Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 17

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 158-170).


CHAPITRE XVII.

De l’Infinité.


§. 1.Nous attribuons immédiatement l’idée de l’Infinité à l’Eſpace, à la Durée & au Nombre.
Qui voudra ſavoir de quelle eſpèce eſt l’idée à laquelle nous donnons le nom d’Infinité, ne peut mieux parvenir à cette connoiſſance qu’en conſiderant à quoi c’eſt que notre Eſprit attribuë plus immédiatement l’infinité, & comment il vient à ſe former cette idée.

Il me ſemble que le Fini & l’Infini ſont regardez comme des Modes de la Quantité, & qu’ils ne ſont attribuez originalement & dans leur prémiére dénomination qu’aux choſes qui ont des parties & qui ſont capables du plus ou du moins par l’addition ou la ſouſtraction de la moindre partie. Telles ſont les idées de l’Eſpace, de la Durée & du Nombre, dont nous avons parlé dans les Chapitres précedens. A la vérité, nous ne pouvons qu’être perſuadez, que Dieu cet Etre ſuprême, de qui & par qui ſont toutes choſes, eſt inconcevablement infini : cependant lorsque nous appliquons, dans notre Entendement, dont les vûës ſont ſi foibles & ſi bornées, notre Idée de l’Infini à ce Prémier Etre, nous le faiſons principalement par rapport à ſa Durée & à ſon Ubiquité, & plus figurément, à mon avis, par rapport à ſa puiſſance, à ſa ſageſſe, à ſa bonté & à ſes autres Attributs, qui ſont effectivement inépuiſables & incompréhenſibles. Car lorſque nous nommons ces attributs, infinis, nous n’avons aucune autre idée de cette Infinité, que celle qui porte l’Eſprit à faire quelque ſorte de réflexion ſur le nombre ou l’étenduë des Actes ou des Objets de la Puiſſance, de la Sageſſe & de la Bonté de Dieu : Actes ou Objets qui ne peuvent jamais être ſuppoſez en ſi grand nombre que ces Attributs ne ſoient toûjours bien au delà,[1] quoi que nous les multipliyons en nous-mêmes avec une infinité de nombres multipliez ſans fin. Du reſte, je ne prétens pas expliquer comment ces Attributs ſont en Dieu, qui eſt infiniment au deſſus de la foible capacité de notre Eſprit, dont les vûës ſont ſi courtes. Ces Attributs contiennent ſans doute en eux-mêmes toute perfection poſſible, mais telle eſt, dis-je, la maniére dont nous les concevons, & telles ſont les idées que nous avons de leur infinité.

§. 2. L’idée du Fini nous vient aiſément dans l’Eſprit. Après avoir donc établi, que l’Eſprit regarde le Fini & l’Infini comme des Modifications de l’Expanſion & de la Durée, il faut commencer par examiner comment l’Eſprit vient à s’en former des idées. Pour ce qui eſt de l’Idée du Fini, la choſe eſt fort aiſée à comprendre, car des portions bornées d’Entenduë venant à frapper nos Sens, nous donnent l’idée du Fini : & les Périodes ordinaires de Succeſſion, comme les Heures, les Jours & les Années, qui ſont autant de longueurs bornées par leſquelles nous meſurons le Temps & la Durée, nous fourniſſent encore la même idée. La difficulté conſiſte à ſavoir comment nous acquerons les idées infinies d’Eternité et d’Immenſité ; puiſque les Objets qui nous environnent ſont ſi éloignez d’avoir aucune affinité ou proportion avec cette étenduë infinie.

§. 3. Quiconque à l’idée de quelque longueur déterminée d’Eſpace, comme d’un Pié, trouve qu’il peut repeter cette idée, & en la joignant à la précedente former l’idée de deux piés, & enſuite de trois par l’addition d’une troiſiéme, & avancer toûjours de même ſans jamais venir à la fin des additions, ſoit de la même idée d’un pié, ou s’il veut, d’une double de celle-là, ou de quelque autre idée de longueur, comme d’un Mille, ou du Diametre de la Terre, ou de l’Orbis Magnus : car laquelle de ces idées qu’il prenne, & combien de fois qu’il les double, ou de quelque autre maniére qu’il les multiplie, il voit qu’après avoir continué ces additions en lui-même, & étendu auſſi ſouvent qu’il a voulu, l’idée ſur laquelle il a d’abord fixé ſon Eſprit, il n’a aucune raiſon de s’arrêter, & qu’il ne ſe trouve pas d’un point plus près de la fin de ces ſortes de multiplications, qu’il étoit lorſqu’il les a commencées. Ainſi la puiſſance qu’il a d’étendre ſans fin ſon idée de l’Eſpace par de nouvelles additions, étant toûjours la même, c’eſt de là qu’il tire l’idée d’un Eſpace infini.

