Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 14


CHAPITRE XIV.

De la Durée, & de ſes Modes Simples.


§. 1.Ce que c’eſt que la Durée.
IL y a une autre eſpèce de Diſtance ou de Longueur, dont l’idée ne nous eſt pas fournie par les parties permanentes de l’Eſpace, mais par les changemens perpetuels de la ſucceſſion, dont les parties déperiſſent inceſſamment. C’eſt ce que nous appellons Durée ; & les Modes ſimples de cette durée ſont toutes ſes différentes parties, dont nous avons des idées diſtinctes, comme les Heures, les Jours, les Années, &c. le Temps & l’Eternité.

§. 2.L’idée que nous en avons, nous vient de la réflexion que nous faiſons ſur la ſuite des Idées, qui ſe ſuccedent dans notre Eſprit. La réponſe qu’un grand homme fit à celui qui lui demandoit ce que c’étoit que le Temps, Si non rogas, intelligo, je comprens ce que c’eſt, lors que vous ne me le demandez pas, c’eſt-à-dire, plus je m’applique à en découvrir la nature, moins je la comprens, cette réponſe, dis-je, pourroit peut-être faire croire à certaine perſonne, que le Temps, qui découvre toutes choſes, ne ſauroit être connu lui-même. A la vérité, ce n’eſt pas ſans raiſon qu’on regarde la Durée, le Temps, & l’Eternité, comme des choſes dont la nature eſt, à certains égards, bien difficile à pénétrer. Mais quelque éloignées qu’elles paroiſſent être de notre conception, cependant ſi nous les rapportons à leur véritable origine, je ne doute nullement que l’une des ſources de toutes nos connoiſſances, qui ſont la Senſation & la Réflexion, ne puiſſe nous en fournir des idées, auſſi claires & auſſi diſtinctes, que pluſieurs autres qui paſſent pour beaucoup moins obſcures ; & nous trouverons que l’idée de l’Eternité elle-même découle de la même ſource d’où viennent toutes nos autres Idées.

§. 3. Pour bien comprendre ce que c’eſt que le Tems & l’Eternité, nous devons conſiderer avec attention qu’elle eſt l’idée que nous avons de la Durée, & comment elle nous vient. Il eſt évident à quiconque voudra rentrer en ſoi-même & remarquer ce qui ſe paſſe dans ſon Eſprit, qu’il y a, dans ſon Entendement, une ſuite d’Idées qui ſe ſuccedent conſtamment les unes aux autres, pendant qu’il veille. Or la Réflexion que nous faiſons ſur cette ſuite de différentes Idées qui paroiſſent l’une après l’autre dans notre Eſprit, eſt ce qui nous donne l’idée de la Succeſſion ; & nous appelons Durée la diſtance qui eſt entre quelque partie de cette ſucceſſion, ou entre les apparences de deux Idées qui ſe préſentent à notre Eſprit. Car tandis que nous penſons, ou que nous recevons ſucceſſivement pluſieurs idées dans notre Eſprit, nous connoiſſons que nous exiſtons ; & ainſi la continuation de notre Etre, c’eſt-à-dire, notre propre exiſtence, & la continuation de tout autre Etre, laquelle eſt commenſurable à la ſucceſſion des Idées qui paroiſſent & disparoiſſent dans notre Eſprit, peut être appellée durée de nous-mêmes, & durée de tout autre Etre coëxiſtant avec nos penſées.

