Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 23


CHAPITRE XXIII.

De nos Idées Complexes des Subſtances.


§. 1.Idées des Subſtances comment formées.
LEsprit étant fourni, comme j’ai déja remarqué, d’un grand nombre d’Idées ſimples qui lui ſont venuës par les Sens ſelon les diverſes impreſſions qu’ils ont reçu des Objets extérieurs, ou par la Reflexion qu’il fait ſur ſes propres opérations, remarque outre cela, qu’un certain nombre de ces Idées ſimples vont conſtamment enſemble, qui étant regardées comme appartenantes à une ſeule choſe, ſont déſignées par un ſeul nom lors qu’elles ſont ainſi réunies dans un ſeul ſujet, par la raiſon que le Langage eſt accommodé aux communes conceptions, & que ſon principal uſage eſt de marquer promptement ce qu’on a dans l’Eſprit. De là vient, que quoi que ce ſoit véritablement un amas de pluſieurs idées jointes enſemble, dans la ſuite nous ſommes portez par inadvertance à en parler comme d’une ſeule Idée ſimple, & à les conſiderer comme n’étant effectivement qu’une ſeule Idée ; parce que, comme j’ai déja dit, ne pouvant imaginer comment ces Idées ſimples peuvent ſubſiſter par elles-mêmes, nous nous accoûtumons à ſuppoſer quelque * * Subſtranum. Voyez la remarque qui a été faite ſur ce mot, pag. 52. L.I. Ch. III. §. 18.
Quelle eſt notre Idée de Subſtance en général.
choſe qui les ſoûtienne, où elles ſubſiſtent, & d’où elles reſultent, à qui pour cet effet on a donné le nom de Subſtance.

§. 2. De ſorte que qui voudra prendre la peine de ſe conſulter ſoi-même ſur la notion qu’il a de la pure Subſtance en général, trouvera qu’il n’en a abſolument point d’autre que de je ne ſai quel ſujet qui lui eſt tout-à-fait inconnu, & qu’il ſuppoſe etre le ſoûtien des Qualitez qui ſont capables d’exciter des Idées ſimples dans notre Eſprit, Qualitez qu’on nomme communément les Accidents. En effet, qu’on demande à quelqu’un ce que c’eſt que le ſujet dans lequel la Couleur ou le Poids exiſtent, il n’aura autre choſe à dire ſinon que c’eſt que la choſe dans laquelle la ſolidité & l’étenduë ſont inhérentes, il ne ſera pas moins en peine que l’Indien dont * * Pag. 126. L. II. Ch. XIII. §. 19. nous avons déja parlé, qui ayant dit que la Terre étoit ſoûtenuë par un grand Elephant, répondit à ceux qui demandèrent ſur quoi s’appuyoit cet Elephant, que c’étoit ſur une grande Tortuë, & qui étant encore preſſé de dire ce qui ſoutenoit la Tortuë, répliqua que c’étoit quelque choſe, un je ne ſai quoi qu’il ne connoiſſoit pas. Dans cette rencontre auſſi bien que dans pluſieurs autres où nous employons des mots ſans avoir des idées claires & diſtinctes de ce que nous voulons dire, nous parlons comme des Enfans, à qui l’on n’a pas plûtot demandé ce que c’eſt qu’une telle choſe qui leur eſt inconnuë, qu’ils font cette réponſe fort ſatisfaiſante à leur gré, que c’eſt quelque choſe ; mais qui employée de cette maniére ou par des Enfans ou par des Hommes faits, ſignifie purement & ſimplement qu’ils ne ſavent ce que c’eſt ; & que la choſe dont ils prétendent parler & avoir quelque connoiſſance, n’excite aucune idée dans leur Eſprit, & leur eſt par conſéquent tout-à-fait inconnuë. Comme donc toute l’idée que nous avons de ce que nous déſignons par le terme général de Subſtance, n’eſt autre choſe qu’un ſujet que nous ne connoiſſons pas, que nous ſuppoſons être le ſoûtien des Qualitez dont nous découvrons l’exiſtence, & que nous ne croyons pas pouvoir ſubſiſter fine reſubſtante, ſans quelque choſe qui les ſoûtienne, nous donnons à ce ſoûtien le nom de Subſtance qui rendu nettement en François ſelon ſa véritable ſignification veut dire * * En latin Quod ſubſtat. De différentes Eſpèces de Subſtances. ce qui eſt deſſous ou qui ſoûtient.

§. 3. Nous étant ainſi fait une idée obſcure & relative de la Subſtance en général, nous venons à nous former des idées d’eſpèces particuliéres de ſubſtances, en aſſemblant ces Combinaiſons d’Idées ſimples, que l’Expérience & les Obſervations que nous faiſons par le moyen des Sens, nous font remarquer exiſtant enſemble, & que nous ſuppoſons pour cet effet émaner de l’interne & particulière conſtitution ou eſſence inconnuë de cette Subſtance. C’eſt ainſi que nous venons à avoir les idées d’un Homme, d’un Cheval, de l’Or, du Plomb, de l’Eau, &c. desquelles Subſtances ſi quelqu’un a aucune autre idée que celle de certaines Idées ſimples qui exiſtent enſemble, je m’en rapporte à ce que chacun éprouve en ſoi-même. Les Qualitez ordinaires qui ſe remarquent dans le Fer ou dans un Diamant, conſtituent la véritable idée complexe de ces deux Subſtances qu’un Serrurier ou un Jouaillier connoit communément beaucoup mieux qu’un Philoſophe, qui, malgré tout ce qu’il nous dit des formes ſubſtantielles, n’a dans le fond aucune autre idée de ces Subſtances, que celle qui eſt formée par la collection des Idées ſimples qu’on y obſerve. Nous devons ſeulement remarquer, que nos Idées complexes des Subſtances, outre toutes les Idées ſimples dont elles ſont compoſées, emportent toûjours une idée confuſe de quelque choſe à quoi elles appartiennent & dans quoi elles ſubſiſtent. C’eſt pour cela que, lorsque nous parlons de quelque eſpèce de Subſtance, nous diſons que c’eſt une Choſe étenduë, figurée, & capable de Mouvement, que l’Eſprit eſt une Choſe capable de penſer. Nous diſons de même que la Dureté, la Friabilité & la puiſſance d’attirer le Fer, ſont des Qualitez qu’on trouve dans l’Aimant. Ces façons de parler & autres ſemblables donnent à entendre que la Subſtance eſt toûjours ſuppoſée comme quelque choſe de diſtinct de l’Etenduë, de la Figure, de la Solidité, du Mouvement, de la Penſée & des autres Idées qu’on peut obſerver, quoi que nous ne ſachions ce que c’eſt.

§. 4.Nous n’avons aucune idée claire de la Subſtance en général. Delà vient, que lorsque quelque Eſpèce particuliére de Subſtances corporelles, comme un Cheval, une Pierre, &c. vient à faire le ſujet de notre entretien & de nos penſées, quoi que l’idée que nous avons de l’une ou de l’autre de ces choſes ne ſoit qu’une combinaiſon ou collection de différentes Idées ſimples des Qualitez ſenſibles que nous trouvons unies dans ce que nous appellons Cheval ou Pierre, cependant comme nous ne ſaurions concevoir que ces Qualitez ſubſiſtent toutes ſeules, ou l’une dans l’autre, nous ſuppoſons qu’elles exiſtent dans quelque ſujet commun qui en eſt le ſoûtien ; & c’eſt ce ſoûtien que nous déſignons par le nom de Subſtance, quoi qu’au fond il ſoit certain que nous n’avons aucune idée claire & diſtincte de cette Choſe que nous ſuppoſons être le ſoûtien de ces Qualitez ainſi combinées.

§. 5.Nous avons une idée auſſi claire de l’Eſprit que du Corps. La même choſe arrive à l’égard des Operations de l’Eſprit, ſavoir, la Penſée, le Raiſonnement, la Crainte, &c. Car voyant d’un côté qu’elles ne ſubſiſtent point par elles-mêmes, & ne pouvant comprendre, de l’autre, comment elles peuvent appartenir au Corps ou être produites par le Corps, nous ſommes portez à penſer que ce ſont des Actions de quelque autre Subſtance que nous nommons Eſprit. D’où il paroît pourtant avec la derniére évidence, que, puisque nous n’avons aucune idée ou notion de la Matiére, que comme de quelque choſe dans quoi ſubſiſtent pluſieurs Qualitez ſenſibles qui frappent nos Sens, nous n’avons pas plûtôt ſuppoſé un Sujet dans lequel exiſte la penſée, la connoiſſance, le doute & la puiſſance de mouvoir, &c. que nous avons une idée auſſi claire de la Subſtance de l’Eſprit que de la Subſtance du Corps ; celle-ci étant ſuppoſée le ** Subſtratum. ſoûtien des Idées ſimples qui nous viennent de dehors, ſans que nous connoiſſions ce que c’eſt que ce ſoûtien-là ; & l’autre étant regardée comme le ſoûtien des Operations que nous trouvons en nous-mêmes par experience, & qui nous eſt auſſi tout-à-fait inconnu. Il eſt donc évident, que l’idée d’une Subſtance corporelle dans la Matiére eſt auſſi éloignée de nos conceptions, que celle de la Subſtance ſpirituelle, ou de l’Eſprit. Et par conſéquent, de ce que nous n’avons aucune notion de la Subſtance ſpirituelle, nous ne ſommes pas plus autoriſez à conclurre la non-exiſtence des Eſprits, qu’à nier par la même raiſon l’exiſtence des Corps : car il eſt auſſi raiſonnable d’aſſurer qu’il n’y a point de Corps parce que nous n’avons aucune idée de la Subſtance de la Matiére, que de dire qu’il n’y a point d’Eſprits parce que nous n’avons aucune idée de la Subſtance d’un Eſprit.

