Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 18

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 170-172).


CHAPITRE XVIII.

De quelques autres Modes Simples.


§. 1.
JAi fait voir dans les Chapitres précedens, comment l’Eſprit ayant reçu des Idées ſimples par le moyen des Sens, s’en ſert pour s’élever juſqu’à l’idée même de l’Infinité, qui, bien qu’elle paroiſſe plus éloignée d’aucune perception ſenſible, que quelque autre idée que ce ſoit, ne renferme pourtant rien qui ne ſoit compoſé d’idées ſimples, formez d’idées ſimples qui nous ſont venuës par les Sens, puſſent ſuffire pour montrer comment l’Eſprit vient à connoître ces Modes, cependant en conſideration de l’ordre, je parlerai encore de quelques autres, mais en peu de mots : après quoi, je paſſerai aux Idées plus compoſées.

§. 2.Modes du Mouvement. Il ne faut qu’entendre le François pour comprendre ce que c’eſt que gliſſer, rouler, pirouetter, ramper, ſe promener, courir, danſer, ſauter, voltiger, & pluſieurs autres termes qu’on pourroit nommer, car dès qu’on les entend, on a dans l’Eſprit tout autant d’idées diſtinctes de différentes modifications du Mouvement. Or les Modes du Mouvement répondent à ceux de l’Etenduë : car vîte & lent ſont deux différentes idées du Mouvement, dont les meſures ſont priſes des diſtances du Temps & de l’Eſpace jointes enſemble, de ſorte que ce ſont des Idées complexes qui comprennent Temps, & Eſpace avec du Mouvement.

§. 3.Modes des Sons. La même diverſité ſe rencontre dans les Sons. Chaque mot articulé eſt une différente modification du Son : d’où il paroît qu’à la faveur de ces Modifications l’Ame peut recevoir, par le Sens de l’Ouïe, des idées diſtinctes dans une quantité preſque infinie. Outre les cris diſtincts qui ſont particuliers aux Oiſeaux & aux autres Bêtes, les Sons peuvent être modifiez par le moyen de diverſes Notes de différentes étenduë, jointes enſemble, ce qui fait cette Idée complexe que nous nommons un Air, & qu’un Muſicien peut avoir préſente à l’Eſprit, lors même qu’il n’entend ni ne forme aucun ſon, en refléchiſſant ſur les idées de ces ſons qu’il aſſemble ainſi tacitement en lui-même & dans ſa propre imagination.

§. 4.Modes des Couleurs. Les Modes des Couleurs ſont auſſi fort différens. Il y en a quelques-uns que nous regardons ſimplement comme divers dégrez, ou pour parler en termes de l’Art, comme des nuances d’une même Couleur. Mais parce que nous faiſons rarement des aſſemblages de Couleurs, pour l’uſage, ou pour le plaiſir, ſans que la figure y aît quelque part, comme dans la Peinture, dans les Ouvrages de Tapiſſerie, de Broderie, &c. les aſſemblages de couleurs les plus connus appartiennent pour l’ordinaire aux Modes Mixtes, parce qu’ils ſont compoſez d’idées de différentes eſpèces, ſavoir de figure & de couleur, comme ſont la Beauté, l’Arc-en-ciel, &c.

§. 5.Modes des Saveurs & des Odeurs. Toutes les Saveurs & les Odeurs compoſées ſont auſſi des Modes compoſez des Idées ſimples de ces deux Sens. Mais on y fait moins de reflexion, parce qu’en général on manque de noms pour les exprimer ; & par la même raiſon il n’eſt pas poſſible de les déſigner en écrivant. C’eſt pourquoi je m’en rapporte aux penſées & à l’experience de mes Lecteurs, ſans m’arrêter à en faire l’énumeration.