§. 4. Que la notion que nous avons de la Succeſſion & de la Durée nous vienne de cette ſource, je veux dire de la Réflexion que nous faiſons ſur cette ſuite d’idées que nous voyons paroître l’une après l’autre dans notre Eſprit, c’eſt ce qui me ſemble ſuivre évidemment de ce que nous n’avons aucune perception de la Durée, qu’en conſiderant cette ſuite d’Idées qui ſe ſuccedent les unes aux autres dans notre Entendement. En effet, dès que cette ſucceſſion d’Idée vient à ceſſer, la perception que nous avions de la Durée, ceſſe auſſi, la perception que nous avions de la Durée, ceſſe auſſi, comme chacun l’éprouve clairement par lui-même lorſqu’il vient à dormir profondément : car qu’il dorme une heure, ou un jour, un mois, ou une année, il n’a aucune perception de la durée des choſes tandis qu’il dort, ou qu’il ne ſonge à rien. Cette durée eſt alors tout-à-fait nulle à ſon égard ; & il lui ſemble qu’il n’y a aucune diſtance entre le moment qu’il a ceſſé de penſer en s’endormant, & celui auquel il s’eſt reveillé. Et je ne doute pas, qu’un homme éveillé n’éprouvât la même choſe, s’il lui étoit poſſible de n’avoir qu’une ſeule idée dans l’Eſprit, ſans qu’il arrivât aucun changement à cette Idée, & qu’aucune autre vînt ſe joindre à elle. Nous voyons, tous les jours, que, lors qu’une perſonne fixe ſes penſées avec une extrême application ſur une ſeule choſe, en ſorte qu’il ne ſonge preſque point à cette ſuite d’idées qui ſe ſuccedent les unes aux autres dans ſon Eſprit, il laiſſe échapper, ſans y faire réflexion, une bonne partie de la Durée qui s’écoule pendant tout le temps qu’il eſt dans cette forte contemplation, s’imaginant que ce temps-là eſt beaucoup plus court, qu’il ne l’eſt effectivement. Que ſi le ſommeil nous fait regarder ordinairement les parties diſtantes de la Durée comme un ſeul point, c’eſt parce que, tandis que nous dormons, cette ſucceſſion d’idées ne ſe préſente point à notre Eſprit. Car ſi un homme vient à ſonger en dormant ; & que ſes ſonges lui préſentent une ſuite d’idée différentes, il a pendant tout ce temps-là une perception de la Durée & de la longueur de cette durée. Ce qui, à mon avis, prouve évidemment, que les hommes tirent les idées qu’ils ont de la Durée, de la Réflexion qu’ils ſont ſur cette ſuite d’Idées dont ils obſervent la ſucceſſion dans leur propre Entendement, ſans quoi ils ne ſauroient avoir aucune idée de la Durée, quoi qu’il pût arriver dans le Monde.

§. 5.Nous pouvons appliquer l’idée de la Durée à des choſes qui exiſtent pendant que nous dormons. En effet, dès qu’un homme a une fois acquis l’idée de la Durée par la réflexion qu’il a fait ſur la ſucceſſion & le nombre de ſes propres penſées, il peut appliquer cette notion à ces choſes qui exiſtent tandis qu’il ne penſe point, tout de même que celui à qui la vûë ou l’attouchement ont fourni l’idée de l’Etenduë, peut appliquer cette idée à différentes diſtances où il ne voit ni ne touche aucun Corps. Ainſi, quoi qu’un homme n’aît aucune perception de la longueur de la durée qui s’écoule pendant qu’il dort ou qu’il n’a aucune penſée, cependant comme il a obſervé la révolution des Jours & des Nuits, qu’il a trouvé que la longueur de cette durée eſt, en apparence, réguliére & conſtante, dès là qu’il ſuppoſe que, tandis qu’il a dormi, ou qu’il a penſé à autre choſe, cette Révolution s’eſt faite comme à l’ordinaire, il peut juger de la longueur de la durée qui s’eſt écoulé pendant ſon ſommeil. Mais lorſqu’Adam & Eve étoient ſeuls, ſi au lieu de ne dormir que pendant le temps qu’on employe ordinairement au ſommeil, ils euſſent dormi vingt-quatre heures ſans interruption, cet eſpace de vingt-quatre heures auroit été abſolument perdu pour eux, & ne ſeroit jamais entré dans le compte qu’ils faiſoient du temps.

§. 6.L’idée de la Suceſſion ne nous vient pas du Mouvement. C’eſt ainſi qu’en réflechiſſant ſur cette ſuite de nouvelles Idées qui ſe préſentent à nous l’une après l’autre, nous acquerons l’idée de la Succeſſion. Que ſi quelqu’un ſe figure qu’elle nous vient plûtôt de la réflexion que nous faiſons ſur le Mouvement par le moyen des Sens, il changera, peut-être, de ſentiment pour entrer dans ma Penſée, s’il conſidere que le Mouvement même excite dans ſon Eſprit une idée de ſucceſſion, juſtement de la même maniére qu’il y produit une ſuite continuë d’Idées diſtinctes les unes des autres. Car un homme qui regarde un Corps qui ſe meut actuellement, n’y apperçoit aucun mouvement, à moins que ce mouvement n’excite en lui une ſuite conſtante d’Idées ſucceſſives : Par exemple, qu’un homme ſoit ſur la Mer lorſqu’elle eſt calme, par un beau jour & hors de la vûë des Terres, s’il jette les yeux vers le Soleil, ſur la Mer, ou ſur ſon Vaiſſeau, une heure de ſuite, il n’y appercevra aucun mouvement, quoi qu’il ſoit aſſûré que deux de ces Corps, & peut-être, tous trois ayent fait beaucoup de chemin pendant tout ce temps-là : mais s’il apperçoit que l’un de ces trois Corps ait changé de diſtance à l’égard de quelque autre Corps, ce mouvement n’a pas plûtôt produit en lui une nouvelle idée, qu’il reconnoit qu’il y a eu du mouvement. Mais quelque part qu’un homme ſe trouve, toutes choſes étant en repos autour de lui, ſans qu’il apperçoive le moindre mouvement durant l’eſpace d’une heure, s’il a eu des penſées pendant cette heure de repos, il appercevra les différentes idées de ces propres penſées, qui tout d’une ſuite ont paru les unes après les autres dans ſon Eſprit ; & par-là il obſervera & trouvera de la ſucceſſion où il ne ſauroit remarquer aucun mouvement.

