Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 22

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 224-230).


CHAPITRE XXII.

Des Modes Mixtes.


§. 1.Ce que c’eſt que les Modes Mixtes.
APres avoir traité des Modes Simples dans les Chapitres précedens, & donné divers exemples de quelques-uns des plus conſidérables, pour faire voir ce qu’ils ſont, & comment nous venons à les acquerir, il nous faut examiner enſuite les Modes que nous appellons Mixtes, comme ſont les Idées complexes que nous déſignons par les noms d’Obligation, d’Amitié, de Menſonge, &c. qui ne ſont que diverſes combinaiſons d’Idées ſimples de différentes eſpèces. Je leur ai donné le nom de Modes Mixtes, pour les diſtinguer des Modes plus ſimples, qui ne ſont compoſez que d’idées ſimples de la même eſpèce. Et d’ailleurs, comme ces Modes Mixtes ſont de certaines combinaiſons d’Idées ſimples, qu’on ne regarde pas comme des marques caracteriſtiques d’aucun Etre qui aît une exiſtence fixe, mais comme des Idées détachées & indépendantes, que l’Eſprit joint enſemble, elles ſont par-là diſtinguées des Idées complexes des Subſtances.

§. 2.Ils ſont formez par l’Eſprit. L’Expérience nous montre évidemment, que l’Eſprit eſt purement paſſif à l’égard de ſes Idées ſimples, & qu’il les reçoit toutes de l’exiſtence & des opérations des choſes, ſelon que la Senſation ou la Reflexion les lui préſente, ſans qu’il ſoit capable d’en former aucune de lui-même. Mais ſi nous examinons avec attention les Idées que j’appelle Mode Mixtes & dont nous parlons préſentement, nous trouverons qu’elles ont une autre origine. En effet, l’Eſprit agit ſouvent par lui-même en faiſant ces différentes combinaiſons ; car ayant une fois reçu des Idées ſimples, il peut les joindre & combiner en diverſes maniéres, & faire par-là différentes Idées complexes, ſans conſiderer ſi elles exiſtent ainſi réunies dans la Nature. Et de là vient, à mon avis, qu’on donne à ces ſortes d’idées le nom de Notion ; comme ſi leur origine & leur continuelle exiſtence étoient plûtôt fondées ſur les penſées des hommes que ſur la nature même des choſes, & qu’il ſuffit, pour former ces Idées-là, que l’Eſprit joignît enſemble leurs différentes parties, & qu’elles ſubſiſtaſſent ainſi réunies dans l’Entendement, ſans examiner ſi elles avoient, hors de là, aucune exiſtence réelle. Je ne nie pourtant pas, que pluſieurs de ces Idées ne puiſſent être déduites de l’obſervation & de l’exiſtence de pluſieurs idées ſimples, combinées de la même maniére qu’elles ſont réunies dans l’Entendement. Car celui qui le prémier forma l’idée de l’Hypocriſie, peut l’avoir reçuë d’abord de la reflexion qu’il fit ſur quelque perſonne qui faiſoit parade de bonnes qualitez qu’il n’avoit pas, ou avoir formé cette idée dans ſon Eſprit ſans avoir eu un tel modelle devant ſes yeux. En effet, il eſt évident, que lorſque les hommes commencèrent à diſcourir entr’eux, & à entrer en ſociété, pluſieurs de ces idées complexes qui étoient des ſuites des réglemens établis parmi eux, ont néceſſairement dans l’Eſprit des hommes, avant que d’exiſter nulle autre part, & que pluſieurs Mots qui ſignifioient de telles idées complexes, ont été en uſage, & que les Idées attachées à ces Mots ont été formées, ([1]) avant que les combinaiſons que ces Mots & ces Idées repréſentoient, euſſent exiſté.