§. 4.Notre idée de l’Eſpace eſt ſans bornes. Tel eſt, à mon avis, le moyen par où l’Eſprit ſe forme l’idée d’un Eſpace infini. Mais parce que nos idées ne ſont pas toûjours des preuves de l’exiſtence des choſes, examiner après cela ſi un tel Eſpace ſans bornes dont l’eſprit à l’idée, exiſte actuellement, c’eſt une Queſtion tout-à-fait différente. Cependant, puis qu’elle ſe préſente ici ſur notre chemin, je penſe être en droit de dire, que nous ſommes portez à croire, qu’effectivement l’Eſpace eſt en lui-même actuellement infini ; & c’eſt l’idée même de l’Eſpace qui nous y conduit naturellement. En effet ſoit que nous conſiderions l’Eſpace comme l’étendue du Corps, ou comme exiſtant par lui-même ſans contenir aucune matiére ſolide, (car non ſeulement nous avons l’idée d’un tel Eſpace vuide de Corps, mais je penſe avoir prouvé la neceſſité de ſon exiſtence pour le mouvement des Corps,) il eſt impoſſible que l’Eſprit y puiſſe jamais trouver ou ſuppoſer des bornes, ou être arrêté nulle-part en avançant dans cet Eſpace, quelque loin qu’il porte ſes penſées. Tant s’en faut que des bornes de quelque Corps ſolide, quand ce ſeroient des murailles de Diamant, puiſſent empêcher l’Eſprit de porter ſes penſées plus avant dans l’Eſpace & dans l’étenduë, qu’au contraire[2] cela lui en facilite les moyens. Car auſſi loin que s’étend le Corps, auſſi loin s’étend l’Etenduë, c’eſt dequoi perſonne ne peut douter. Mais lorſque nous ſommes parvenus aux dernieres extrémitez du Corps, qu’y a-t-il là qui puiſſe arrêter l’Eſprit, & le convaincre qu’il eſt arrivé au bout de l’Eſpace, puiſque bien loin d’appercevoir aucun bout, il eſt perſuadé que le Corps lui-même peut ſe mouvoir, & par conſéquent ſi les Corps peuvent ſe mouvoir dans ou à travers cet Eſpace vuide, ou plûtôt, s’il eſt impoſſible qu’aucune particule de Matiére ſe meuve que dans une Eſpace vuide, il eſt tout viſible qu’un Corps doit être dans la même poſſibilité de ſe mouvoir dans un Eſpace vuide, au delà des derniéres bornes des Corps, que dans un Vuide ** Vacuum diſſeminatum. diſperſé parmi les Corps. Car l’idée d’un Eſpace vuide, qu’on appelle autrement pur Eſpace, eſt exactement la même, ſoit que cet Eſpace ſe trouve entre les Corps, ou au delà de leurs derniéres limites. C’eſt toûjours le même Eſpace. L’un ne différe point de l’autre en nature, mais en dégré d’expanſion, & il n’y a rien qui empêche le Corps de s’y mouvoir : de ſorte que partout où l’Eſprit ſe tranſporte par la penſée, parmi les Corps, ou au delà de tous les Corps, il ne fauroit trouver, nulle part, des bornes & une fin à cette idée uniforme de l’Eſpace ; ce qui doit l’obliger à conclurre néceſſairement de la nature & de l’idée de chaque partie de l’Eſpace, que l’Eſpace eſt actuellement infini.

§. 5.Notre idée de la Durée eſt auſſi ſans bornes. Comme nous acquerons l’idée de l’Immenſité par la puiſſance que nous trouvons en nous-mêmes de repeter l’idée de l’Eſpace, auſſi ſouvent que nous voulons, nous venons auſſi à nous former l’idée de l’Eternité par le pouvoir que nous avons de repeter l’idée d’une longueur particuliére de Durée, avec une infinité de nombres, ajoûtez ſans fin. Car nous ſentons en nous-mêmes que nous ne pouvons non plus arriver à la fin de ces repetitions, qu’à la fin des nombres, ce que chacun eſt convaincu qu’il ne ſauroit faire. Mais de ſavoir s’il y a quelque Etre réel dont la durée ſoit éternelle, c’eſt une queſtion toute différente de ce que je viens de poſer, que nous avons une idée de l’Eternité. Et ſur cela je dis, que quiconque conſidere quelque choſe d’éternel. Mais comme j’ai preſſé cet Argument dans un autre endroit, je n’en parlerai pas davantage ici ; & je paſſerai à quelques autres réflexions ſur l’idée que nous avons de l’Infinité.

§. 6.Pourquoi d’autres Idées ne ſont pas capables d’Infinité. S’il eſt vrai que notre idée de l’Infinité nous vienne de ce pouvoir que nous remarquons en nous-mêmes, de repeter ſans fin nos propres idées, on peut demander, Pourquoi nous n’attribuons pas l’Infinité à d’autres idées, auſſi bien à celles de l’Eſpace & de la Durée ; puiſque nous les pouvons repeter auſſi aiſément & auſſi ſouvent dans notre Eſprit que ces derniéres ; & cependant perſonne ne s’eſt encore aviſé d’admettre une douceur infinie, ou une infinie blancheur, quoi qu’on puiſſe repeter l’idée du Doux ou du Blanc auſſi ſouvent que celles d’une Aune, ou d’un Jour ? A cela je répons, que la repetition de toutes les Idées qui ſont conſiderées comme ayant des parties & qui ſont capables d’accroiſſement par l’addition de parties égales ou plus petites, nous fournit l’Idée de l’Infinité, parce que par cette repetition ſans fin, il ſe fait un accroiſſement continuel qui ne peut avoir de bout. Mais dans d’autres Idées ce n’eſt plus la même choſe : car que j’ajoûte la plus petite partie qu’il ſoit poſſible de concevoir, à la plus vaſte idée d’Etenduë ou de Durée que j’aye préſentement, elle ne deviendra plus grande : mais ſi à la plus parfaite idée que j’aye du Blanc le plus éclatant, j’y en ajoûte une autre d’un Blanc égal ou moins vif, (car je ſaurois y joindre l’idée d’un plus blanc que celui dont j’ai l’idée, que je ſuppoſe le plus éclatant que je conçoive actuellement) cela n’augmente ni n’étend mon idée en aucune maniére, c’eſt-pourquoi on nomme dégrez, les différentes idées de blancheur, &c. A la vérité, les idées compoſées de parties ſont capables de recevoir de l’augmentation par l’addition de la moindre partie : mais prenez l’idée du Blanc qui fut hier produit en vous par la vûë d’un morceau de neige, & une autre idée du Blanc qu’excite en vous un autre morceau de neige que vous voyez présentement, ſi vous joignez ces deux idées enſemble, elles s’incorporent, pour ainſi dire, & ſe réuniſſent en une ſeule, ſans que l’idée de Blancheur en ſoit augmentée le moins du monde. Que ſi nous ajoûtons un moindre degré de blancheur à un plus grand, bien loin de l’augmenter, c’eſt juſtement par-là que nous le diminuons. D’où il s’enſuit viſiblement que toutes ces Idées qui ne ſont pas compoſées de parties, ne peuvent point être augmentées en telle proportion qu’il plaît aux hommes, ou, au delà de ce qu’elles leur ſont repréſentées par leurs Sens. Au contraire, comme l’Eſpace, la Durée & le Nombre ſont capables d’accroiſſement par voye de repetition, ils laiſſent à l’Eſprit une idée à laquelle il peut toûjours ajoûter ſans jamais arriver au bout, en ſorte que nous ne ſaurions concevoir un terme qui borne ces additions ou ces progreſſions ; & par conſéquent, ce ſont là les ſeules idées qui conduiſent nos penſées vers l’Infini.