§. 7. Et c’eſt là, je croi, la raiſon pourquoi nous n’appercevons pas des mouvements fort lents, quoi que conſtans, parce qu’en paſſant d’une partie ſenſible à une autre, le changement de diſtance eſt ſi lent, qu’il ne cauſe aucune nouvelle idée en nous, qu’après un long temps, écoulé depuis un terme juſqu’à l’autre. Or comme ces mouvements ſucceſſifs ne nous frappent point par une ſuite conſtante de nouvelles idées qui ſe ſuccedent immédiatement l’une à l’autre dans notre Eſprit, nous n’avons aucune perception de mouvement : car comme le Mouvement conſiſte dans une ſucceſſion continuë, nous ne ſaurions appercevoir cette ſucceſſion, ſans une ſucceſſion conſtante d’idées qui en proviennent.

§. 8. On n’apperçoit pas non plus les choſes, qui ſe meuvent ſi vîte qu’elles n’affectent point les Sens, parce que les différentes diſtances de leur mouvement ne pouvant frapper nos Sens d’une maniére diſtincte, elles ne produiſent aucune ſuite d’idées dans l’Eſprit. Car lors qu’un Corps ſe meut en rond, en moins de temps qu’il n’en faut à nos Idées pour pouvoir ſe ſucceder dans notre Eſprit les unes aux autes, il ne paroit pas être en mouvement, mais ſemble être un cercle parfait & entier, de la même matiére ou couleur que le Corps qui eſt en mouvement, & nullement une partie d’un Cercle en mouvement.

§. 9.Nos Idées ſe ſuccedent dans notre Eſprit, dans un certain dégré de viteſſe. Qu’on juge après cela, s’il n’eſt pas fort probable, que pendant que nous ſommes éveillez, nos Idées ſe ſuccedent les unes aux autres dans notre Eſprit, à peu près de la même maniére que ces Figures diſpoſées en rond au dedans d’une Lanterne, que la chaleur d’une bougie fait tourner ſur un pivot. Or quoi que nos Idées ſe ſuivent peut-être quelquefois un peu plus vîte & quelquefois un peu plus lentement, elles vont pourtant, à mon avis, preſque toûjours du même train dans un homme éveillé ; & il me ſemble même, que la viteſſe & la lenteur de cette ſucceſſion d’idées, ont certaines bornes qu’elles ne ſauroient paſſer.

§. 10. Je fonde la raiſon de cette conjecture, ſur ce que j’obſerve que nous ne ſaurions appercevoir de la ſucceſſion dans les impreſſions qui ſe font ſur nos Sens, que lorsqu’elles ſe font dans un certain dégré de viteſſe ou de lenteur ; ſi par exemple, l’impreſſion eſt extrêmement prompte, nous n’y ſentons aucune ſucceſſion, dans les cas mêmes, où il eſt évident qu’il y a une ſucceſſion réelle. Qu’un Boulet de canon paſſe au travers d’une Chambre, & que dans ſon chemin il emporte quelque membre du Corps d’un homme, c’eſt une choſe auſſi évidente qu’aucune Démonſtration puiſſe l’être, que le boulet doit percer ſucceſſivement les deux côtez oppoſez de la Chambre. Il n’eſt pas moins certain qu’il doit toucher une certaine partie de la Chair avant l’autre, & ainſi de ſuite ; & cependant je ne penſe pas qu’aucun de ceux qui ont jamais ſenti ou entendu un tel coup de canon, qui aît percé deux murailles éloignées l’une de l’autre, aît pû obſerver aucune ſucceſſion dans la douleur, ou dans le ſon d’un coup ſi prompt. Cette portion de durée où nous ne remarquons aucune ſucceſſion, c’eſt ce que nous appellons un inſtant ; portion de durée qui n’occupe juſtement que le temps auquel une ſeule idée eſt dans notre Eſprit ſans qu’une autre lui ſuccede, & où, par conſéquent, nous ne remarquons abſolument aucune ſucceſſion.