§. 3.On les acquiert quelquefois par l’explication des termes qui ſervent à les exprimer. A la verité, préſentement que les Langues ſont formées & qu’elles abondent en termes qui expriment ces Combinaiſons, c’eſt par l’explication des termes mêmes qui ſervent à les exprimer, qu’on acquiert ordinairement ces idées complexes. Car comme elles ſont compoſées d’un certain nombre d’Idées ſimples combinées enſemble, elles peuvent, par le moyen des mots qui expriment ces Idées ſimples, être préſentées à l’Eſprit de celui qui entend ces mots, quoi que l’exiſtence réelle des choſes n’eût jamais fait naître dans ſon Eſprit une telle combinaiſon d’Idées ſimples. Ainſi un homme peut venir à ſe repréſenter l’idée de ce qu’on nomme Meurtre ou Sacrilege, ſi l’on lui fait une énumeration des Idées ſimples que ces deux mots ſignifient, ſans qu’il aît jamais vû commettre ni l’un ni l’autre de ces crimes.

§. 4.Les noms attachent les parties des Modes mixtes à une ſeule idée. Chaque Mode mixte étant compoſé de pluſieurs Idées ſimples, diſtinctes les unes des autres, il ſemble raiſonnable de rechercher d’où c’est qu’il tire ſon Unité, & comment une telle multitude particulière d’Idées vient à faire une ſeule Idée, puis que cette combinaiſon n’exiſte pas toûjours réellement dans la nature des choſes. Il eſt évident, que l’Unité de ces Modes vient d’un Acte de l’Eſprit qui combine enſemble ces différentes Idées ſimples, & les conſidére comme une ſeule Idée complexe qui renferme toutes ces diverſes parties : & ce qui eſt la marque de cette union, ou qu’on regarde en général comme ce qui la détermine exactement, c’eſt le nom qu’on donne à cette combinaiſon d’idée. Car c’eſt ſur les noms que les hommes réglent ordinairement le compte qu’ils font d’autant d’eſpèces diſtinctes de Modes mixtes ; & il arrive rarement qu’ils reçoivent ou conſiderent aucun nombre d’Idées ſimples comme faiſant une idée complexe, excepté les collections qui ſont déſignées par certains noms. Ainſi, quoi que le crime de celui qui tuë un Vieillard, ſoit de ſa nature, auſſi propre à former une idée complexe, que le crime de celui qui tuë ſon Pére ; cependant parce qu’il n’y a point de nom qui ſignifie préciſément le prémier, comme il y a le mot de Parricide pour déſigner le dernier, on ne regarde pas le prémier comme une particuliére Idée complexe, ou comme une eſpèce d’action diſtincte de celle par laquelle on tuë un jeune homme, ou quelque autre homme que ce ſoit.

§. 5.Pourquoi les hommes font des Modes mixtes ? Si nous pouſſons un peu plus loin nos recherches pour voir ce qui détermine les hommes à convertir diverſes combinaiſons d’idées ſimples en autant de Modes diſtincts, pendant qu’ils en négligent d’autres, qui, à conſiderer la nature même des choſes, ſont auſſi propres à être combinées & à former des idées diſtinctes, nous en trouverons la raiſon dans le but même du Langage. Car les hommes l’ayant inſtitué pour ſe faire connoître ou ſe communiquer leurs penſées les uns aux autres, auſſi promptement qu’ils peuvent, ils ſont d’ordinaire de ces ſortes de collections d’idées qu’ils convertiſſent en Modes complexes auxquels ils donnent certains noms, ſelon qu’ils en ont beſoin par rapport à leur maniére de vivre & à leur converſation ordinaire. Pour les autres idées qu’ils ont rarement occaſion de faire entrer dans leurs diſcours, ils les laiſſent détachées, & ſans noms qui les puiſſent lier enſemble, aimant mieux, lorſqu’ils en ont beſoin, compter l’une après l’autre toutes les idées qui les compoſent, que de ſe charger la memoire d’idées complexes & de leurs noms, dont ils n’auront que rarement & peut-être jamais aucune occaſion de ſe ſervir.