§. 6.Des différentes ſortes de Subſtances. Ainſi, quelle que ſoit la nature abſtraite de la Subſtance en général, toutes les idées que nous avons des eſpèces particulières & diſtinctes des Subſtances, ne ſont autre choſe que différentes combinaiſons d’Idées ſimples, & non autre choſe, que nous nous repréſentons à nous-mêmes des eſpèces particulières de Subſtances. C’eſt à quoi ſe réduiſent les Idées que nous avons dans l’Eſprit de différentes eſpèces de Subſtances, & celles que nous ſuggerons aux autres en les leur déſignant par des noms ſpécifiques, comme ſont ceux d’Homme, de Cheval, de Soleil, d’Eau, de Fer, &c. Car quiconque entend le François ſe forme d’abord à l’ouïe de ces noms, une combinaiſon de diverſes idées ſimples qu’il a communément obſervé ou imaginé exiſter enſemble ſous telle ou telle dénomination : toutes leſquelles idées il ſuppoſe ſubſiſter, & être, pour ainſi dire, attachées à ce commun ſujet inconnu, qui n’eſt pas inhérent lui-même dans aucune autre choſe : quoi qu’en même temps il ſoit manifeſte, comme chacun peut s’en convaincre en reflêchiſſant ſur ſes propres penſées, que nous n’avons aucune autre idée de quelque Subſtance particulière, comme de l’Or, d’un Cheval, du Fer, d’un Homme, du Vitriol, du Pain, &c. que celle que nous avons des Qualitez ſenſibles que nous ſuppoſons jointes enſemble par le moyen d’un certain Sujet qui ſert, pour ainſi dire, de ** Subſtratum. ſoûtien à ces Qualitez ou Idées ſimples qu’on a obſervé exiſter jointes enſemble. Ainſi, qu’eſt-ce que le Soleil, ſinon un aſſemblage de ces differentes idées ſimples, la lumière, la chaleur, la rondeur, un mouvement conſtant & régulier qui eſt à une certaine diſtance de nous, & peut-être quelques autres, ſelon que celui qui reflêchit ſur le Soleil ou qui en parle, a été plus ou moins exact à obſerver les Qualitez, Idées, ou Proprietez ſenſibles qui ſont dans ce qu’il nomme Soleil ?

§. 7.Les Puiſſances ſont une grande partie de nos Idées complexes des Subſtances. Car celui-là a l’idée la plus parfaite de quelque Subſtance particulière qui a joint & raſſemblé un plus grand nombre d’Idées ſimples qui exiſtent dans cette Subſtance, parmi lesquelles il faut compter ſes Puiſſances actives & ſes capacitez paſſives, qui, à parler exactement, ne ſont pas des Idées ſimples, mais qu’on peut pourtant mettre ici aſſez commodément dans ce rang-là, pour abreger. Ainſi, la puiſſance d’attirer le Fer eſt une des Idées de la Subſtance que nous nommons Aimant ; & la puiſſance d’être ainſi attiré, fait partie de l’idée complexe que nous nommons Fer : deux ſortes de Puiſſances qui paſſent pour autant de Qualitez inhérentes dans l’Aimant, & dans le Fer. Car chaque Subſtance étant auſſi propre à changer certaines Qualitez ſenſibles dans d’autres ſujets par le moyen de diverſes Puiſſances qu’on y obſerve, qu’elle eſt capable d’exciter en nous les idées ſimples que nous en recevons immédiatement, elle nous fait voir par le moyen de ces nouvelles Qualitez ſenſibles produites dans d’autres ſujets, ces ſortes de Puiſſances qui par-là frappent médiatement nos Sens, & cela d’une maniére auſſi reguliére que les Qualitez ſenſibles de cette Subſtance, lorsqu’elles agiſſent immédiatement ſur nous. Dans le Feu, par exemple, nous y appercevons immédiatement, par le moyen des Sens, de la chaleur & de la couleur, qui, à bien conſiderer la choſe, ne ſont dans le Feu, que des Puiſſances de produire ces Idées en nous. De même, nous appercevons par nos Sens la couleur & la friabilité du Charbon, par où nous venons à connoître une autre Puiſſance du Feu qui conſiſte à changer la couleur & la conſiſtence du Bois. Ces différentes Puiſſances du Feu ſe découvrent à nous immédiatement dans le prémier cas, & médiatement dans le ſecond : c’eſt pourquoi nous les regardons comme faiſant partie des Qualitez du Feu, & par conſéquent, de l’idée complexe que nous nous formons. Car comme toutes ces Puiſſances que nous venons à connoître, ſe terminent uniquement à l’alteration qu’elles font de quelques Qualitez ſenſibles dans les ſujets ſur qui elles exercent leur opération, & qui par-là excitent de nouvelles idées ſenſibles en nous, je mets ces Puiſſances au nombre des Idées ſimples qui entrent dans la compoſition des eſpèces particuliéres des Subſtances, quoi que ces Puiſſances conſiderées en elles-mêmes ſoient effectivement des Idées complexes. Je prie mon Lecteur de m’accorder la liberté de m’exprimer ainſi, & de ſe ſouvenir de ne pas prendre mes paroles à la rigueur, lorsque je range quelqu’une de ces Potentialitez parmi les Idées ſimples que nous raſſemblons dans notre Eſprit, toutes les fois que nous venons à penſer à quelque Subſtance particuliére. Car ſi nous voulons avoir de vrayes & diſtinctes notions des Subſtances, il eſt abſolument néceſſaire de conſiderer les différentes Puiſſances qu’on y peut découvrir.

§. 8.Et comment. Au reſte, nous ne devons pas être ſurpris, que les Puiſſances faſſent une grande partie des Idées complexes que nous avons des Subſtances ; puiſque ce qui dans la plûpart des Subſtances contribuë le plus à les diſtinguer l’une de l’autre, & qui fait ordinairement une partie conſiderable de l’Idée complexe que nous avons de leurs différentes eſpèces, ce ſont leurs * * Voyez ci-deſſus (pag. 87.) le Chapitre VIII. où l’Auteur explique au long ce qu’il entend par ſecondes Qualitez. ſecondes Qualitez. Car nos Sens ne pouvant nous faire appercevoir la groſſeur, la contexture & la figure des petites parties des Corps d’où dépendent leurs conſtitutions réelles & leurs veritables différences, nous ſommes obligez d’employer leurs ſecondes Qualitez comme des marques caracteriſtiques, par leſquelles nous puiſſions nous en former des idées dans l’Eſprit, & les diſtinguer les unes des autres. Or toutes ces ſecondes Qualitez ne ſont que des ſimples Puiſſances, comme nous l’avons † Pag. 88. & ſuiv. déja montré. Car la couleur & le goût de l’Opium ſont auſſi bien que ſa vertu ſoporifique ou anodyne, de pures Puiſſances qui dépendent de ſes Prémiéres Qualitez, par leſquelles il eſt propre à produire ces différentes Opérations ſur diverſes parties de nos Corps.

§. 9.Trois ſortes d’Idées conſtituent nos Idées complexes des Subſtances. Il y a trois ſortes d’Idées qui forment les idées complexes que nous avons des Subſtances corporelles. Prémiérement les Idées des Prémiéres Qualitez que nous appercevons dans les choſes par le moyen des Sens, & qui y ſont lors même que nous ne les y appercevons pas, comme ſont la groſſeur, la figure, le nombre, la ſituation & le mouvement des parties des Corps qui exiſtent réellement, ſoit que nous les appercevions ou non. Il y a, en ſecond lieu, les ſecondes Qualitez qu’on appelle communément Qualitez ſenſibles, qui dépendent de ces Prémiéres Qualitez, & ne ſont autre choſe que différentes Puiſſances que ces Subſtances ont de produire diverſes idées en nous à la faveur des Sens ; idées qui ne ſont dans les choſes mêmes que de la même maniére qu’une choſe exiſte dans la cauſe qui l’a produite. Il y a, en troiſiéme lieu, l’aptitude que nous obſervons dans une Subſtance, de produire ou de recevoir tels & tels changemens de ſes Prémiéres Qualitez ; de ſorte que la Subſtance ainſi alterée excite en nous des idées, différentes de celles qu’elle y produiſoit auparavant, & c’eſt ce qu’on nomme Puiſſance active & Puiſſance paſſive ; deux Puiſſances, qui, autant que nous en avons quelque perception ou connoiſſance, ſe terminent uniquement à des Idées ſimples qui tombent ſous le Sens. Car quelque alteration qu’un Aimant ait pû produire dans les petites particules du Fer, nous n’aurons jamais aucune notion de cette puiſſance par laquelle il peut opérer ſur le Fer, ſi le mouvement ſenſible du Fer ne nous le montroit expreſſément, & je ne doute pas que les Corps que nous manions tous les jours, n’ayent la puiſſance de produire l’un dans l’autre mille changemens auxquels nous ne ſongeons en aucune maniére, parce qu’ils ne paroiſſent jamais par des effets ſenſibles.

