui regarde le nombre, comme que les côtez de l’une peuvent être diviſez en deux nombres égaux, & non ceux de l’autre, &c. Mais s’il veut venir à diſtinguer ces idées par leur figure, il ſe trouvera d’abord hors de route, & dans l’impuiſſance, à mon avis, de former deux idées qui ſoient diſtinctes l’une de l’autre, par la ſimple figure que ces deux piéces d’or préſentent à ſon Eſprit, comme il ſeroit, ſi les mêmes piéces d’or étoient formées l’une en Cube, & l’autre dans une figure de cinq côtez. Du reſte, nous ſommes fort ſujets à nous tromper nous-mêmes, & à nous engager dans de vaines diſputes avec les autres au ſujet de ces idées incompletes, & ſur-tout lorſqu’elles ont des noms particuliers & généralement connus. Car étant convaincus en nous-mêmes de ce que nous voyons de clair dans une partie de l’Idée ; & le nom de cette idée, qui nous eſt familier, étant appliqué à toute l’idée, à la partie imparfaite & obſcure auſſi bien qu’à celle qui eſt claire & diſtincte, nous ſommes portez à nous ſervir de ce nom pour exprimer cette partie confuſe, & à en tirer des concluſions par rapport à ce qu’il ne ſignifie que d’une maniére obſcure, avec autant de confiance que nous le faiſons à l’égard de ce qu’il ſignifie clairement.

§. 15.Exemple de cela dans l’Eternité. Ainſi, comme nous avons ſouvent dans la bouche le mot d’Eternité, nous ſommes portez à croire, que nous en avons une idée poſitive & complete, ce qui eſt autant que ſi nous diſions, qu’il n’y a aucune partie de cette durée qui ne ſoit clairement contenue dans notre idée. Il eſt vrai que celui qui ſe figure une telle choſe, peut avoir une idée claire de la Durée. Il peut avoir, outre cela, une idée fort évidente d’une très-grande étenduë de durée, comme auſſi de la comparaiſon de cette grande étenduë avec une autre encore plus grande. Mais comme il ne lui eſt pas poſſible de renfermer tout à la fois dans ſon idée de la Durée, quelque vaſte qu’elle ſoit, toute l’étenduë d’une durée qu’il ſuppoſe ſans bornes, cette partie de ſon idée qui eſt toûjours au delà de cette vaſte étenduë de durée, & qu’il ſe repréſente en lui-même dans ſon Eſprit, eſt fort obſcure & fort indéterminée. De là vient que dans les diſputes & les raiſonnemens qui regardent l’Eternité, ou quelque autre Infini, nous ſommes ſujets à nous embarraſſer nous-mêmes dans de manifeſtes abſurditez.

§. 16.Autre Exemple, dans la diviſibilité de la Matiére. Dans la Matiére nous n’avons guere d’idée claire de la petiteſſe de ſes parties au delà de la plus petite qui puiſſe frapper quelqu’un de nos Sens ; & c’eſt pour cela que lorſque nous parlons de la Diviſibilité de la Matiére à l’infini, quoi que nous ayions des idées claires de diviſion & de diviſibilité, auſſi bien que de parties détachées d’un Tout par voye de diviſion, nous n’avons pourtant que des idées fort obſcures & fort confuſes des corpuſcules qui peuvent être ainſi diviſez, après que par des diviſions précedentes ils ont été une fois réduits à une petiteſſe qui va beaucoup au delà de la perception de nos Sens. Ainſi, tout ce dont nous avons des idées claires & diſtinctes, c’eſt de ce qu’eſt la diviſion en général ou par abſtraction, & le rapport de Tout & de Partie. Mais pour ce qui eſt de la groſſeur du Corps entant qu’il peut être ainſi diviſé à l’infini après certaines progreſſions ; c’eſt dequoi je penſe que nous n’avons point d’idée claire & diſtincte. Car je demande ſi un homme prend le plus petit Atome de pouſſiere qu’il ait jamais vû, aura-t-il quelque idée diſtincte (j’excepte toûjours le nombre, qui ne concerne point l’Entenduë) entre la 100,000me & la 1,000,000me particule de cet Atome ? Et s’il croit pouvoir ſubtiliſer ſes idées juſqu’à ce point, ſans perdre ces deux particules de vûë ; qu’il ajoûte dix chiffres à chacun de ces nombres. La ſuppoſition d’un tel dégré de petiteſſe ne doit pas paroître déraiſonnable, puiſque par une telle diviſion, cet Atome ne ſe trouve pas plus près de la fin d’une Diviſion infinie que par une diviſion en deux parties. Pour moi, j’avouë ingenument que je n’ai aucune idée claire & diſtincte de la différente groſſeur ou étenduë de ces petits Corps, puiſque je n’en ai même qu’une fort obſcure de chacun d’eux pris à part & conſideré en lui-même. Ainſi, je croi que, lorſque nous