§. 6.Comment dans une Langue, il y a des mots qu’on ne peut exprimer dans une autre par des mots qui leur répondent. Il paroît de là comment il arrive, Qu’il y a dans chaque Langue des termes particuliers qu’on ne peut rendre mot pour mot dans une autre. Car les Coûtumes, les Mœurs, & les Uſages d’une Nation faiſant tout autant de combinaiſons d’idées, qui ſont familiéres & néceſſaires à un Peuple, & qu’un autre Peuple n’a jamais eu occaſion de former, ni peut-être même de connoître en aucune maniére, les Peuples qui font uſage de ces ſortes de combinaiſons, y attachent communément des noms, pour éviter de longues periphraſes dans des choſes dont ils parlent tous les jours ; & dès-là ces combinaiſons, y attachent communément des noms, pour éviter de longues periphraſes dans des choſes dont ils parlent tous les jours ; & dès-là ces combinaiſons deviennent dans leur Eſprit tout autant d’Idées complexes, entiérement diſtinctes. Ainſi **Ὀστρακισμός
Proſcriptio.
l’Oſtraciſme parmi les Grecs, & la † Proſcription parmi les Romains, étoient des mots que les autres Langues ne pouvoient exprimer par d’autres termes qui y répondiſſent exactement, parce que ces mots ſignifioient parmi les Grecs & les Romains des idées complexes qui ne ſe rencontroient pas dans l’Eſprit des autres Peuples. Par-tout où telles Coûtumes n’étoient point en uſage, on n’y avoit aucune notion de ces ſortes d’actions & l’on ne s’y ſervoit point de ſemblables combinaiſons d’Idées jointes, &, pour ainſi dire, liées enſemble par des termes particuliers ; & par conſéquent, dans tous ces Païs il n’y avoit point de noms pour les exprimer.

§. 7.Pourquoi les Langues changent ? Par-là nous pouvons voir auſſi la raiſon pourquoi les Langues ſont ſujettes à de continuels changemens, pourquoi elles adoptent des mots nouveaux & en abandonnent d’autres qui ont été en uſage depuis long temps. C’eſt que le changement qui arrive dans les Coûtumes & dans les Opinions, introduiſant en même temps de nouvelles Combinaiſons d’idées dont on eſt ſouvent obligé de s’entretenir en ſoi-même & avec les autres hommes, on leur donne des noms pour éviter de longues periphraſes ; ce qui fait qu’elles deviennent de nouvelles eſpèces de Modes complexes. Pour être convaincu combien d’idées différentes ſont compriſes par ce moyen dans un ſeul mot, & combien on épargne par-là de temps, il ne faut que prendre la peine de faire une énumeration de toutes les Idées qu’emportent ces deux termes de Palais, Surſéance ou Appel, & d’employer à la place de l’un de ces mots une periphraſe pour en faire comprendre le ſens à un autre.

§. 8.Où exiſtent les Modes Mixtes. Quoi que je doive avoir occaſion d’examiner cela plus au long, quand je viendrai à traiter des ** Liv. III. Mots & de leur uſage, je ne pouvois pourtant pas éviter de faire quelque reflexion en paſſant ſur les noms des Modes mixtes, qui étant des combinaiſons d’Idées ſimples purement tranſitoires, qui n’exiſtent que peu de temps, & cela ſimplement dans l’Eſprit des Hommes, où même leur exiſtence ne s’étend point au delà du temps qu’elles ſont l’objet actuel de la penſée, n’ont par conſéquent l’apparence d’une exiſtence conſtante & durable, nulle autre part que dans les mots dont on ſe ſert pour les exprimer ; lesquels par cela même ſont fort ſujets à être pris pour les Idées mêmes qu’ils ſignifient. En effet, ſi nous examinons où exiſte l’idée d’un Triomphe ou d’une Apotheoſe, il eſt évident qu’aucune de ces Idées ne ſauroit exiſter nulle part tout à la fois dans les choſes mêmes, parce que ce ſont des actions qui demandent du temps pour être exécutées, & qui ne pourroient jamais exiſter toutes enſemble. Pour ce qui eſt de l’Eſprit des hommes, où l’on ſuppoſe que ſe trouvent les idées de ces Actions, elles y ont auſſi une exiſtence fort incertaine ; c’eſt pourquoi nous ſommes portez à les attacher à des noms qui les excitent en nous.