§. 7.Différence entre l’infinité de l’Eſpace, & un Eſpace infini. Mais quoi que notre Idée de l’Infinité procede de la conſideration de la Quantité, & des additions que l’Eſprit eſt capable d’y faire, par des repetitions reïterées ſans fin, de telles portions qu’il veut, cependant je croi que nous mettons une extrême confuſion dans nos penſées, lorsque nous joignons l’Infinité à quelque idée préciſe de Quantité, qui puiſſe être suppoſée préſente à l’Eſprit, & qu’après cela nous diſcourons ſur une Quantité infinie, ſavoir ſur un Eſpace infini ou une Durée infinie ; car notre Idée de l’Infinité étant, à mon avis, une idée qui s’augmente ſans fin, & l’idée que l’Eſprit a de quelque Quantité étant alors terminée à cette idée, parce que quelque grande qu’on la ſuppoſe, elle ne ſauroit être plus grande qu’elle eſt actuellement, joindre l’infinité à cette derniére idée, c’eſt prétendre ajuſter une meſure déterminer à une grandeur qui va toûjours en augmentant. C’eſt pourquoi je ne penſe pas que ce ſoit une vaine ſubtilité de dire qu’il faut diſtinguer ſoigneuſement entre l’idée de l’Infinité de l’Eſpace, & l’idée d’un Eſpace infini. La prémiére de ces idées n’eſt autre choſe qu’une progreſſion ſans fin, qu’on ſuppoſe que l’Eſprit fait par des repetitions de telles idées de l’Eſpace qu’il lui plaît de choiſir. Mais ſuppoſer qu’on a actuellement dans l’Eſprit l’idée d’un Eſpace infini, c’eſt ſuppoſer que l’Eſprit a déja parcouru, & qu’il voit actuellement toutes les idées repetées de l’Eſpace, qu’une repetition à l’infini ne peut jamais lui repréſenter totalement, ce qui renferme en ſoi une contradiction manifeſte.

§. 8.Nous n’avons pas l’idée d’un Eſpace infini. Cela ſera peut-être un peu plus clair, ſi nous l’appliquons aux Nombres. L’infinité des Nombres auxquels tout le monde voit qu’on peut toûjours ajoûter, ſans pouvoir approcher de la fin de ces additions, paroit ſans peine à quiconque y fait reflexion. Mais quelque claire que ſoit cette idée de l’infinité des Nombres, rien n’eſt pourtant plus ſenſible que l’abſurdité d’une idée actuelle d’un Nombre infini. Quelques idées poſitives que nous ayions en nous-mêmes d’un certain Eſpace, Nombre ou Durée, de quelque grandeur qu’elles ſoient, ce ſeront toûjours des idées finies. Mais lorsque nous ſuppoſons un reſte inépuiſable où nous ne concevons aucunes bornes, de ſorte que l’Eſprit y trouve dequoi faire des progreſſions continuelles ſans en pouvoir jamais remplir toute l’idée, c’eſt là que nous trouvons notre idée de l’Infini. Or bien qu’à la conſiderer dans cette vûë, je veux dire, à n’y concevoir autre choſe qu’une négation de limites, elle nous paroiſſe fort claire, cependant lorsque nous voulons nous former à l’idée d’une Expanſion, ou d’une Durée infinie, cette idée devient alors fort obſcure & fort embrouillée, parce qu’elle eſt compoſée de deux parties fort différentes, pour ne pas dire entierement incompatibles. Car ſuppoſons qu’un homme forme dans ſon Eſprit l’idée de quelque Eſpace ou de quelque Nombre, auſſi grand qu’il voudra, il eſt viſible que l’Eſprit s’arrête & ſe borne à cette idée, ce qui eſt directement contraire à l’idée de l’Infinité qui conſiſte dans une progreſſion qu’on ſuppoſe ſans bornes. De là vient, à mon avis, que nous nous brouillons ſi aiſément lorsque nous venons à raiſonner ſur un Eſpace infini, ou ſur une Durée infinie, parce que voulant combiner deux Idées qui ne ſauroient ſubſiſter enſemble, bien loin d’être deux parties d’une même idée, comme je l’ai dit d’abord pour m’accommoder à la ſuppoſition de ceux qui prétendent avoir une idée poſitive d’un Eſpace ou d’un Nombre infini, nous ne pouvons tirer des conſéquences de l’une à l’autre ſans nous engager dans des difficultez inſurmontables, & toutes pareilles à celles où ſe jetteroit celui qui voudroit raiſonner du Mouvement ſur l’idée d’un mouvement qui n’avance point, c’eſt-à-dire, ſur une idée auſſi chimérique & auſſi frivole que celle d’un Mouvement en repos. D’où je crois être en droit de conclurre, que l’idée d’un Eſpace, ou, ce qui eſt la même choſe, d’un Nombre infini, c’eſt-à-dire, d’un Eſpace ou d’un Nombre qui eſt actuellement préſent à l’Eſprit, & ſur lequel il fixe & termine ſa vûë, eſt différente de l’idée d’un Eſpace ou d’un Nombre qu’on ne peut jamais épuiſer par la penſée, quoi qu’on l’étende ſans ceſſe par des additions & des progreſſions, continuées ſans fin. Car de quelque étenduë que ſoit l’idée d’un Eſpace que j’ai actuellement dans l’Eſprit, ſa grandeur ne ſurpaſſe point la grandeur qu’elle a dans l’inſtant même qu’elle eſt préſente à mon Eſprit, bien que dans le moment ſuivant je puiſſe l’étendre au double, & ainſi, à l’infini : car enfin rien n’eſt infini que ce qui n’a point de bornes, & telle eſt cette idée de l’Infinité à laquelle nos penſées ne ſauroient trouver aucune fin.