§. 11. La même choſe arrive, lorsque le Mouvement eſt ſi lent, qu’il ne fournit point à nos Sens une ſuite conſtante de nouvelles idées, dans le dégré de vîteſſe qui eſt requis pour faire que l’eſprit ſoit capable d’en recevoir de nouvelles. Et alors comme les Idées de nos propres penſées trouvent de la place pour s’introduire dans notre Eſprit entre celles que le Corps qui eſt en mouvement préſente à nos Sens, le ſentiment de ce mouvement ſe perd ; & le Corps, quoi que dans un mouvement actuel, ſemble être toûjours en repos, parce que ſa diſtance d’avec quelques autres Corps ne change pas d’une maniére viſible, auſſi promptement que les idées de notre Eſprit ſe ſuivent naturellement l’une l’autre. C’eſt ce qui paroit évidemment par l’éguille d’une Montre, par l’ombre d’un Cadran à Soleil ; & par pluſieurs autres mouvemens continus, mais fort lents, où après certains intervalles, nous appercevons par le changement de diſtance qui arrive au Corps en mouvement, que ce Corps s’eſt mû, mais ſans que nous ayions aucune perception du mouvement actuel.

§. 12.Cette ſuite de nos Idées eſt la meſure des autres ſucceſſions. C’eſt pourquoi il me ſemble, qu’une conſtante & réguliére ſucceſſion d’idées dans un homme éveillé, eſt comme la meſure & la règle de toutes les autres ſucceſſions. Ainſi lorſque certaines choſes ſe ſuccedent plus vîte que nos Idées, comme quand deux Sons, ou deux Senſations de douleur &c. n’enferment dans leur Succeſſion que la durée d’une ſeule idée, ou lorſqu’un certain mouvement eſt ſi lent qu’il ne va pas d’un pas égal avec les idées qui roulent dans notre Eſprit, je veux dire avec la même vîteſſe, que ces idées ſe ſuccedent les unes aux autres comme lorſque dans le cours ordinaire, une ou pluſieurs idées viennent dans l’Eſprit entre celles qui s’offrent à la vûë par les différens changemens de diſtance qui arrivent à un Corps en mouvement, ou entre des Sons & des Odeurs dont la perception nous frappe ſucceſſivement, dans tous ces cas, le ſentiment d’une conſtante & continuelle ſucceſſion ſe perd, de ſorte que nous ne nous en appercevons qu’à certains intervalles de repos qui s’écoulent entre deux.

§. 13.Notre Eſprit ne peut ſe fixer long-temps ſur une ſeule idée qui reſte purement la même. Mais, dira-t-on, « s’il eſt vrai, que, tandis qu’il y a des idées dans notre Eſprit, elles ſe ſuccedent continuellement, il eſt impoſſible qu’un homme penſe long-temps à une ſeule chose ». Si l’on entend par là qu’un homme ait dans l’Eſprit une ſeule idée qui y reſte long-temps purement la même, ſans qu’il y arrive aucun changement, je croi pouvoir dire qu’en effet cela n’eſt pas poſſible. Mais comme je ne ſai pas de quelle maniére ſe forment nos idées, dequoi elles ſont compoſées, d’où elles tirent leur lumiére & comment elles viennent à paroître, je ne ſaurois rendre d’autre raiſon de ce Fait que l’experience, & je ſouhaiterois que quelqu’un voulût eſſayer de fixer ſon Eſprit, pendant un temps conſiderable ſur une ſeule idée, qui ne fût accompagnée d’aucune autre, & ſans qu’il s’y fît aucun changement.

§. 14. Qu’il prenne, par exemple, une certaine figure, un certain dégré de lumiére ou de blancheur, ou telle autre idée qu’il voudra, & il aura, je m’aſſûre, bien de la peine à tenir ſon Eſprit vuide de toute autre idée, ou plutôt, il éprouvera qu’effectivement d’autres idées d’une eſpece différente, ou diverſes conſiderations de la même idée, (chacune deſquelles est une idée nouvelle) viendront ſe préſenter inceſſamment à ſon Eſprit les unes après les autres, quelque ſoin qu’il prenne pour ſe fixer à une ſeule idée.