§. 9.Comment nous acquerons les idées des Modes mixtes. Au reſte, c’eſt par trois moyens que nous acquerons ces Idées complexes de Modes Mixtes : I. par l’Expérience & l’obſervation des choſes mêmes. Ainſi, en voyant deux hommes luter, ou faire des armes, nous acquerons l’idée de ces deux ſortes d’exercices. II. Par l’invention, ou l’aſſemblage volontaire de différentes idées ſimples que nous joignons enſemble dans notre Eſprit ; ainſi celui qui le prémier inventa l’Imprimerie ou la Gravure, en avoit l’idée dans l’Eſprit, avant qu’aucun de ces Arts eût jamais exiſté. III. Le troiſiéme moyen par où nous acquérons plus ordinairement des idées de Modes mixtes, c’eſt par l’explication qu’on nous donne des termes qui expriment les Actions que nous n’avons jamais vuës, ou des Notions que nous ne ſaurions voir, en nous préſentant une à une toutes les Idées dont ces Actions doivent être compoſées, & les peignant, pour ainſi dire, à notre imagination. Car après avoir reçu des idées ſimples dans l’Eſprit par voye de Senſation & de Reflexion, & avoir appris par l’uſage les noms qu’on leur donne, nous pouvons par le moyen de ces noms repréſenter à une autre perſonne l’idée complexe que nous voulons lui faire concevoir pourvû qu’elle ne renferme aucune idée ſimple qui ne lui ſoit connuë, & qu’il n’exprime par le même nom que nous. Car toutes nos Idées complexes peuvent être réduites aux Idées ſimples dont elles ſont originairement compoſées, quoi que peut-être leurs parties immédiates ſoient auſſi des Idées complexes. Ainſi, le Mode mixte exprimé par le mot de Menſonge, comprend ces Idées ſimples : I. des ſons articulez : 2. certaines idées dans l’Eſprit de celui qui parle : 3. des mots qui ſont les ſignes de ces idées : 4. l’union de ces ſignes joints enſemble par affirmation ou par negation, autrement que les idées qu’ils ſignifient ne le ſont dans l’Eſprit de celui qui parle. Je ne croi pas qu’il ſoit néceſſaire de pouſſer plus loin l’analyſe de cette Idée complexe que nous appellons Menſonge. Ce que je viens de dire ſuffit, pour faire voir qu’elle eſt compoſée d’Idées ſimples ; & il ne pourroit être que fort ennuyeux à mon Lecteur ſi j’allois lui faire un plus grand détail de chaque idée ſimple qui fait partie de cette Idée complexe, ce qu’il peut aiſément déduire par lui-même de ce qui a été dit ci-deſſus. Nous pouvons faire la même choſe à l’égard de toutes nos Idées complexes, ſans exception, car quelque complexes qu’elles ſoient, elles peuvent enfin être réduites à des Idées ſimples, uniques materiaux de connoiſſances ou des penſées que nous avons, ou que nous pouvons avoir. Et il ne faut pas apprehender, que par-là notre Eſprit ſe trouve réduit à un trop petit nombre d’Idées, ſi l’on conſidere quel fonds inépuiſable de Modes ſimples nous eſt fourni par le Nombre & la Figure ſeulement. Il eſt aiſé d’imaginer après cela que les Modes mixtes qui contiennent diverſes combinaiſons de différentes Idées ſimples & de leurs Modes dont le nombre eſt infini, ſont bien éloignez d’être en petit nombre & renfermez dans des bornes fort étroites. Nous verrons même, avant que de finir cet Ouvrage, que perſonne n’a ſujet de craindre de n’avoir pas un champ aſſez vaſte pour donner eſſor à ſes penſées ; quoi qu’à mon avis elles ſe réduiſent toutes aux Idées ſimples que nous recevons de la Senſation ou de la Reflexion, & de leurs différentes combinaiſons.