§. 9.Le Nombre nous donne la plus nette idée de l’Infinité. Mais de toutes les idées qui nous fourniſſent l’idée de l’infinité, telle que nous ſommes capables de l’avoir, il n’y en aucune qui nous en donne une idée plus nette & plus diſtincte que celle du Nombre, comme nous l’avons déja remarqué. Car lors même que l’Eſprit applique l’idée de l’infinité à l’Eſpace & à la Durée, il ſe ſert d’idées de nombres repetez, comme de millions de millions de Lieuës ou d’Années, qui ſont autant d’idées diſtinctes, que le Nombre empêche de tomber dans un confus entaſſement où l’Eſprit ne ſauroit éviter de ſe perdre. Mais quand nous avons ajoûté autant de millions qu’il nous a plû, de certaines longueurs d’Eſpace ou de Durée, l’idée la plus claire que nous puiſſions former de l’Infinité, c’eſt ce reſte confus & incomprehenſible de nombres, qui multipliez ſans fin ne laiſſent voir aucun bout qui termine ces additions.

§. 10.Nous concevons différemment l’infinité du Nombre, celle de la Durée & celle de l’Expanſion. Pour pénétrer plus avant dans cette idée que nous avons de l’Infinité, & nous convaincre que ce n’eſt autre choſe qu’une infinité de Nombres que nous appliquons à des parties déterminées dont nous avons des idées diſtinctes dans l’Eſprit, il ne ſera peut-être pas inutile de conſiderer qu’en général nous ne regardons pas le Nombre comme infini, au lieu que nous ſommes portez à attacher cette idée à la Durée & à l’Expanſion, ce qui vient de ce que dans le Nombre nous trouvons une fin : car comme il n’y a rien dans le Nombre qui ſoit moindre que l’Unité, nous nous arrêtons là, & y trouvons pour ainſi dire, le bout de nos comptes. Du reſte, nous ne pouvons mettre aucunes bornes à l’addition ou à l’augmentation des Nombres. Nous ſommes à cet égard comme à l’extremité d’une ligne qui peut être continuée de l’autre côté au delà de tout ce que nous pouvons concevoir. Mais il n’en eſt pas de même à l’égard de l’Eſpace & de la Durée : car dans la Durée, nous conſiderons cette ligne de nombres, comme étenduë de deux côtez, à une longueur inconcevable, indéterminée, & infinie. Ce qui paroîtra évidemment à quiconque voudra refléchir ſur l’idée qu’il a de l’Eternité, qui, je croi, ne lui paroîtra autre choſe, que cette Infinité de nombres étenduë de deux côtez, à l’égard de la Durée paſſée, & de celle qui eſt à venir, à parte ante, & à parte poſt, comme on parle dans les Ecoles. Car lorſque nous voulons conſiderer l’Eternité à parte ante, que faiſons-nous autre choſe, que repeter dans notre Eſprit en commençant par le temps préſent où nous exiſtons, les idées des Années, ou des Siécles, ou de quelque autre portion que ce ſoit de la Durée paſſée, convaincus en nous-mêmes, préciſément de la même maniére, en étendant, par des périodes à venir, multipliées ſans fin, cette ligne de nombres que nous continuons toûjours comme auparavant ; & ces deux Lignes jointes enſemble ſont cette Durée que nous nommons Eternité, laquelle paroît infinie de quelque côté que nous la conſiderions, ou devant, ou derriére : parce que nous appliquons toûjours au côté que nous enviſageons l’infinité de nombres, c’eſt à dire, la puiſſance d’ajoûter toûjours plus, ſans jamais parvenir à la fin de ces Additions.

§. 11.Comment nous concevons l’Infinité de l’Eſpace. La même choſe arrive à l’égard de l’Eſpace, où nous nous conſiderons comme placez dans un Centre d’où nous pouvons ajoûter de tous côtez des lignes indéfinies de nombre, comptant vers tous les endroits qui nous environnent, une aune, une lieuë, un Diametre de la Terre, ou de l’Orbis Magnus que nous multiplions par cette infinité de nombres auſſi ſouvent que nous voulons, & comme nous n’avons pas plus de raiſon de donner des bornes à ces idées repetées, qu’au Nombre, nous acquerons par-là l’idée indéterminée de l’Immenſité.

§. 12.Il y a une infinie diviſibilité dans la Matiére. Et parce que dans quelque maſſe de Matiere que ce ſoit, notre Eſprit ne peut jamais arriver à la derniére diviſibilité, il ſe trouve auſſi en cela une infinité à notre égard ; & qui eſt auſſi une infinité de Nombre, mais avec cette difference que dans l’infinité qui regarde l’Eſpace & la Durée, nous n’employons que l’addition des nombres, au lieu que la diviſibilité de la Matiére eſt ſemblable à la diviſion de l’Unité en ſes fractions, où l’Eſprit trouve à faire des additions à l’infini, auſſi bien que dans les additions précedentes, cette diviſion n’étant en effet qu’une continuelle addition de nouveaux nombres. Or dans l’addition de l’un nous ne pouvons plus avoir l’idée poſitive d’un Eſpace infiniment grand, que par la diviſion de l’autre arriver à l’idée d’un Corps infiniment petit, notre idée de l’Infinité étant à tous égards, une idée fugitive, & qui, pour ainſi dire, groſſit toûjours par une progreſſion qui va à l’infini ſans pouvoir être fixée nulle part.