§. 10. Il eſt donc vrai de dire, que les Puiſſances ſont une grande partie de nos Idées complexes des Subſtances. Quiconque reflêchira, par exemple, ſur l’idée complexe qu’il a de l’Or, trouvera que la plûpart des Idées dont elle eſt compoſée, ne ſont que des Puiſſances ; ainſi la puiſſance d’être diſſous dans l’Eau Regale, ſont des Idées qui compoſent auſſi néceſſairement l’idée complexe que nous avons de l’Or, que ſa couleur & ſa peſanteur, qui, à le bien prendre, ne ſont auſſi que différentes Puiſſances. Car à parler exactement, la Couleur jaune n’eſt pas actuellement dans l’Or, mais c’eſt une Puiſſance que ce Metal a d’exciter cette idée en nous par le moyen de nos yeux, lorſqu’il eſt dans ſon veritable jour. De même, la chaleur que nous ne pouvons ſéparer de l’idée que nous avons du Soleil, n’eſt pas plus réellement dans le Soleil que la blancheur que cet Aſtre produit dans la Cire. L’une & l’autre ſont également de ſimples Puiſſances dans le Soleil, qui par le mouvement & la figure de ſes parties inſenſibles opère tantôt ſur l’Homme en lui faiſant avoir l’idée de la Chaleur, & tantôt ſur la Cire en la rendant capable d’exciter dans l’Homme l’idée du Blanc.

§. 11.Les ſecondes Qualitez que nous remarquons préſentement dans les Corps, diſparoitroient ſi nous venions à découvrir les prémiéres Qualitez de leurs plus petites parties. Si nous avions les Sens aſſez vifs pour diſcerner les petites particules des Corps, & la conſtitution réelle d’où dépendent leurs Qualitez ſenſibles, je ne doute pas qu’ils ne produiſiſſent de tout autres idées en nous : que la couleur jaune, par exemple, qui eſt préſentement dans l’Or, ne diſparût ; & qu’au lieu de cela, nous ne viſſions une admirable contexture de parties, d’une certaine groſſeur & figure. C’eſt ce qui paroît évidemment par les Microſcopes, car ce qui vû ſimplement des yeux, nous donne l’idée d’une certaine couleur, ſe trouve tout autre choſe, lorſque notre vûë vient à s’augmenter par le moyen d’un Microſcope : de ſorte que cet Inſtrument changeant, pour ainſi dire, la proportion qui eſt entre la groſſeur des particules de l’Objet coloré & notre vûë ordinaire, nous fait avoir des idées différentes de celles que le même Objet excitoit auparavant en nous. Ainſi, le ſable ou le verre pilé, qui nous paroit opaque & blanc, eſt tranſparent dans un Microſcope ; & un cheveu que nous regardons à travers cet Inſtrument, perd auſſi ſa couleur ordinaire, & paroit tranſparent pour la plus grande partie, avec un mélange de quelques couleurs brillantes, ſemblables à celles qui ſont produites par la refraction d’un Diamant ou de quelque autre Corps pellucide. Le Sang nous paroît tout rouge ; mais par le moyen d’un bon Microſcope qui nous découvre ſes plus petites parties, nous n’y voyons que quelques Globules rouges en fort petit nombre, qui nagent dans une liqueur tranſparente ; & l’on ne ſait de quelle maniére paroîtroient ces Globules rouges, ſi l’on pouvoit trouver des Verres qui les puſſent groſſir mille ou dix mille fois davantage.

§. 12.Les Facultez qui nous ſervent à connoître les choſes, ſont proportionnées à notre état dans ce Monde. Dieu qui par ſa ſageſſe infinie nous a fait tels que nous ſommes, avec toutes les choſes qui ſont autour de nous, a diſpoſé nos Sens, nos Facultez, & nos Organes de telle ſorte qu’ils puſſent nous ſervir aux néceſſitez de cette vie, & à ce que nous avons à faire dans ce Monde. Ainſi, nous pouvons par le ſecours des Sens, connoître & diſtinguer les choſes, les examiner autant qu’il eſt néceſſaire pour les appliquer à notre uſage, & les employer, en différentes maniéres, à nos beſoins dans cette vie. Et en effet, nous pénétrons aſſez avant dans leur admirable conformation & dans leurs effets ſurprenans, pour reconnoître & exalter la ſageſſe, la puiſſance, & la bonté de Celui qui les a faites. Une telle connoiſſance convient à l’état où nous nous trouvons dans ce Monde, & nous avons toutes les Facultez néceſſaires pour y parvenir. Mais il ne paroît pas que Dieu ait eu en vûë de faire que nous puſſions avoir une connoiſſance parfaite, claire & abſoluë des Choſes qui nous environnent ; & peut-être même que cela eſt bien au deſſus de la portée de tout Etre fini. Du reſte, nos Facultez, toutes groſſiéres et foibles qu’elles ſont, ſuffiſent pour nous faire connoître le Créateur par la connoiſſance qu’elles nous donnent de la Créature, & pour nous inſtruire de nos devoirs, comme auſſi pour nous faire trouver les moyens de pourvoir aux néceſſitez de cette vie. Et c’eſt à quoi ſe réduit tout ce que nous avons à faire dans ce Monde. Mais ſi nos Sens recevoient quelque altération conſiderable, & devenoient beaucoup plus vifs & plus penétrans, l’apparence & la forme extérieure des choſes ſeroit toute autre à notre égard. Et je ſuis tenté de croire que dans cette partie de l’Univers que nous habitons, un tel changement ſeroit incompatible avec notre nature, ou du moins avec un état auſſi commode & auſſi agréable que celui où nous nous trouvons préſentement. En effet, qui conſiderera combien par note conſtitution nous ſommes peu capables de ſubſiſter dans un endroit de l’Air un peu plus haut que celui où nous reſpirons ordinairement, aura raiſon de croire, que ſur cette Terre qui nous a été aſſignée pour demeure, le ſage Architecte de l’Univers a mis de la proportion entre nos organes & les Corps qui doivent agir ſur ces organes. Si, par exemple, notre Sens de l’Ouïe étoit mille fois plus vif qu’il n’eſt, combien ſerions-nous diſtraits par ce bruit qui nous battroit inceſſamment les oreilles, puis qu’en ce cas-là nous ſerions moins en état de dormir ou de mediter dans la plus tranquille retraite que parmi le fracas d’un Combat de Mer ? Il en eſt de même à l’égard de la Vuë, qui eſt le plus inſtructif de tous nos Sens. Si un homme avoit la Vuë mille ou dix mille fois plus ſubtile, qu’il ne l’a par le ſecours du meilleur Microſcope, il verroit avec les yeux ſans l’aide d’aucun Microſcope des choſes, pluſieurs millions de fois plus petites, que le plus petit objet qu’il puiſſe diſcerner préſentement ; & il ſeroit ainſi plus en état de découvrir la contexture & le mouvement des petites particules dans chaque Corps eſt compoſé. Mais dans ce cas il ſeroit dans un Monde tout différent de celui où ſe trouve le reſte des hommes. Les idées viſibles de chaque choſe ſeroient tout autre à ſon égard que ce qu’elles nous paroiſſent préſentement. C’eſt pourquoi je doute qu’il pût diſcourir avec les autres hommes des Objets de la Vuë ou des Couleurs, dont les apparences ſeroient en ce cas-là ſi fort différentes. Peut-être même qu’une Vuë ſi perçante & ſi ſubtile ne pourroit pas ſoûtenir l’éclat des rayons du Soleil, ou même la Lumiére du Jour, ni appercevoir à la fois qu’une très-petite partie d’un Objet, & ſeulement à une fort petite diſtance. Suppoſé donc que par le ſecours de ces ſortes de Microſcopes, (qu’on me permette cette expreſſion) un homme pût pénétrer plus avant qu’on ne fait d’ordinaire, dans la contexture radicale des Corps, il ne gagneroit pas beaucoup au change, s’il ne pouvoit pas ſe ſervir d’une vuë ſi perçante pour aller au Marché ou à la Bourſe ; s’il ſe trouvoit après tout dans l’incapacité de voir à une juſte diſtance les choſes qu’il lui importeroit d’éviter ; & de diſtinguer celles dont il auroit beſoin, par le moyen des Qualitez ſenſibles qui les font connoitre aux autres. Un homme, par exemple, qui auroit les yeux aſſez pénétrans pour voir la configuration des petites parties du reſſort d’une Horloge, & pour obſerver quelque en eſt la ſtructure particuliére, & la juſte impulſion d’où dépend ſon mouvement élaſtique, découvriroit ſans doute quelque choſe de fort admirable. Mais ſi avec des yeux ainſi faits il ne pouvoit pas voir tout d’un coup l’aiguille & les nombres du Cadran, & par-là connoître de loin, quelle heure il eſt, une vuë ſi perçante ne lui ſeroit pas dans le fond fort avantageuſe, puis qu’en lui découvrant la configuration ſecrete des parties de cette Machine, elle lui en feroit perdre l’uſage.