§. 10.Les Idées qui ont été le plus modifiées, ſont celles du Mouvement, de la Penſée & de la Puiſſance. Une choſe qui mérite d’être examinée, c’eſt, lesquelles de toutes nos Idées ſimples ont été le plus modifiées, & ont ſervi à compoſer le plus de Modes Mixtes, qu’on ait déſigné par des noms particuliers. Ce ſont les trois ſuivantes, la Penſée, le Mouvement, deux Idées auxquelles ſe réduiſent toutes les actions, & la Puiſſance, d’où l’on conçoit que ces Actions découlent. Ces Idées ſimples de Penſée, de Mouvement, & de Puiſſance ont, dis-je, reçu plus de modifications qu’aucune autre ; & c’eſt de leurs modifications qu’on a formé plus de Modes complexes, déſignez par des noms particuliers. Car comme la grande affaire du Genre Humain conſiſte dans l’Action, & que c’eſt à l’Action que ſe rapporte tout ce qui fait le ſujet des Loix, il ne faut pas s’étonner qu’on aît pris connoiſſance des différens Modes de penſer & de mouvoir, qu’on en aît obſervé les idées, qu’on les aît comme enregistrées dans la Mémoire, & qu’on leur aît donné des noms ; ſans quoi les Loix n’auroient pû être faites, ni le vice ou le déreglement reprimé. Il n’auroit guere pû y avoir, non plus, de commerce entre les hommes, ſans le ſecours de telles idées complexes, exprimées par certains noms particuliers ; c’eſt pourquoi ils ont établi des noms, & ſuppoſé dans leur Eſprit des idées fixes de Modes de diverſes Actions, diſtinguées par leurs Cauſes, Moyens, Objets, Fins Inſtrumens, Temps, Lieu, & autres Circonſtances, comme auſſi des Idées de leurs différentes Puiſſances qui ſe rapportent à ces Actions, telle eſt la Hardieſſe qui eſt la Puiſſance de faire, ou de dire ce qu’on veut, devant d’autres perſonnes, ſans craindre, ou ſe déconcerter le moins du monde : puiſſance qui par rapport à cette dernière partie qui regarde le diſcours, avoit un nom particulier * * Παῤῥουσία. parmi les Grecs. Or cette Puiſſance ou aptitude qui ſe trouve dans un homme de faire une choſe, conſtituë l’idée que nous nommons Habitude, lorsqu’on a acquis cette puiſſance en faiſant ſouvent la même choſe ; & quand on peut la réduire en acte, à chaque occaſion qui s’en préſente, nous l’appellons Diſpoſition ; ainſi la Tendreſſe eſt une diſpoſition à l’amitié ou à l’amour.

Qu’on examine enfin tels Modes d’Action qu’on voudra, comme la Contemplation & l’Aſſentiment qui ſont des Actions de l’Eſprit, le Marcher & le Parler qui ſont des Actions du Corps, la Vengeance & le Meurtre qui ſont des Actions du Corps et de l’Eſprit ; & l’on trouvera que ce ne ſont autre choſe que des Collections d’Idées ſimples qui jointes enſemble conſtituent les Idées complexes qu’on a déſignées par ces noms-là.