§. 13.Nous n’avons point d’idée poſitive de l’Infini. Il ſeroit, je penſe, bien difficile de trouver quelqu’un aſſez extravagant pour dire qu’il a une idée poſitive d’un Nombre actuellement infini, cette infinité ne conſiſtant que dans le pouvoir d’ajoûter quelque combinaiſon d’unitez au dernier nombre quel qu’il ſoit ; & cela auſſi long-temps, & autant qu’on veut. Il en eſt de même à l’égard de l’Infinité de l’Eſpace & de la Durée, où ce pouvoir dont je viens de parler, laiſſe toûjours à l’Eſprit le moyen d’ajoûter ſans fin. Cependant il y a des gens qui ſe figurent d’avoir des idées poſitives d’une Durée infinie, ou d’un Eſpace infini. Mais pour anéantir une telle idée poſitive de l’Infini que ces perſonnes prétendent avoir, je croi qu’il ſuffit de leur demander s’ils pourroient ajoûter quelque choſe à cette idée, ou non, ce qui montre ſans peine le peu de fondement de cette prétenduë idée. En effet, nous ne ſaurions avoir, ce me ſemble, aucune idée poſitive d’un certain Eſpace ou d’une certaine Durée qui ne ſoit compoſée d’un certain nombre de piés ou d’aunes, de jours ou d’années, ou qui ne ſoit commenſurable aux nombres repetez de ces communes meſures dont nous avons des idées dans l’Eſprit, & par lesquelles nous jugeons de la grandeur de ces ſortes de quantitez. Puis donc que l’idée d’un Eſpace infini ou d’une Durée infinie doit être néceſſairement compoſée de parties infinies, elle ne peut avoir d’autre infinité, que celle des nombres capables d’être multipliez ſans fin, & non, une idée poſitive d’un nombre actuellement infini. Car il eſt évident, à mon avis, que l’addition des choſes finies (comme ſont toutes les longueurs dont nous avons des idées poſitives) ne ſauroit jamais produire l’idée de l’infini qu’à la maniére du Nombre, qui étant compoſé d’unitez finies, ajoûtées les unes aux autres, ne nous fournit l’idée de l’Infini que par la puiſſance que nous trouvons en nous-mêmes d’augmenter ſans ceſſe la ſomme, & de faire toûjours de nouvelles additions de la même eſpèce, ſans approcher le moins du monde de la fin d’une telle progreſſion.

§. 14. Ceux qui prétendent prouver que leur idée de l’Infini eſt poſitive, ſe ſervent pour cela, d’un Argument qui me paroît bien frivole. Ils tirent cet Argument de la negation d’une fin, qui eſt, diſent-ils, quelque choſe de negatif, mais dont la negation eſt poſitive. Mais quiconque conſiderera que la fin n’eſt autre choſe dans le Corps que l’extrémité ou la ſuperficie de ce Corps, aura peut-être de la peine à concevoir que la fin ſoit quelque choſe de purement négatif ; & celui qui voit que le bout de ſa plume eſt noir ou blanc, ſera porté à croire, que la Fin eſt quelque choſe de plus qu’une pure negation : & en effet lorsqu’on l’applique à la Durée, ce n’eſt point une pure negation d’exiſtence, mais c’eſt, à parler plus proprement, le dernier moment de l’exiſtence. Que ſi ces gens-là veulent que la fin ne ſoit, par rapport à la Durée, qu’une pure negation d’exiſtence, je ſuis aſſuré qu’ils ne ſauroient nier que le Commencement ne ſoit le prémier inſtant de l’exiſtence de l’Etre qui commence à exiſter ; & jamais perſonne n’a imaginé que ce fût une pure negation. D’où il s’enſuit, par leur propre raiſonnement, que l’idée de l’Eternité à parte ante, ou d’une Durée ſans commencement n’eſt qu’une idée negative.