§. 13.Conjecture touchant les Eſprits. Permettez-moi ici de vous propoſer une Conjecture bizarre qui m’eſt venuë dans l’Eſprit. Si l’on peut ajoûter ſoi au rapport des choſes dont notre Philoſophie ne ſauroit rendre raiſon, nous avons quelque ſujet de croire que les Eſprits peuvent s’unir à des Corps de différentes groſſeur, figure, & conformation des parties. Cela étant, je ne ſai ſi l’un des grands avantages que quelques-uns de ces Eſprits ont ſur nous, ne conſiſte point en ce qu’ils peuvent ſe former & ſe façonner à eux-mêmes des organes de ſenſation ou de perception qui conviennent juſtement à leur préſent deſſein, & aux circonſtances de l’Objet qu’ils veulent examiner. Car combien un homme ſurpaſſeroit-il tous les autres en connoiſſance, qui auroit ſeulement la faculté de changer de telle ſorte la ſtructure de ſes yeux, que le Sens de la Vüe devînt capable de tous les différens dégrez de viſion que le ſecours des Verres au travers deſquels on regarda au commencement par hazard, nous a fait connoître ? Quelles merveilles ne découvriroit pas celui qui pourroit proportionner ſes yeux à toute ſorte d’Objets, juſqu’à voir, quand il voudroit, la figure & le mouvement des petites particules du ſang & des autres liqueurs qui ſe trouvent dans le Corps des Animaux, d’une maniére auſſi diſtincte qu’il voit la figure & le mouvement des Animaux mêmes ? Mais dans l’état où nous ſommes préſentement, il en nous ſeroit peut-être d’aucun uſage d’avoir des organes invariables, façonnez de telle ſorte que par leur moyen nous puſſions découvrir la figure & le mouvement des petites particules des Corps, d’où dépendent les Qualitez ſenſibles que nous y remarquons préſentement. Dieu nous a faits ſans doute de la maniére, qui nous eſt la plus avantageuſe par rapport à notre condition, & tels que nous devons être à l’égard des Corps qui nous environnent & avec qui nous avons à faire. Ainſi, quoi que nos Facultez ne puiſſent nous conduire à une parfaite connoiſſance des choſes, elles peuvent néanmoins nous être d’un aſſez grand uſage par rapport aux fins dont je viens de parler, en quoi conſiſte notre grand intérêt. Encore une fois, je demande pardon à mon Lecteur de la liberté que j’ai pris de lui propoſer une penſée ſi extravagante touchant la maniére dont les Etres qui ſont au deſſus de nous, peuvent appercevoir les choſes. Mais quelque bizarre qu’elle ſoit, je doute que nous puiſſions imaginer comment les Anges viennent à connoître les choſes, autrement que par cette voye, ou par quelque autre ſemblable, je veux dire qu’il ait quelque rapport à ce que nous trouvons & obſervons en nous-mêmes. Car bien que nous ne puiſſions nous empêcher de reconnoître que Dieu qui eſt infiniment puiſſant & infiniment ſage, peut faire des Créatures qu’il enrichiſſe de mille facultez & maniéres d’appercevoir les choſes extérieures, que nous n’avons pas ; cependant nous ne ſaurions imaginer d’autres facultez que celles que nous trouvons en nous-mêmes, tant il nous eſt impoſſible d’étendre nos conjectures mêmes, au delà des Idées qui nous viennent par la Senſation & par la Reflexion. Il ne faut pas, du moins, que ce qu’on ſuppoſe que les Anges s’uniſſent quelquefois à des Corps, nous ſurprenne, puiſqu’il ſemble que quelques-uns des plus anciens & des plus ſavans Péres de l’Egliſe ont crû, que les Anges avoient des Corps. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que leur état & leur maniére d’exiſter nous eſt tout-à-fait inconnuë.

§. 14.Idées complexes des Subſtances. Mais pour revenir aux Idées que nous avons des Subſtances, & aux moyens par lesquels nous venons à les acquérir, je dis que les Idées ſpecifiques que nous avons des Subſtances, ne ſont autre choſe qu’une collection d’un certain nombre d’Idées ſimples, conſiderées comme unies en un ſeul ſujet. Quoi qu’on appelle communément ces idées de Subſtances ſimples apprehenſions, & les noms qu’on leur donne, Termes ſimples, elles ſont pourtant complexes dans le fond. Ainſi, l’Idée qu’un François comprend ſous le mot de Cygne, c’eſt une couleur blanche, un long cou, un bec rouge, des jambes noires, un pié uni, & tout cela d’une certaine grandeur, avec la puiſſance de nager dans l’eau & de faire un certain bruit ; à quoi un homme qui a long-temps obſervé ces ſortes d’Oiſeaux, ajoûte peut-être quelques autres propriétez qui ſe terminent toutes à des Idées ſimples, unies dans un commun ſujet.

§. 15.L’idée des Subſtances ſpirituelles eſt auſſi claire que celle des Subſtances corporelles. Outre les Idées complexes que nous avons des Subſtances materielles & ſenſibles dont je viens de parler, nous pouvons encore nous former l’idée complexe d’un Eſprit immateriel, par le moyen des Idées ſimples que nous avons déduites des operations de notre propre Eſprit, que nous ſentons tous les jours en nous-mêmes, comme penſer, entendre, vouloir, connoitre & pouvoir mettre des Corps en mouvement, &c. qualitez qui coëxiſtent dans une même Subſtance. De ſorte qu’en joignant enſemble les idées de penſée, de perception, de Liberté, & de puiſſance de mouvoir notre propre Corps & des Corps étrangers, nous avons une notion auſſi claire des Subſtances immaterielles que des materielles. Car en conſiderant les idées de Penſer, de Vouloir, ou de pouvoir exciter ou arrêter le mouvement des Corps comme inhérentes dans une certaine Subſtance dont nous n’avons aucune idée diſtincte, nous avons l’idée d’un Eſprit immateriel : & de même en joignant les idées de ſolidité, de coheſion de parties avec la puiſſance d’être mû, & ſuppoſant que ces choſes coëxiſtent dans une Subſtance dont nous n’avons non plus aucune idée claire & auſſi diſtincte que l’autre : car les Idées de penſer, & de mouvoir un Corps, peuvent être conçuës auſſi nettement & auſſi diſtinctement que celles d’étenduë, de ſolidité & de mobilité, & dans l’une & l’autre de ces choſes, l’idée de Subſtance eſt également obſcure, ou plûtôt n’eſt rien du tout à notre égard, puiſqu’elle n’eſt qu’un je ne ſai quoi, que nous ſuppoſons être le ſoûtien de ces Idées que nous nommons Accidens. C’eſt donc faute de reflexion que nous ſommes portez à croire, que nos Sens ne nous préſentent que des choſes materielles. Chaque acte de Senſation, à le conſiderer exactement, nous fait également enviſager des choſes corporelles, & des choſes ſpirituelles. Car dans le temps que voyant ou entendant, &c. je connois qu’il y a quelque Etre corporel hors de moi qui eſt l’objet de cette ſenſation, je ſai d’une maniére encore plus certaine qu’il y a au dedans de moi quelque Etre ſpirituel qui voit & qui entend. Je ne ſaurois, dis-je, éviter d’être convaincu en moi-même que cela n’eſt pas l’action d’une matiére purement inſenſible, & ne pourroit jamais ſe faire ſans un Etre penſant & immatériel.

§. 16.Nous n’avons aucune idée de la Subſtance abstraite. Par l’idée complexe d’etenduë, de figure, de couleur, & de toutes les autres Qualitez ſenſibles, à quoi ſe réduit tout ce que nous connoiſſons du Corps, nous ſommes auſſi éloignez d’avoir quelque idée de la Subſtance du Corps, que ſi nous ne le connoiſſions point du tout. Et quelque connoiſſance particuliére que nous penſions avoir de la Matiere, & malgré ce grand nombre de Qualitez que les hommes croyent appercevoir & remarquer dans les Corps, on trouvera, peut-être après y avoir bien penſé, que les idées originales qu’ils ont du Corps, ne ſont ni en plus grand nombre ni plus claires, que celles qu’ils ont des Eſprits immateriels.

§. 17.La coheſion de parties ſolides de l’impulſion, ſont les Idées originales du Corps. Les Idées originales que nous avons du Corps, comme lui étant particuliéres, entant qu’elles ſervent à le diſtinguer de l’Eſprit, ſont la coheſion de parties ſolides & par conſéquent ſeparable, & la puiſſance de communiquer le mouvement par la voye d’impulſion. Ce ſont là, dis-je, à mon avis, les idées originales du Corps qui lui ſont propres & particuliéres, car la Figure n’eſt qu’une ſuite d’une Extenſion bornée.