§. 6. Mais il eſt bon de remarquer en général, que ces Modes ſimples qui ne ſont regardez que comme différens dégrez de la même Idée ſimple, quoi qu’il y en aît pluſieurs qui en eux-mêmes ſont des idées fort diſtinctes de tout autre Mode, n’ont pourtant pas ordinairement des noms diſtincts, & ne ſont pas fort conſiderez comme des idées diſtinctes, lorſqu’il n’y a entr’eux qu’une très-petite différence. De ſavoir ſi les hommes ont négligé de prendre connoiſſance de ces Modes, & de leur donner des noms particuliers, pour n’avoir pas des meſures propres à les diſtinguer exactement, ou bien parce qu’après qu’on les auroit ainſi diſtinguez, cette connoiſſance n’auroit pas été néceſſaire, ni d’un uſage général, j’en laiſſe la déciſion à d’autres. Il suffit pour mon deſſein, que je faſſe voir que toutes nos idées ſimples ne nous viennent dans l’Eſprit que par Senſation & par Reflexion, & que, lorſqu’elles y ont été introduites, notre Eſprit peut les repeter & combiner en différentes maniéres, & faire ainſi de nouvelles idées complexes. Mais quoi que le Blanc, le Rouge, ou le Doux, &c. n’ayent pas été modifiez, ou reduits à des Idées complexes par différentes combinaiſons qu’on aît déſigné par certains noms & rangé après cela en différentes Eſpèces, il y a pourtant quelques autres Idées ſimples, comme l’Unité, la Durée, le Mouvement dont nous avons déja parlé, la Puiſſance & la Penſée, deſquelles on a formé une grande diverſité d’Idées complexes qu’on a eu ſoin de diſtinguer par différens noms.

§. 7.Pourquoi quelques Modes ont des noms ; & d’autres n’en ont pas. Et voici, à mon avis, la raiſon pourquoi on en a uſé ainſi, c’eſt que, comme le grand intérêt des hommes roule ſur la ſociété qu’ils ont entr’eux, rien n’étoit plus néceſſaire que la connoiſſance des hommes & de leurs actions, jointe au moyen de s’inſtruire les uns les autres de ces actions. C’eſt pour cela, dis-je, qu’ils ont formé des Idées d’Actions humaines, modifiées avec une extrême préciſion ; & qu’ils ont donné à chacune de ces idées complexes, des noms particuliers, afin qu’ils puſſent plus aiſément conſerver le ſouvenir de ces choſes qui ſe préſentoient continuellement à leur Eſprit, en diſcourir ſans de grands détours & de longues circonlocutions, & les comprendre plus facilement & plus promptement, puis qu’ils devoient à toute heure en inſtruire les autres, & en être inſtruits eux-mêmes. Que les Hommes ayent eû cela en vûë, je veux dire qu’ils ayent été principalement portez à former différentes Idées complexes, & à leur donner des noms, pour le but général du Language, l’un des plus prompts & des plus courts moyens qu’on aît pour s’entre-communiquer ſes penſées, c’eſt ce qui paroît évidemment par les noms que les hommes ont inventez dans pluſieurs Arts ou Métiers, pour les appliquer à différentes Idées complexes de certaines Actions compoſées qui appartiennent à ces différens Métiers, afin d’abreger le diſcours, lorſqu’ils donnent des ordres concernant ces actions-là, ou qu’ils en parlent entr’eux. Mais parce que ces Idées ne ſe trouvent point en général dans l’Eſprit de ceux à qui ces occupations ſont étrangères, les Mots qui expriment ces Actions-là ſont inconnus à la plûpart des hommes qui parlent la même Langue. Tels ſont les mots de ** Terme d’Imprimerie.
† Termes de Chimes.
friſſer, † amalgamer, ſublimation, cohobation : car ces mots étant employez pour déſigner certaines idées complexes qui ſont rarement dans l’Eſprit d’autres perſonnes que de ceux à qui elles ſont ſuggerées de temps en temps par leurs occupations particulières, ils ne ſont entendus en général que des Imprimeurs, ou des Chimiſtes, qui ayant formé dans leur Eſprit les idées complexes que ces termes ſignifient, & leur ayant donné des noms ou ayant reçu ceux que d’autres avoient déja inventez pour les exprimer, ne les entendent pas plûtôt prononcer par les perſonnes de leur Mêtier que ces Idées ſe préſentent à leur Eſprit. Le terme de Cohobation, par exemple, excite d’abord dans l’Eſprit d’un Chimiſte toutes les idées ſimples de Diſtillation, & le mêlange qu’on fait de la liqueur diſtillée avec la matiére dont elle a été extraite pour la diſtiller de nouveau. Ainſi nous voyons qu’il y a une grande diverſité d’Idées ſimples de Goûts, d’Odeurs, &c. qui n’ont point de nom ; & encore plus de Modes, qui, ou n’ayant pas été aſſez généralement obſervez, ou n’étant pas d’un aſſez grand uſage pour que les hommes s’aviſent d’en prendre connoiſſance dans leurs affaires & dans leurs entretiens, n’ont point été déſignez par des noms, & ne paſſent pas par conſéquent pour des Eſpèces particulieres. Mais j’aurai occaſion dans la ſuite d’examiner plus au long cette matiére, lorſque je viendrai à parler des Mots.