§. 15.Ce qu’il y a de poſitif & de negatif dans notre idée de l’infini. L’idée de l’Infini a, je l’avoûë, quelque choſe de poſitif dans les choſes mêmes que nous appliquons à cette idée. Lorsque nous voulons penſer à un Eſpace infini ou à une Durée infinie, nous nous repréſentons d’abord une idée fort étenduë, comme vous diriez de quelques millions de ſiécles ou de lieuës, que peut-être nous doublons & multiplions pluſieurs fois. Et tout ce que nous aſſemblons ainſi dans notre Eſprit, eſt poſitif, c’eſt l’amas d’un grand nombre d’idées poſitives d’Eſpace ou de Durée ; mais ce qui reſte toûjours au delà, c’eſt dequoi nous n’avons non plus de notion poſitive & diſtincte qu’un Pilote en a de la profondeur de la Mer, lorsqu’y ayant jetté un cordeau de quantité de braſſes, il ne trouve aucun fond. Il connoît bien par-là, que la profondeur eſt de tant de braſſes & au delà, mais il n’a aucune notion diſtincte de ce ſurplus. De ſorte que s’il pouvoit ajoûter toûjours une nouvelle ligne, & qu’il trouvât que le Plomb avançât toûjours ſans s’arrêter jamais, il ſeroit à peu près dans l’état ou ſe rencontre notre Eſprit lorsqu’il tâche d’arriver à une idée complette & poſitive de l’Infini : & dans ce cas, que le cordeau ſoit de dix braſſes, ou de dix mille, il ſert également à faire voir ce qui eſt au delà, je veux dire à nous faire découvrir fort confuſément & par voye de comparaiſon, que ce n’eſt pas là tout, & qu’on peut aller encore plus avant. L’Eſprit a une idée poſitive d’autant d’Eſpace qu’il en conçoit actuellement ; mais dans les efforts qu’il fait pour rendre cette idée infinie, il a beau l’étendre & l’augmenter ſans ceſſe, elle eſt toûjours incomplette. Autant d’Eſpace que l’Eſprit ſe repréſente à lui-même dans l’idée qu’il ſe forme d’une certaine grandeur, c’eſt tout autant d’étenduë nettement & réellement tracée dans l’Entendement : mais l’infini eſt encore plus grand. D’où j’infére, 1. Que l’idée d’autant eſt claire & poſitive : 2. Que l’idée de quelque choſe de plus grand eſt auſſi claire, mais que ce n’eſt qu’une idée comparative : 3. Que l’idée d’une Quantité, qui paſſe d’autant toute grandeur qu’on en ſauroit la comprendre, eſt une idée purement negative, qui n’a abſolument rien de poſitif : car celui qui n’a pas une idée claire & poſitive de la grandeur d’une certaine Etenduë (ce qu’on cherche préciſément dans l’idée de l’Infini) ne ſauroit avoir une idée comprehenſive des dimenſions de cette Etenduë ; & je ne penſe pas que perſonne prétende avoir une telle idée par rapport à ce qui eſt infini. Car de dire qu’un homme a une idée claire & poſitive d’une Quantité ſans ſavoir quelle en eſt la grandeur, c’eſt raiſonner auſſi juſte, que de dire que celui-là a une idée claire & poſitive des grains de ſables qui ſont ſur le Rivage de la Mer, qui ne ſait pas à la verité, combien il y en a, mais qui ſait ſeulement qu’il y en a plus de vingt. Or c’eſt juſtement là l’idée parfaite & poſitive que nous avons d’un Eſpace ou d’une Durée infinie, lorsque nous diſons de l’un & de l’autre, qu’ils ſurpaſſent l’étenduë ou la durée de 10, 100, 1000, ou de quelque autre nombre de Lieuës ou d’Années, dont nous avons, ou dont nous pouvons avoir une idée poſitive. Et c’eſt là, je croi, toute l’idée que nous avons de l’infini. De ſorte que tout ce qui eſt au delà de notre idée poſitive à l’égard de l’Infini, eſt environné de ténèbres, & n’excite dans l’Eſprit qu’une confuſion indéterminée d’une idée negative, où je ne puis voir autre choſe ſi ce n’eſt que je ne comprens point ni ne puis comprendre tout ce que j’y voudrois concevoir, & cela parce que c’eſt un Objet trop vaſte pour une capacité foible & bornée comme la mienne : ce qui ne peut être que fort éloigné d’une idée complette & poſitive, puiſque la plus grande partie de ce que je voudrois comprendre, eſt à l’écart ſous la dénomination vague de quelque choſe qui eſt toûjours plus grande, que vous retenez en vous-même pour l’appliquer à toutes les progreſſions que votre Eſprit ſera ſur la Quantité, en l’ajoûtant à toutes les idées de Quantité que vous avez, ou qu’on peut ſuppoſer que vous ayiez. Qu’on juge à préſent ſi c’eſt là une idée poſitive.

§. 16.Nous n’avons point d’idée poſitive d’une Durée infinie. Je voudrois bien que ceux qui prétendent avoir une Idée poſitive de l’Eternité, me diſſent ſi l’idée qu’ils ont de la Durée, enferme de la ſucceſſion, ou non ? Si elle n’enferme aucune ſucceſſion, ils ſont obligez de faire voir la difference qu’il y a entre la notion qu’ils ont de la Durée, lorsqu’elle appliquée à un Etre éternel, & celle qu’ils en ont, lorsqu’elle eſt appliquée à un Etre fini : parce qu’ils trouveront peut-être d’autres perſonnes que moi, qui leur faiſant un libre aveu de la foibleſſe de leur Entendement dans ce point, declareront que la notion qu’ils ont de la Durée, les oblige à concevoir, que de tout ce qui a de la Durée, la continuation en a été plus longue aujourd’hui qu’hier. Que ſi pour éviter de la ſucceſſion dans l’exiſtence éternelle, ils recourent à ce qu’on appelle dans les Ecoles Punctum ſtans, Point fixe & permanent, je croi que cet expédient ne leur ſervira pas beaucoup à éclaircir la choſe, ou à nous donner une idée plus claire & plus poſitive d’une Durée infinie, rien ne me paroiſſant plus inconcevable qu’une Durée ſans ſucceſſion. Et d’ailleurs ſuppoſé que ce Point permanent ſignifie quelque choſe, comme il n’a aucune ** Non eſt quantum, diſent les ſcholaſtiques. quantité de durée, finie ou infinie, on ne peut l’appliquer à la Durée infinie dont nous parlons. Mais ſi notre foible capacité ne nous permet pas de ſeparer la ſucceſſion d’avec la Durée quelle qu’elle ſoit, notre idée de l’Eternité ne peut être compoſée que d’une ſucceſſion infinie de Momens, dans laquelle toutes choſes exiſtent. Du reſte, ſi quelqu’un a, ou peut avoir une idée poſitive d’un Nombre actuellement infini, dont il prétend avoir l’idée, eſt aſſez grand pour qu’il ne puiſſe y rien ajoûter lui-même : car tandis qu’il peut l’augmenter, je m’imagine qu’il ſera convaincu en lui-même, que l’idée qu’il a de ce nombre, eſt un peu trop reſſerrée pour faire une infinité poſitive.

§. 17. Je croi qu’une Créature raiſonnable, qui faiſant uſage de ſon Eſprit, veut bien prendre la peine de reflechir ſur ſon exiſtence, ou ſur celle de quelque autre Etre que ce ſoit, ne peut éviter d’avoir l’idée d’un Etre tout ſage, qui n’a eû aucun commencement : & pour moi, je ſuis aſſûré d’avoir une telle idée d’une Durée infinie. Mais cette Négation d’un commencement n’étant qu’une négation d’une choſe poſitive, ne peut gueres me donner une idée poſitive de l’Infinité, à laquelle je ne ſaurois parvenir, quelque eſſor que je donne à mes penſées pour m’en former une notion claire & complette. J’avoûë, dis-je, que mon Eſprit ſe perd dans cette pourſuite, & qu’après tous mes efforts, je me trouve toûjours au deça du but, bien loin de l’atteindre.