§. 18.La penſée & la puiſſance de donner du mouvement, ſont les idées originales de l’Eſprit. Les idées que nous conſiderons comme particuliéres à l’Eſprit, ſont la Penſée, la Volonté, ou la puiſſance de mettre un Corps en mouvement par la penſée ; & la Liberté qui eſt une ſuite de ce pouvoir. Car comme un Corps ne peut que communiquer ſon mouvement par voye d’impulſion à un autre Corps qu’il rencontre en repos ; de même l’Eſprit peut mettre des Corps en mouvement, ou s’empêcher de le faire, ſelon qu’il lui plaît. Quant aux idées d’Exiſtence, de Durée & de Mobilité, elles ſont communes au Corps & à l’Eſprit.

§. 19.Les Eſprits ſont capables de mouvement. On ne doit point, au reſte, trouver étrange que j’attribuë la Mobilité à l’Eſprit : car comme je ne connois le mouvement que ſous l’idée d’un changement de diſtance par rapport à d’autres Etres qui ſont conſiderez en repos ; & que je trouve que les Eſprits non plus que les Corps ne ſauroient operer qu’où ils ſont ; & que les Eſprits operent en divers temps dans différens lieux ; je ne puis qu’attribuer le changement de place à tous les Eſprits finis, car je ne parle point ici de l’Eſprit infini. En effet, mon Eſprit étant un Etre réel auſſi bien que mon Corps, il eſt certainement auſſi capable que le Corps même, de changer de diſtance par rapport à quelque Corps ou à quelque autre Etre que ce ſoit ; & par conſéquent il est capable de mouvement. De ſorte que, ſi un Mathematicien peut conſiderer une certaine diſtance, ou un changement de diſtance entre deux points, qui que ce ſoit peut concevoir ſans doute une diſtance & un changement de diſtance entre deux Eſprits, & concevoir par ce moyen leur mouvement, l’approche ou l’éloignement de l’un à l’égard de l’autre.

§. 20. Chacun ſent en lui-même que ſon Ame peut penſer, vouloir, & operer ſur ſon Corps, dans le lieu où il eſt, mais qu’elle ne ſauroit operer ſur un Corps ou dans un Lieu qui ſeroit à cent lieues d’elle. Ainſi, perſonne ne peut s’imaginer que, tandis qu’il eſt à Paris, ſon Ame puiſſe penſer ou remuer un Corps à Montpellier, & ne pas voir que ſon Ame étant unie à ſon Corps, elle change continuellement de place durant tout le chemin qu’il fait de Paris à Montpellier, de même que le Caroſſe ou le Cheval qui le porte. D’où l’on peut ſûrement conclurre, à mon avis, que ſon Ame eſt en mouvement pendant tout ce temps-là. Que ſi l’on fait difficulté de reconnoître que cet exemple nous donne une idée aſſez claire du mouvement de l’Ame, on n’a, je penſe, qu’à reflêchir ſur ſa ſeparation d’avec le Corps par la Mort, pour être convaincu de ce mouvement : car conſiderer l’Ame comme ſortant du Corps, & abandonnant le Corps, ſans avoir aucune idée de ſon mouvement, c’eſt, ce me ſemble, une choſe abſolument impoſſible.

§. 21. Si l’on dit, que l’Ame ne ſauroit changer de lieu, parce qu’elle n’en occupe aucun, les Eſprits n’étant pas ([1]) in loco, ſed ubi ; je ne croi pas que bien des gens faſſent maintenant beaucoup de fond ſur cette façon de parler, dans un ſiécle où l’on n’eſt pas fort diſpoſé à admirer des ſons frivoles, ou à ſe laiſſer tromper par ces ſortes d’expreſſions inintelligibles. Mais ſi quelqu’un s’imagine que cette diſtinction peut recevoir un ſens raiſonnable & qu’on peut l’appliquer à notre préſente Queſtion, je le prie de l’exprimer en François intelligible, & d’en tirer, après cela, une raiſon qui montre que les Eſprits immateriels ne ſont pas capables de mouvement. On ne peut, à la verité, attribuer du mouvement à Dieu, non parce qu’il eſt un Eſprit immateriel, mais parce qu’il eſt un Eſprit infini.

§. 22.Comparaiſon entre l’idée du Corps & celle de l’Ame. Comparons donc l’idée complexe que nous avons de l’Eſprit avec l’idée complexe que nous avons du Corps, & voyons s’il y a plus d’obſcurité dans l’une que dans l’autre, & dans laquelle il y en a davantage. Notre idée du Corps emporte, à ce que je croi, une Subſtance étenduë, ſolide & capable de communiquer du mouvement par impulſion ; & l’idée que nous avons de notre Ame conſiderée comme un Eſprit immateriel, eſt celle d’une Subſtance qui penſe, & qui a la puiſſance de mettre un Corps en mouvement par la volonté ou la penſée. Telles ſont, à mon avis, les idées complexes que nous avons de l’Eſprit & du Corps entant qu’ils ſont diſtincts l’un de l’autre. Voyons préſentement laquelle de ces deux idées eſt la plus obſcure & la plus difficile à comprendre. Je ſai que certaines gens dont les penſées ſont, pour ainſi, dire, enfoncées dans la matiére, & qui ont ſi fort aſſervi leur Eſprit à leurs Sens, qu’ils élevent rarement leurs penſées au delà, ſont portez à dire, qu’ils ne ſauroient concevoir une choſe qui penſe ; ce qui eſt, peut-être, fort veritable. Mais je ſoûtiens que s’ils y ſongent bien, ils trouveront qu’ils ne peuvent pas mieux concevoir une choſe étenduë.

§. 23.La cohéſion de parties ſolides dans le Corps, auſſi difficile à concevoir que la Penſée dans l’Ame. Si quelqu’un dit à ce propos, Qu’il ne ſait ce que c’eſt qui penſe en lui, il entend par-là qu’il ne ſait quelle eſt la Subſtance de cet Etre penſant. Il ne connoit pas non plus, répondrai-je, quelle eſt la Subſtance d’une choſe ſolide. Et s’il ajoûte qu’il ne ſait point comment il penſe, je repliquerai, qu’il ne ſait pas non plus comment il eſt étendu ; comment les parties ſolides du Corps ſont unies ou attachées enſemble pour faire un tout étendu. Car quoi qu’on puiſſe attribuer à la preſſion des particules de l’Air, la cohéſion des différentes parties de Matiére qui ſont plus groſſes que les parties de l’Air, & qui ont des pores plus petits que les corpuſcules de l’Air, cependant la preſſion de l’Air ne ſauroit ſervir à expliquer la cohéſion des particules de l’Air même, puiſqu’elle n’en ſauroit être la cauſe. Que ſi la preſſion de l’Ether ou de quelque autre matiére plus ſubtile que l’Air, peut unir & tenir attachées les parties d’une particule d’Air auſſi bien que des autres Corps, cette Matiére ſubtile ne peut ſe ſervir de lien à elle-même, & tenir unies les parties qui compoſent l’un de ſes plus petits corpuſcules. Et ainſi, quelque ingénieuſement qu’on explique cette Hypotheſe, en faiſant voir que les parties des Corps ſenſibles ſont unies par la preſſion de quelque autre Corps inſenſible, elle ne ſert de rien pour expliquer l’union des parties de l’Ether même ; & plus elle prouve évidemment que les parties des autres Corps ſont jointes enſemble par la preſſion extérieure de l’Ether, & qu’elles ne peuvent avoir une autre cauſe intelligible de leur cohéſion, plus elle nous laiſſe dans l’obſcurité par rapport à la cohéſion des parties qui compoſent les corpuſcules de l’Ether lui-même : car nous ne ſaurions concevoir des corpuſcules ſans parties, puis qu’ils ſont Corps & par conſéquent diviſibles, ni comprendre comment leurs parties ſont unies les unes aux autres, puiſqu’il leur manque cette cauſe d’union qui ſert à expliquer la cohéſion des parties des autres Corps.

§. 24. Mais dans le fond on ne ſauroit concevoir que la preſſion d’un Ambiant fluide, quelque grande qu’elle ſoit, puiſſe être la cauſe de la cohéſion des parties ſolides de la Matiere. Car quoi qu’une telle preſſion puiſſe empêcher qu’on n’éloigne deux ſurfaces polies l’une de l’autre par une ligne qui leur ſoit perpendiculaire, comme on voit par l’expérience de deux Marbres polis, poſez l’un ſur l’autre, elle ne ſauroit du moins empêcher qu’on ne les ſepare par un mouvement parallele à ces ſurfaces. Parce que, comme l’Ambiant fluide à une entiére liberté de ſucceder à chaque point d’eſpace qui eſt abandonné par ce mouvement de côté, il ne réſiſte pas davantage au mouvement des Corps ainſi joints, qu’il réſiſteroit au mouvement d’un Corps qui ſeroit environné de tous côtez par ce Fluide, & ne toucheroit aucun autre Corps. C’eſt pour cela que s’il n’y avoit point d’autre cauſe de la cohéſion des Corps, il ſeroit fort aiſé d’en ſeparer toutes les parties, en les faiſant gliſſer de côté. Car ſi la preſſion de l’Ether eſt la cauſe abſoluë de la cohéſion, il ne peut y avoir de cohéſion, là où cette cauſe n’opére point. Et puiſque la preſſion de l’Ether ne ſauroit agir contre une telle ſeparation de côté, ainſi que je viens de le faire voir, il s’enſuit de là qu’à prendre tel plain qu’on voudroit, qui coupât quelque maſſe de Matiere, il n’y auroit pas plus de cohéſion qu’entre deux ſurfaces polies, qu’on pourra toûjours faire gliſſer aiſément l’une de deſſus l’autre, quelque grande qu’on imagine la preſſion du Fluide qui les environne. De ſorte que, quelque claire que ſoit l’idée que nous croyons avoir de l’étenduë du Corps, qui n’eſt autre choſe qu’une cohéſion de parties ſolides, peut-être que qui conſiderera bien la choſe en lui-même, aura ſujet de conclurre qu’il lui eſt auſſi facile d’avoir une idée claire de la maniére dont l’Ame penſe, que de celle dont le Corps eſt étendu. Car comme le Corps n’eſt point autrement étendu que par l’union de ſes parties, ce qui me paroit auſſi incomprehenſible que la penſée & la maniére dont elle ſe forme.