§. 11.Pluſieurs mots qui ſemblent exprimer quelque Action ne ſignifient que l’Effet. Comme la Puiſſance eſt la ſource d’où procedent toutes les Actions, on donne le nom de Cauſe aux Subſtances où ces Puiſſances reſident, lorsqu’elles reduiſent leur puiſſance en acte ; & on nomme effets les Subſtances produites par ce moyen, ou plûtôt les Idées ſimples qui, par l’exercice de telle ou telle Puiſſance, ſont introduites dans un ſujet. Ainſi, l’Efficace par laquelle une nouvelle Subſtance ou Idée eſt produite, s’appelle Action dans le ſujet qui exerce ce pouvoir, & on la nomme Paſſion dans le ſujet où quelque Idée ſimple eſt alterée ou produite. Mais quelque diverſe que ſoit cette efficace ; & quoi que les effets qu’elle produit, ſoient preſque infinis, je croi pourtant qu’il nous eſt aiſé de reconnoître que dans les Agents Intellectuels ce n’eſt autre choſe que différens Modes de penſer & de vouloir, & dans les Agents corporels, que diverſes modifications du Mouvement ; nous ne pouvons dis-je, concevoir, à mon avis, que ce ſoit autre choſe que cela ; car s’il y a quelque autre eſpèce d’Action, outre celles-là, qui produiſe quelques effets, j’avoûë ingenûment que je n’en ai ni notion ni idée quelconque, que c’eſt une choſe tout-à-fait éloignée de mes conceptions, de mes penſées, de ma connoiſſance, & qui m’eſt auſſi inconnuë que la notion de cinq autres Sens différens des nôtres, ou que les Idées des Couleurs ſont inconnuës à un Aveugle. Du reſte, pluſieurs mots qui ſemblent exprimer quelque Action, ne ſignifient rien de l’Action, ou de la maniére d’operer, mais ſimplement l’effet avec quelques circonſtances du ſujet qui reçoit l’action, ou bien la cauſe operante. Ainſi, par exemple, la Création & l’Annihilation ne renferment aucune idée de l’action, ou de la maniére, par où ces deux choſes ſont produites, mais ſimplement de la cauſe & de la choſe même qui eſt produite. Et lorsqu’un Païſan dit que le Froid glace l’Eau, quoi que le terme de glacer ſemble emporter quelque action, il ne ſignifie pourtant autre choſe que l’effet ; ſavoir que l’eau qui étoit auparavant fluide, eſt devenuë dure & conſiſtante, ſans que ce mot emporte dans ſa bouche aucune idée de l’action par laquelle cela ſe fait.

§. 12.Modes Mixtes compoſez d’autres Idées. Je ne croi pas, au reſte, qu’il ſoit néceſſaire de remarquer ici, que, quoi que la Puiſſance & l’Action conſtituent la plus grande partie des Modes mixtes qu’on a déſignez par des noms particuliers & qui ſont le plus ſouvent dans l’Eſprit & dans la bouche des hommes, il ne faut pourtant pas exclurre les autres Idées ſimples avec leurs différentes combinaiſons. Il eſt je penſe, encore moins néceſſaire de faire une énumeration de tous les Modes mixtes qui ont été fixez & déterminez par des noms particuliers. Ce ſeroit vouloir faire un Dictionnaire de la plus grande partie des Mots qu’on employe dans la Théologie, dans la Morale, dans la Jurisprudence, dans la Politique & dans diverſes autres Sciences. Tout ce qui fait à mon préſent deſſein, c’eſt de montrer, quelle eſpèce d’Idées ſont celles que je nomme Modes Mixtes, comment l’Eſprit vient à les acquerir, & que ce ſont des combinaiſons d’Idées ſimples qu’on acquiert par la Senſation & par la Réflexion : & c’eſt là, à mon avis, ce que j’ai fait.


  1. Suppoſé, par exemple, que le prémier homme aît fait une Loi contre le crime qui conſiſte à tuer ſon Père ou ſa Mère, en le déſignant par le terme Parricide, avant qu’un tel crime eût été commis, il eſt viſible que l’Idée complexe que le mot de Parricide ſignifie, n’exiſta d’abord, que dans l’Eſprit du Légiſlateur & de ceux à qui cette Loi fut notifiée.