§. 18.Nous n’avons point d’idée poſitive d’un Eſpace infini. Quiconque penſe avoir une idée poſitive d’un Eſpace infini, trouvera, je m’aſſure, s’il y fait un peu de reflexion, qu’il n’a pas plus d’idée du plus grand que du plus petit Eſpace. Car pour ce dernier, qui ſemble le plus aiſé, à concevoir, & le plus proportionné à notre portée, nous ne pouvons, au fond, y découvrir autre choſe qu’une idée comparative de petiteſſe, qui ſera toûjours plus petite qu’aucune de celles dont nous avons une idée poſitive. Toutes les Idées poſitives que nous avons de quelque Quantité que ce ſoit, grande ou petite, ont toûjours des bornes, quoi que nos idées de comparaiſon, par où nous pouvons toûjours ajoûter à l’une, & ôter de l’autre, n’en ayent point : car ce qui reſte, ſoit grand ou petit, n’étant pas compris dans l’idée poſitive que nous avons, eſt dans les ténèbres, & ne conſiſte, à notre égard, que dans la puiſſance que nous avons d’étendre l’un, & de diminuer l’autre ſans jamais ceſſer. Un Pilon & un Mortier reduiront tout auſſi-tôt une partie de Matiére à l’indiviſibilité, que l’Eſprit du plus ſubtil Mathematicien ; & un Arpenteur pourroit auſſitôt meſurer à la Perche de l’Eſpace infini, qu’un Philoſophe s’en former l’idée par la pénétrante vivacité de ſon Eſprit, ou le comprendre par la penſée, ce qui eſt en avoir une idée poſitive. Celui qui penſe à un Cube d’un pouce de Diametre, en a dans ſon Eſprit une idée claire & poſitive. Il peut de même ſe former l’idée d’un Cube d’un pouce, d’un ou d’un de pouce, & toûjours en diminuant, juſqu’à ce qu’il ne lui reſte dans l’Eſprit que l’idée de quelque choſe d’extrêmement petit, mais qui cependant ne parvient point à cette petiteſſe incomprehenſible que la Diviſion peut produire. Son Eſprit eſt auſſi éloigné de ce reſte de petiteſſe, que lorſqu’il a commencé la diviſion : & par conſéquent il ne vient jamais à avoir une idée claire & poſitive de cette petiteſſe qui eſt la ſuite d’une infinie Diviſibilité.

§. 19.Ce qu’il y a de poſitif et de negatif dans notre Idée de l’Infini. Quiconque jette les yeux ſur l’Infinité, ſe fait d’abord une idée fort étenduë de la choſe à quoi il l’applique, ſoit Eſpace ou Durée ; & peut-être ſe fatigue-t-il lui-même à force de multiplier dans ſon Eſprit cette prémiére Idée. Cependant, après tous ces efforts, il ne ſe trouve pas plus près d’avoir une idée poſitive & diſtincte de ce qui reſte, pour en faire un Infini poſitif, que le Païſan d’Horace en avoit de l’eau qui devoit paſſer dans le Canal d’un fleuve qu’il trouva ſur ſon chemin :

      *[3] Ce pauvre ſot que l’eau du Fleuve arrête,
      Pour pouvoir à pié ſec plus aiſément paſſer,
           Va ſe mettre dans la tête
           De la voir écouler.
      Il attend ce moment, mais le Fleuve rapide
           Continuë à ſuivre ſon cours,
           Et le ſuivra toûjours.

§. 20.Il y a des gens qui croyent avoir une idée poſitive de l’Eternité et non de l’Eſpace. J’ai vû quelques perſonnes qui mettent une ſi grande différence entre une Durée infinie, & un Eſpace infini, qu’ils ſe perſuadent à eux-mêmes qu’ils ont une idée poſitive de l’Eternité, mais qu’ils n’ont ni ne peuvent avoir aucune idée d’un Eſpace infini. Voici, à mon avis, d’où vient cette erreur, c’eſt que ces gens-là trouvant par les reflexions ſolides qu’ils font ſur les cauſes & les effets, qu’il eſt néceſſaire d’admettre quelque Etre éternel, & par conſéquent de regarder l’exiſtence réelle de cet Etre, comme correſpondante à l’idée qu’ils ont de l’Eternité ; & d’autre part ne voyant pas qu’il ſoit néceſſaire, mais jugeant au contraire qu’il eſt apparemment abſurde que le Corps ſoit infini, parce qu’ils ne ſauroient imaginer la Matiére infinie : Conſéquence fort mal tirée, à mon avis, parce que l’exiſtence de la Matiére n’eſt non plus néceſſaire à l’exiſtence de l’Eſpace, que l’exiſtence du Mouvement ou du Soleil l’eſt à la Durée, quoi qu’on ſoit accoûtumé de s’en ſervir pour la meſurer ; & je ne doute pas qu’un homme ne puiſſe auſſi-bien avoir l’idée de 10000 Lieuës en quarré ſans penſer à un Corps de cette étenduë, que l’idée de 10000 années ſans ſonger à un Corps qui ait exiſté auſſi long-temps. Pour moi il ne me ſemble pas plus mal-aiſé d’avoir l’idée d’un Eſpace vuide de Corps, que de penſer à la capacité d’un Boiſſeau vide de blé, ou au creux d’une Noix ſans Cerneaux. Car de ce que nous avons une idée de l’Infinité de l’Eſpace, il ne s’enſuit pas plus néceſſairement qu’il y aît un Corps ſolide infiniment étendu, qu’il eſt néceſſaire que le Monde ſoit éternel, parce que nous avons l’idée d’une Durée infinie. Et pourquoi, je vous prie, nous irions-nous figurer que l’exiſtence réelle de la Matiére ſoit néceſſaire pour ſoûtenir notre Idée d’un Eſpace infini, puiſque nous voyons que nous avons une idée claire d’une Durée infinie à venir, tout de même que d’une Durée infinie déja paſſée, quoi qu’il n’y ait perſonne, à ce que je croi, qui s’imagine qu’on puiſſe concevoir qu’une choſe exiſte ou aît exiſté dans cette Durée à venir ? Car il eſt auſſi impoſſible de joindre l’idée que nous avons d’une Durée à venir à une exiſtence préſente ou paſſée, que de faire que l’idée du Jour d’hier ſoit la même que celle d’aujourd’hui ou de demain, ou que d’aſſembler des ſiécles paſſez & à venir, & les rendre, pour ainſi dire, contemporains. Mais ſi ces perſonnes ſe figurent d’avoir des idées plus claires d’une Durée infinie, que d’un Eſpace infini, parce qu’il eſt certain que Dieu a exiſté de toute éternité, au lieu qu’il n’y a point de Matiére réelle qui rempliſſe l’étenduë de l’Eſpace infini : cependant comme il y a des Philoſophes qui croyent que l’Eſpace infini eſt occupé par l’infinie omnipréſence de Dieu, tout de même que la Durée infinie eſt occupée par l’exiſtence éternelle de cet Etre ſuprême, il faudra qu’ils conviennent que ces Philoſophes ont une idée auſſi claire d’un Eſpace infini que d’une Durée infinie, quoi que dans l’un ou l’autre de ces cas ils n’ayent, à mon avis, ni les uns ni les autres aucune idée poſitive de l’Infinité. Car quelque idée poſitive de Quantité qu’un homme aît dans ſon Eſprit, il peut repeter cette idée, & l’ajoûter à la précedente avec autant de facilité qu’il peut ajoûter enſemble auſſi ſouvent qu’il veut, les idées de deux Jours ou de deux Pas : idées poſitives de longueurs qu’il a dans ſon Eſprit. D’où il s’enſuit que ſi un homme avoit une idée poſitive de l’Infini, ſoit Durée ou Eſpace, il pourroit joindre deux Infinis enſemble ; & même faire un Infini, infiniment plus grand que l’autre : Abſurditez trop groſſiéres pour devoir être refutées.