§. 25. Je ſai que la plûpart des gens s’étonnent de voir qu’on trouve de la difficulté dans ce qu’ils croyent obſerver chaque jour. Ne voyons-nous pas, diront-ils d’abord, les parties des corps fortement jointes enſemble ? Y a-t-il rien de plus commun ? Quel doute peut-on avoir là-deſſus ? Et moi, je dis de même à l’égard de la Penſée & de la Puiſſance de mouvoir, ne ſentons-nous pas ces deux choſes en nous-mêmes par de continuelles expériences, & ainſi, le moyen d’en douter ? De part & d’autre le fait eſt évident, j’en tombe d’accord. Mais quand nous venons à l’examiner d’un peu plus près, & à conſiderer comment ſe fait la choſe, je croi qu’alors nous ſommes hors de route à l’un & à l’autre égard. Car je comprens auſſi peu comment les parties du Corps ſont jointes enſemble, que de quelle maniére nous appercevons le Corps, ou le mettons en mouvement : ce ſont pour moi deux énigmes également impénétrables. Et je voudrois bien que quelqu’un m’expliquât d’une maniére intelligible, comment les parties de l’Or & du Cuivre, qui venant d’être fonduës tout à l’heure, étoient auſſi déſunies les unes des autres que les particules de l’Eau ou du ſable, ont été, quelques momens après, ſi fortement jointes & attachées l’une de l’autre, que toute la force des bras d’un homme ne ſauroit les ſeparer. Je croi que toute perſonne qui eſt accoûtumée à faire des reflexions, ſe verra ici dans l’impoſſibilité de trouver quoi que ce ſoit qui puiſſe le ſatisfaire.

§. 26. Les petits corpuſcules qui compoſent ce Fluide que nous appelons Eau, ſont d’une extraordinaire petiteſſe, que je n’ai pas encore ouï dire que perſonne ait prétendu appercevoir leur groſſeur, leur figure diſtincte, ou leur mouvement particulier ; par le moyen d’aucun microſcope, quoi qu’on m’ait aſſuré qu’il y a des Microſcopes, qui font voir les Objets, dix mille & même cent mille fois plus grands qu’ils ne nous paroiſſent naturellement. D’ailleurs, les particules de l’Eau ſont ſi fort détachées les unes des autres, que la moindre force les ſepare d’une maniére ſenſible. Bien plus, ſi nous conſiderons leur perpetuel mouvement, nous devons reconnoître qu’elles ne ſont point attachées l’une à l’autre. Cependant, qu’il vienne un grand froid, elles s’uniſſent & deviennent ſolides : ces petits atomes s’attachent les uns aux autres, & ne ſauroient être ſeparez que par une grande force. Qui pourra trouver les liens qui attachent ſi fortement enſemble les amas de ces petits corpuſcules qui étoient auparavant ſeparez, quiconque, dis-je, nous fera connoître le ciment qui les joint ſi étroitement l’un à l’autre, nous découvrira un grand ſecret, juſqu’à ce qu’on put faire voir en quoi conſiſte l’union ou la cohéſion des parties de ces liens, ou de ce ciment, ou de la plus petite partie de Matiére qui exiſte. D’où il paroît que cette prémiére qualité du Corps qu’on ſuppoſe ſi évidente, ſe trouvera, après y avoir bien penſé, tout auſſi incompréhenſible qu’aucun attribut de l’Eſprit : on verra, dis-je, qu’une Subſtance ſolide & entenduë eſt auſſi difficile à concevoir qu’une Subſtance qui penſe, quelques difficultez que certaines gens forment contre cette derniére Subſtance.

§. 27.La cohéſion des parties ſolides dans le Corps, auſſi difficile à concevoir que la penſée dans l’Ame. En effet, pour pouſſer nos penſées un peu plus loin, cette preſſion qu’on propoſe pour expliquer la cohéſion des Corps, eſt auſſi inintelligible que la cohéſion elle-même. Car ſi la Matiére eſt ſuppoſée finie, comme elle l’eſt ſans doute, que quelqu’un ſe tranſporte en eſprit juſqu’aux extremitez de l’Univers, & qu’il voye là quels cerceaux, quels crampons il peut imaginer qui retiennent cette maſſe de matiére dans cette étroite union, d’où l’Acier tire toute ſa ſolidité, & les parties du Diamant leur dureté & leur indiſſolubilité, ſi j’oſe me ſervir de ce terme : car ſi la Matiére eſt finie, elle doit avoir ſes limites, & il faut que quelque choſe empêche que ſes parties ne ſe diſſipent de tous côtez. Que ſi pour éviter cette difficulté, quelqu’un s’aviſe de ſuppoſer la Matiére infinie, qu’il voye à quoi lui ſervira de s’engager dans cet abyme, quel ſecours il en pourra tirer pour expliquer la cohéſion du Corps ; & s’il ſera plus en état de la rendre intelligible en l’établiſſant ſur la plus abſurde & la plus incomprehenſible ſuppoſition qu’on puiſſe faire. Tant il eſt vrai que ſi nous voulons rechercher la nature, la cauſe & la maniére de l’Etenduë du Corps, qui n’eſt autre choſe que la cohéſion de parties ſolides, nous trouverons qu’il s’en faut de beaucoup que l’idée que nous avons de l’étenduë du Corps ſoit plus claire que l’idée que nous avons de la Penſée.

§. 28. La communication du mouvement par l’impulſion ou par la penſée également inintelligible. Une autre idée que nous avons du Corps, c’eſt la puiſſance de communiquer le mouvement par impulſion, & une autre que nous avons de l’Ame, c’eſt la puiſſance de produire du mouvement par la penſée. L’expérience nous fournit chaque jour ces deux Idées d’une maniére évidente : mais ſi nous voulons encore rechercher comment cela ſe fait, nous nous trouvons également dans les ténèbres. Car à l’égard de la communication du mouvement, par où un Corps perd autant de mouvement qu’un autre en reçoit, qui eſt le cas le plus ordinaire, nous ne concevons autre choſe par-là qu’un mouvement qui paſſe d’un Corps à un autre Corps, ce qui eſt, je croi, auſſi obſcur & auſſi inconcevable, que la maniére dont notre Eſprit met en mouvement ou arrête notre Corps par la penſée, ce que nous voyons qu’il fait à tout moment. Et il eſt encore plus mal-aiſé d’expliquer par voye d’impulſion, l’augmentation du mouvement qu’on obſerve, ou qu’on croit arriver en certaines rencontres. L’expérience nous fait voir tous les jours des preuves évidentes du mouvement produit par l’impulſion, & par la penſée, mais nous ne pouvons guere comprendre comment cela ſe fait. Dans ces ceux cas notre Eſprit eſt également à bout. De ſorte que de quelque maniére que nous conſiderions le mouvement, & ſa communication, comme des effets produits par le Corps ou par l’Eſprit, l’idée qui appartient à l’Eſprit, eſt pour le moins auſſi claire, que celle qui appartient au Corps. Et pour ce qui eſt de la Puiſſance active de mouvoir, ou de la motivité, ſi j’oſe me ſervir de ce terme, on la conçoit beaucoup plus clairement dans l’Eſprit que dans le Corps : parce que deux Corps en repos, placez l’un auprès de l’autre, ne nous fourniront jamais ** Voy. ci-deſſus, Ch. XXI. §. 4. pag. 180. où cela eſt prouvé plus au long. l’idée d’une Puiſſance qui ſoit dans l’un de ces Corps pour remuer l’autre, autrement que par un mouvement emprunté, au lieu que l’Eſprit nous préſente chaque jour l’idée d’une Puiſſance active de mouvoir les Corps. C’eſt pourquoi ce n’eſt pas une choſe indigne de notre recherche de voir ſi la Puiſſance active eſt l’attribut propre des Eſprits, & la Puiſſance paſſive celui des Corps. D’où l’on pourroit conjecturer, que les Eſprits créez étant actifs & paſſifs tout enſemble, participent de l’un & de l’autre. Mais quoi qu’il en ſoit, les idées que nous avons de l’Eſprit, ſont, je penſe, en auſſi grand nombre & auſſi claires que celles que nous avons du Corps, la Subſtance de l’un & de l’autre nous étant également inconnuë ; & l’idée de la penſée que nous trouvons dans l’Eſprit nous paroiſſant auſſi claire que celle de l’étenduë que nous remarquons dans le Corps ; & la communication du mouvement qui ſe fait par la penſée & que nous attribuons à l’Eſprit, eſt auſſi évidente que celle qui ſe fait par impulſion & que nous attribuons au Corps. Une conſtante expérience nous fait voir ces deux communications d’une maniére ſenſible, quoi que la foible capacité de notre Entendement ne puiſſe les comprendre ni l’une ni l’autre. Car dès que l’Eſprit veut porter ſa vuë au delà de ces idées originales qui nous viennent par Senſation pour par Reflexion, pour pénétrer dans leurs cauſes & dans la maniére de leur production, nous trouvons que cette recherche ne ſert qu’à nous faire ſentir combien ſont courtes nos lumiéres.