parlons de la Diviſion de Corps à l’infini, l’idée que nous avons de leur groſſeur diſtincte, qui eſt le ſujet & le fondement de la diviſion, ſe confond après une petite progreſſion, & ſe perd preſque entierement dans une profonde obſcurité. Car une telle idée qui n’eſt deſtinée qu’à nous repréſenter la groſſeur, doit être bien obſcure & bien confuſe, puiſque nous ne ſaurions la diſtinguer d’avec l’idée d’un Corps dix fois auſſi grand, que par le moyen du nombre ; en ſorte que tout ce que nous pouvons dire, c’eſt que nous avons des idées claires & diſtinctes d’Un & de Dix, mais nullement de deux pareilles Entenduës. Il s’enſuit clairement de là, que lorſque nous parlons de l’infinie diviſibilité du Corps ou de l’Etenduë, nos idées claires & diſtinctes ne tombent que ſur les nombres, mais que nos idées claires & diſtinctes d’Etenduë ſe perdant entiérement après quelques dégrez de diviſion, ſans qu’il nous reſte aucune idée diſtincte de telles & telles parcelles, notre Idée ſe termine comme toutes celles que nous pouvons avoir de l’Infini, à l’idée du Nombre ſuſceptible de continuelles additions, ſans arriver jamais à une idée diſtincte de partie actuellement infinies dans la Matiére, que nous avons d’un Nombre infini dès-là que nous pouvons ajoûter de nouveaux nombres à tout nombre donné qui eſt préſent à notre Eſprit, car la diviſibilité à l’infini ne nous donne pas plûtôt une idée claire & diſtincte de parties actuellement infinies, que cette addibilité ſans fin, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, nous donne une idée claire & diſtincte d’un nombre actuellement infini ; puiſque l’une & l’autre n’eſt autre choſe qu’une capacité de recevoir ſans ceſſe une augmentation de nombre, que le nombre ſoit déja ſi grand qu’on voudra. De ſorte que pour ce qui reſte à ajoûter (en quoi conſiſte l’inifinité) nous n’en avons qu’une idée obſcure, imparfaite & confuſe, ſur laquelle nous ne ſaurions non plus raiſonner avec aucune certitude ou clarté que nous pouvons raiſonner dans l’Arithmetique ſur un nombre dont nous n’avons pas une idée auſſi diſtincte que de quatre ou de cent, mais ſeulement une idée obſcure & purement relative qui eſt que ce nombre comparé à quelque autre que ce ſoit, eſt toûjours plus grand que 400, 000, 000, nous n’en avons pas une idée plus claire & plus poſitive que ſi nous diſions qu’il eſt plus grand que 40, ou que 4 : parce que 400, 000, 000 n’a pas une plus prochaine proportion avec la fin de l’Addition ou du Nombre, que 4. Car celui qui ajoûte ſeulement 4 à 4, & avance de cette maniére, arrivera auſſi-tôt à la fin de toute Addition que celui qui ajoûte 400, 000, 000 à 400, 000. 000. Il en eſt de même à l’égard de l’Eternité : celui qui a une idée de 4 ans ſeulement, a une idée de l’Eternité auſſi poſitive & auſſi complete, que celui qui en a une de 400, 000, 000 d’années ; car ce qui reſte de l’Eternité au delà de l’un & de l’autre de ces deux nombres d’Années, eſt auſſi clair à l’égard de l’une de ces perſonnes qu’à l’égard de l’autre, c’eſt-à-dire que nul d’eux n’en a abſolument aucune idée claire & poſitive. En effet, celui qui ajoûte 400, 000, 000 d’années & ainſi de ſuite, ou qui, s’il le trouve à propos, double le produit auſſi ſouvent qu’il lui plairra : l’Abyme qui reſte à remplir, étant toûjours autant au delà de la fin de toutes ces progreſſions qu’il ſurpaſſe la longueur d’un jour ou d’une heure. Car rien de ce qui eſt fini, n’a aucune proportion avec l’Infini ; & par conſéquent cette proportion ne ſe trouve point dans nos Idées de l’Etenduë par voye d’addition & que nous voulons comprendre par nos penſées un Eſpace infini, il nous arrive la même choſe que lorsque nous diminuons cette idée par le moyen de la diviſion. Après avoir doublé peu de fois les idées d’étenduë les plus vaſtes que nous ayions accoûtumé d’avoir, nous perdons de vûë l’idée claire & diſtincte de cet Eſpace, ce n’eſt plus qu’une grande étenduë que nous concevons confuſément avec un reſte d’étenduë encore plus grand ſur lequel toutes les fois que nous voudrons raiſonner, nous nous trouverons toûjours déſorientez & tout à fait hors de route, les idées confuſes ne manquant jamais d’embrouiller les raiſonnements & les concluſions que nous voulons déduire du côté confus de ces Idées.