§. 21.Les idées poſitives qu’on ſuppoſe avoir de l’Infinité cauſent des mépriſes ſur cet article. Si cependant après tout ce que je viens de dire, il ſe trouve des gens qui ſe perſuadent à eux-mêmes qu’ils ont des idées claires & poſitives de l’Infinité, il eſt juſte qu’ils jouïſſent de ce rare privilege : & je ſerois bien aiſe, (auſſi bien que d’autres perſonnes que je connois, qui confeſſent ingenûment que ces idées leur manquent) qu’ils vouluſſent me faire part de leurs découvertes ſur cette matiére : car je me ſuis figuré juſqu’ici, que ces grandes & inexplicables difficultez qui ne ceſſent d’embrouiller tous les diſcours qu’on fait ſur l’Infinité ſoit de l’Eſpace, de la Durée, ou de la Diviſibilité, étoient des preuves certaines des Idées imparfaites que nous nous formons de l’Infini, & de la diſproportion qu’il y a entre l’Infinité & la comprehenſion d’un Entendement auſſi borné que le nôtre. Car tandis que les hommes parlent & diſputent ſur un Eſpace infini, ou une Durée infinie, comme s’ils en avoient une idée auſſi complette & auſſi poſitive, que des noms dont ils ſe ſervent pour les exprimer, ou de l’idée qu’ils ont d’une aûne, d’une heure, ou de quelque autre Quantité déterminée, ce n’eſt pas merveille que la nature incomprehenſible de la choſe dont ils diſcourent, les jette dans des embarras & des contradictions perpetuelles, & que leur Eſprit ſe trouve accablé par un Objet qui eſt trop vaſte & trop au deſſus de leur portée, pour qu’ils puiſſent l’examiner, & le manier, pour ainſi dire, à leur volonté.

§. 22. Si je me ſuis arrêté aſſez long-temps à conſidérer la Durée, l’Eſpace, le Nombre, & l’Infinité qui dérive de la contemplation de ces trois choſes, ce n’a pas été peut-être au delà de ce que la matiére l’exigeoit : car il y a peu d’Idées ſimples dont les Modes donnent plus d’exercice aux penſées des hommes que celles-ci. Je ne prétens pas, au reſte, traiter de ces choſes dans toute leur étenduë : il ſuffit pour mon deſſein, de montrer comment l’Eſprit les reçoit telles qu’elles ſont, de la Senſation & de la Reflexion ; & comment l’idée même que nous avons de l’Infinité, quelque éloignée qu’elle paroiſſe d’aucun Objet des Sens ou d’aucune operation de l’Eſprit, ne laiſſe pas de tirer de là ſon origine auſſi-bien que toutes nos autres idées. Peut-être ſe trouvera-t-il quelques Mathematiciens qui exercez à de plus ſubtiles ſpeculations, pourront introduire dans leur Eſprit les idées de l’Infinité par d’autres voyes : mais cela n’empêche pas, qu’eux-mêmes n’ayent eû, comme le reſte des hommes, les prémiéres idées de l’Infinité par la Senſation & la Reflexion, de la maniére que je viens de l’expliquer.


  1. Il y a dans l’Anglois, let us multiply them in our Thoughts, as far as we can, with all the infinity of endleſs number, c’eſt-à-dire mot pour mot, multiplions-les en nous-mêmes, autant que nous pouvons, avec toute l’infinité du nombre, ou d’un nombre infini. L’obſcurité que bien des Lecteurs trouveront dans ces paroles de l’Original, pourra m’excuſer auprès de ceux qui trouveront le même défaut dans ma traduction.
  2. Voyez ſur cela un beau paſſage de Lucrece, cité ci-deſſus, pag. 127.
  3. * Ruſticus expectat dum deſtuat amnis, aille Labitur, & labertur in omne volubilis avum.
    Horat. Epiſt Lib. I. Epiſt II. vs. 42.