§. 29. Enfin pour conclurre ce parallele, la Senſation nous fait connoître évidemment, qu’il y a des Subſtances ſolides & étenduës, & la Reflexion qu’il y a des Subſtances qui penſent. L’Expérience nous perſuade de l’exiſtence de ces deux ſortes d’Etres, & que l’un a la Puiſſance de mouvoir le Corps par impulſion, & l’autre par la penſée : c’eſt dequoi nous ne ſaurions douter. L’Expérience, dis-je, nous fournit à tout moment des idées claires de l’un & de l’autre : mais nos Facultez ne peuvent rien ajoûter à ces Idées au delà de ce que nous y découvrons par la Senſation ou la Reflexion. Que ſi nous voulons rechercher, outre cela, leur nature, leurs cauſes, &c. nous appercevons bientôt que la nature de l’Etenduë ne nous eſt pas connuë plus nettement que celle de la Penſée. Si, dis-je, nous voulons les expliquer plus particulierement, la facilité eſt égale des deux côtez, je veux dire que nous ne trouvons pas plus de difficulté à concevoir comment une Subſtance que nous ne connoiſſons pas, peut par la penſée mettre un Corps en mouvement, qu’à comprendre comment une Subſtance que nous ne connoiſſons pas non plus, peut remuer un Corps par voye d’impulſion. De ſorte que nous ne ſommes pas plus en état de découvrir en quoi conſiſtent les Idées qui regardent le Corps, que celles qui appartiennent à l’Eſprit. D’où il paroit fort probable que les Idées ſimples que nous recevons de la Senſation & de la Reflexion ſont les bornes de nos penſées, au delà deſquelles notre Eſprit ne ſauroit avancer d’un ſeul point, quelque effort qu’il faſſe pour cela ; & par conſéquent, c’eſt en vain qu’il s’attacheroit à rechercher avec ſoin la nature & les cauſes ſecretes de ces idées, il ne peut jamais y faire aucune découverte.

§. 30.Comparaiſon des Idées que nous avons du Corps & de l’Eſprit. Voici donc en peu de mots à quoi ſe réduit l’idée que nous avons de l’Eſprit comparée à celle que nous avons du Corps. La Subſtance de l’Eſprit nous eſt inconnuë, & celle du Corps nous l’eſt tout autant. Nous avons des idées claires & diſtinctes de deux Prémiéres Qualitez ou propriétez du Corps, qui ſont la cohéſion de parties ſolides, & l’impulſion : de même nous connoiſſons dans l’Eſprit deux prémiéres Qualitez ou propriétez dont nous avons des idées claires & diſtinctes, ſavoir la penſée & la puiſſance d’agir, c’eſt-à-dire, de commencer ou d’arrêter différentes penſées ou divers mouvemens. Nous avons auſſi des idées claires & diſtinctes de pluſieurs Qualitez inhérentes dans le Corps, leſquelles ne ſont autre choſe que différentes modifications de l’étenduë de parties ſolides, jointes enſemble, & de leur mouvement. L’Eſprit nous fournit de même des idées de pluſieurs Modes de penſer, comme croire, douter, être appliqué, craindre, eſpérer, &c. nous y trouvons auſſi les idées de Vouloir, & de mouvoir le Corps en conſéquence de la volonté, & de ſe mouvoir lui-même avec le Corps : car l’Eſprit eſt capable de mouvement, comme nous l’avons ** Pag. 239. §. 19. 20. 21. La Notion d’un Eſprit n’enferme pas plus de difficulté que celle du Corps. déja montré.

§. 31. Enfin, s’il ſe trouve dans cette notion de l’Eſprit quelque difficulté, qu’il ne ſoit peut-être pas facile d’expliquer, nous n’avons pas pour cela plus de raiſon de nier ou de revoquer en doute l’exiſtence des Eſprits, que nous en aurions de nier ou de revoquer en doute l’exiſtence du Corps, ſous prétexte que la notion du Corps eſt embaraſſée de quelques difficultez qu’il eſt fort difficile & peut-être impoſſible d’expliquer ou d’entendre. Car je voudrois bien qu’on me montrât dans la notion que nous avons de l’Eſprit, quelque choſe de plus embrouillé ou qui approche plus de la contradiction, que ce que renferme la notion même du Corps, je veux parler de la Diviſibilité à l’infini d’une étenduë finie. Car ſoit que nous recevions cette diviſibilité à l’infini, ou que nous la rejettions, elle nous engage dans des conſéquences qu’il nous eſt impoſſible d’expliquer ou de pouvoir concilier & qui entraînent de plus grandes difficultez & des abſurditez plus apparentes que tout ce qui peut ſuivre de la notion d’une Subſtance immaterielle doûée d’intelligence.

§. 32.Nous ne connoiſſions rien au delà de nos Idées ſimples. Et c’eſt dequoi nous ne devons point être ſurpris, puiſque n’ayant que quelque petit nombre d’Idées ſuperficielles des choſes, qui nous viennent uniquement ou des Objets extérieurs à la faveur des Sens, ou de notre propre Eſprit reflechiſſant ſur ce qu’il éprouve en lui-même, notre connoiſſance ne s’étend pas plus avant, tant s’en faut que nous puiſſions pénétrer dans la conſtitution intérieure & la vraye nature des choſes, étant deſtituez des Facultez néceſſaires pour parvenir juſque-là. Puis donc que nous trouvons en nous-mêmes de la connoiſſance, & le pouvoir d’exciter du mouvement en conſéquence de notre volonté, & cela d’une maniére auſſi certaine que nous découvrons dans des choſes qui ſont hors de nous, une cohéſion & une diviſion de parties ſolides, en quoi conſiſte l’étenduë & le mouvement des Corps, nous avons autant de raiſon de nous contenter de l’Idée que nous avons d’un Eſprit immateriel, que de celles que nous avons du Corps, & d’être également convaincus de l’exiſtence de tous les deux. Car il n’y a pas plus de contradiction que la Penſée exiſte ſeparée & indépendante de la Solidité, qu’il y en a que la Solidité exiſte ſeparée & indépendante de la Penſée ; la Solidité & la Penſée n’étant que des Idées ſimples, indépendantes l’une de l’autre. Et comme nous trouvons d’ailleurs en nous-mêmes des idées auſſi claires & auſſi diſtinctes de la Penſée que de la Solidité, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas admettre auſſi bien l’exiſtence d’une choſe qui penſe ſans être ſolide, c’eſt-à-dire, qui ſoit immaterielle, que l’exiſtence d’une choſe ſolide qui ne penſe pas, c’eſt-à-dire, de la Matiére ; & ſur-tout, puiſqu’il n’eſt pas plus difficile de concevoir comment la penſée pourroit exiſter ſans Matiére que de comprendre comment la Matiére pourroit penſer. Car dès que nous voulons aller au delà des Idées Simples qui nous viennent par la Senſation ou par la Reflexion, & pénétrer plus avant dans la nature des Choſes, nous nous trouvons auſſi-tôt dans les ténèbres, & dans un embarras de difficultez inexplicables, & ne pouvons après tout découvrir autre choſe que notre ignorance & notre propre aveuglement. Mais quelle que ſoit la plus claire de ces deux Idées complexes, celle du Corps ou celle de l’Eſprit, il eſt évident que les Idées ſimples qui les compoſent ne ſont autre choſe que ce qui nous vient par Senſation ou par Reflexion. Il en eſt de même de toutes les autres Idées de Subſtances ſans en excepter celle de Dieu lui-même.

§. 33.Idée de Dieu. En effet, ſi nous examinons l’Idée que nous avons de cet Etre ſuprême & incompréhenſible, nous trouverons que nous l’acquerons par la même voye, & que les Idées complexes que nous avons de Dieu & des Eſprits purs, ſont compoſées des idées ſimples que nous recevons de la Reflexion. Par exemple, après avoir formé par la conſideration de ce que nous éprouvons en nous-mêmes, les idées d’exiſtence & de durée, de connoiſſance, de puiſſance, de plaiſir, de bonheur & de pluſieurs autres Qualitez & Puiſſances, qu’il eſt plus avantageux d’avoir que de n’avoir pas, lorſque nous voulons former l’idée la plus convenable à l’Etre ſuprême, qu’il nous eſt poſſible d’imaginer, nous étendons chacune de ces Idées par le moyen de celle que nous avons de ** Dont il eſt parlé ci-deſſus dans tout le Chapitre XVII. de ce Liv. II. pag. 158.
† Pag. 108. &c. Chap. XI. §. 6. &c.
l’Infini, & joignant toutes ces Idées enſemble, nous formons notre Idée complexe de Dieu. Car que l’Eſprit ait cette Puiſſance d’étendre quelques-unes de ſes Idées, qui lui ſont venuës par Senſation ou par Reflexion, c’eſt ce que nous avons † déja montré.

§. 34. Si je trouve que je connois un petit nombre de choſes, & quelques-unes de celles-là, ou, peut-être, toutes, d’une maniére imparfaite, je puis former une idée d’un Etre qui en connoit deux fois autant, que je puis doubler encore auſſi ſouvent que je puis ajoûter au nombre, & ainſi augmenter mon idée de connoiſſance en étendant ſa comprehenſion à toutes les choſes qui exiſtent ou peuvent exiſter. J’en puis faire de même à l’égard de la maniére de connoître toutes ces choſes plus parfaitement, c’eſt-à-dire, toutes leurs Qualitez, Puiſſances, Cauſes, Conſéquences, & Relations, &c. juſqu’à ce que tout ce qu’elles renferment ou qui peut y être rapporté en quelque maniére, ſoit parfaitement connu : Par où je puis me former l’idée d’une connoiſſance infinie, ou qui n’a point de bornes. On peut faire la même choſe à l’égard de la Puiſſance que nous pouvons étendre juſqu’à ce que nous ſoyions parvenus à ce que nous appellons Infini, Comme auſſi à l’égard de la Durée d’une exiſtence ſans commencement ou ſans fin, & ainſi former l’idée d’un Etre Eternel. Les dégrez ou l’entenduë dans laquelle nous attribuons à cet Etre ſuprême que nous appelons Dieu, l’exiſtence, la puiſſance, la ſageſſe, & toutes les autres Perfections dont nous pouvons avoir quelque idée, ces dégrez, dis-je, étant infinis & ſans bornes, nous nous formons par-là la meilleure idée que notre Eſprit ſoit capable de ſe faire de ce Souverain Etre ; & tout cela ſe fait, comme je viens de dire, en élargiſſant ces Idées ſimples qui nous viennent des opérations de notre Eſprit par la Reflexion, ou des choſes extérieures par le moyen des Sens, juſqu’à cette prodigieuſe étenduë ou l’Infinité peut les porter.

§. 35. Car c’eſt l’Infinité qui jointe à nos Idées d’exiſtence, de puiſſance, de connoiſſance, &c. conſtituë cette idée complexe, par laquelle nous repréſentons l’Etre ſuprême le mieux que nous pouvons. Car quoi que Dieu dans ſa propre eſſence, qui certainement nous eſt inconnuë à nous qui ne connoiſſons pa même l’eſſence d’un Caillou, d’un Moucheron ou de notre propre perſonne, ſoit ſimple & ſans aucune compoſition ; cependant je croi pouvoir dire que nous n’avons de Lui qu’une idée complexe d’exiſtence, de connoiſſance, de puiſſance, de félicité, &c. infinie & éternelle : toutes idées diſtinctes, & dont quelques-unes étant relatives, ſont compoſées de quelque autre idée. Et ce ſont toutes ces idées, qui procedant originairement de la Senſation & de la Reflexion, comme on l’a déja montré, compoſent l’idée ou notion que nous avons de Dieu.

§. 36.Dans les Idées complexes que nous avons des Eſprits, il n’y en a aucune que nous n’ayions reçuë de la Senſation ou de la Reflexion. Il faut remarquer, outre cela, qu’excepté l’Infinité, il n’y a aucune idée que nous attribuyons à Dieu, qui ne ſoit auſſi une partie de l’Idée complexe que nous avons des autres Eſprits. Parce que n’étant capables de recevoir d’autres Idées ſimples que celles qui appartiennent au Corps, excepté celles que nous recevons de la Reflexion que nous faiſons ſur les Opérations de notre propre Eſprit, nous ne pouvons attribuer d’autres Idées aux Eſprits que celles qui nous viennent de cette ſource ; & toute la différence que nous pouvons mettre entre elles en les rapportant aux Eſprits, conſiſte uniquement dans la différence étenduë, & les divers dégrez de leur Connoiſſance, de leur Puiſſance, de leur Durée, de leur Bonheur, &c. Car que les Idées que nous avons, tant des Eſprits que des autres Choſes, ſe terminent à celles que nous recevons de la Senſation & de la Reflexion, c’eſt ce qui ſuit évidemment de ce que dans nos idées des Eſprits, à quelque dégré de perfection que nous les portions au delà de celles des Corps, même juſqu’à celle de l’Infini, nous ne ſaurions pourtant y demêler aucune idée de la maniére dont les Eſprits ſe découvrent leurs penſées les uns aux autres ; quoi que nous ne puiſſions éviter de conclurre, que les Eſprits ſeparez, qui ont des connoiſſances plus parfaites & qui ſont dans un état beaucoup plus heureux que nous, doivent avoir auſſi une voye plus parfaite de s’entre-communiquer leurs penſées, que nous qui ſommes obligez de nous ſervir de ſignes corporels, & particulierement de ſons, qui ſont de l’uſage le plus général comme les moyens les plus commodes & les plus prompts que nous puiſſions employer pour nous communiquer nos penſées les uns aux autres. Mais parce que nous n’avons en nous-mêmes aucune expérience, & par conſéquent, aucune notion d’une communication immédiate, nous n’avons point auſſi d’idée de la maniére dont les Eſprits qui n’uſent point de paroles, peuvent ſe communiquer promptement leurs penſées ; & moins encore comprenons-nous comment n’ayant point de Corps, ils peuvent être maîtres de leurs propres penſées, & les faire connoître ou les cacher comme il leur plaît, quoi que nous devions ſuppoſer néceſſairement qu’ils ont une telle Puiſſance.

§. 37.Recapitulation. Voilà donc préſentement, Quelles ſortes d’Idées nous avons de toutes les différentes eſpèces de Subſtances, En quoi elles conſiſtent ; & Comment nous les acquérons. D’où je croi qu’on peut tirer évidemment ces trois conſéquences.

La prémiére, que toutes les Idées que nous avons des differentes Eſpèces de Subſtances, ne ſont que des Collections d’Idées ſimples avec la ſuppoſition d’un Sujet auquel elles appartiennent & dans lequel elles ſubſiſtent, quoi que nous n’ayions point d’idée claire & diſtincte de ce ſujet.

La ſeconde, que toutes les Idées ſimples qui ainſi unies dans un commun ** Subſtratum. ſujet compoſent les Idées complexes que nous avons de différentes ſortes de Subſtances, ne ſont autre choſe que des idées qui nous ſont venuës par Senſation ou par Reflexion. De ſorte que dans les choſes mêmes que nous croyons connoître de la maniére la plus intime, & comprendre avec le plus d’exactitude, nos plus vaſtes conceptions ne ſauroient s’étendre au delà de ces Idées ſimples. De même, dans les choſes qui paroiſſent les plus éloignées de toutes les autres que nous connoiſſons, & qui ſurpaſſent infiniment tout ce que nous pouvons appercevoir en nous-mêmes par la Reflexion, ou découvrir dans les autres choſes par le moyen de la Senſation, nous ne ſaurions y rien découvrir que ces Idées ſimples qui nous viennent originairement de la Senſation ou de la Reflexion, comme il paroît évidemment à l’égard des Idées complexes que nous avons des Anges & en particulier de Dieu lui-même.

Ma troiſiéme conſéquence eſt, que la plûpart des Idées ſimples qui compoſent nos Idées complexes des Subſtances, ne ſont, à les bien conſiderer, que des Puiſſances, quelque penchant que nous ayions à les prendre pour des Qualitez poſitives. Par exemple, la plus grande partie des Idées qui compoſent l’idée complexe que nous avons de l’Or, ſont la Couleur jaune, une grande peſanteur, la ductilité, la fuſibilité, la capacité d’être diſſous par l’Eau Regale, &c. toutes leſquelles idées unies enſemble dans un ſujet inconnu qui en eſt comme ** Subſtratum. le ſoûtien, ne ſont qu’autant de rapports à d’autres Subſtances, & n’exiſtent pas réellement dans l’Or conſideré purement en lui-même, quoi qu’elles dépendent des Qualitez originales & réelles de ſa conſtitution intérieure, par laquelle il eſt capable d’opérer diverſement, & de recevoir différentes impreſſions de la part de pluſieurs autres Subſtances.


  1. Comme ces mots employez de cette maniere, ne ſignifient rien, il n’eſt pas poſſible de les traduire en François. Les Scholaſtiques ont cette commodité de ſe ſervir de mots auxquels ils n’attachent aucune idée ; & à la faveur de ces termes barbares ils ſoûtiennent tout ce qu’ils veulent, ce qu’ils n’entendent pas auſſi bien ce qu’ils entendent. Mais quand on les oblige d’expliquer ces termes par d’autres qui ſoient uſitez dans une Langue vulgaire, l’impoſſibilité où ils ſont de le faire, montre nettement qu’ils ne cachent ſous ces mots que de vains galimathias, & un jargon myſtérieux par lequel ils ne peuvent tromper que ceux qui ſont aſſez ſots pour admirer ce qu’ils n’entendent point.