§. 15. Tout ce qu’un homme peut faire en cette occaſion, c’eſt, je croi, de voir & de conſiderer quelles ſont les idées qui ſe ſuccedent dans ſon Entendement, ou bien de diriger ſon Eſprit vers une certaine eſpèce d’Idées, & de rappeler celles qu’il veut, ou dont il a beſoin. Mais d’empêcher une conſtante ſucceſſion de nouvelles idées, c’eſt, à mon avis, ce qu’il ne ſauroit faire, quoi d’ordinairement il ſoit en ſon pouvoir de ſe déterminer à les conſiderer avec application, s’il le trouve à propos.

§. 16.De quelque maniére que nos Idées ſoient produites en nous, elles n’enferment aucune ſenſation de mouvement. De ſavoir ſi ces différentes Idées que nous avons dans l’Eſprit, ſont produites par certains mouvemens, c’eſt ce que je ne prétens pas examiner ici ; mais une choſe dont je ſuis certain, c’eſt qu’elles n’enferment aucune idée de mouvement en ſe montrant à nous, & que qui n’auroit pas l’idée du Mouvement par quelque autre voye, n’en auroit aucune à mon avis ; ce qui ſuffit pour le deſſein que j’ai préſentement en vûë, comme auſſi, pour faire voir que c’eſt par ce changement perpetuel d’idées que nous remarquons dans notre Eſprit, & par cette ſuite de nouvelles apparences qui ſe préſentent à lui, que nous acquerons les idées de la Succeſſion & de la Durée, ſans quoi elles nous ſeroient abſolument inconnuës. Ce n’eſt donc par le Mouvement, mais une ſuite conſtante d’idées qui ſe préſentent à notre Eſprit pendant que nous veillons, qui nous donne l’idée de la Durée, laquelle idée le Mouvement ne nous fait appercevoir qu’entant qu’il produit dans notre Eſprit une conſtante ſucceſſion d’idées, comme je l’ai déja montré, de ſorte que ſans l’idée d’aucun mouvement nous avons une idée auſſi claire de la Suceſſion & de la Durée par cette ſuite d’idées qui ſe préſentent à notre Eſprit les unes après les autres, que par une ſucceſſion d’Idées produites par un changement ſenſible & continu de diſtance entre deux Corps, c’eſt à dire par des idées qui nous viennent du Mouvement. C’eſt pourquoi nous aurions l’idée de la Durée, quand bien nous n’aurions aucune perception du Mouvement.

§. 17.Le Temps eſt une Durée diſtinguée par certaines meſures. L’eſprit ayant ainſi acquis l’idée de la Durée, la prémiére choſe qui ſe préſente naturellement à faire après cela, c’eſt de trouver une meſure de cette commune Durée, par laquelle on puiſſe juger de ſes différentes longueurs, & voir l’ordre diſtinct dans lequel pluſieurs choſes exiſtent ; car ſans cela, la plûpart de nos connoiſſances tomberoient dans la confuſion, & une grande partie de l’Hiſtoire, deviendroit entierement inutile. La Durée ainſi diſtinguée en certaines Periodes, & déſignée par certaines meſures ou Epoques, c’eſt, à mon avis, ce que nous appellons plus propement le Temps.

§. 18.Une bonne meſure du Temps doit meſurer toute ſa durée en Periodes égales. Pour meſurer l’Etenduë, il ne faut qu’appliquer la meſure dont nous nous ſervons, à la choſe dont nous voulons ſavoir l’étenduë. Mais c’eſt ce qu’on ne peut faire pour meſurer la Durée ; parce qu’on ne ſauroit joindre enſemble deux différentes parties de ſucceſſion pour les faire ſervir de meſure l’une à l’autre. Comme la Durée ne peut être meſurée que par la Durée même, non plus que l’Etenduë par une autre choſe que par l’Etenduë, nous ne ſaurions retenir auprès de nous une meſure conſtante & invariable de la Durée, qui conſiſte dans une ſucceſſion perpetuelle, comme nous pouvons garder des meſures de certaines longueurs d’étenduë, telles que les pouces, les piés, les aunes, &c. qui ſont compoſées de parties permanentes de matiére. Auſſi n’y a-t-il rien qui puiſſe ſervir de règle propre à bien meſurer le Temps, que ce qui a diviſé toute la longueur de ſa durée en parties apparemment égales, par des Periodes qui ſe ſuivent conſtamment. Pour ce qui eſt des parties de la Durée qui ne ſont pas diſtinguées, ou qui ne ſont pas conſiderées comme diſtinctes & meſurées par de ſemblables Périodes, elles ne peuvent pas être compriſes ſi naturellement ſous la notion du tems, comme il paroît par ces ſortes de phraſes, avant tous les temps, & lorsqu’il n’y aura plus temps.

§. 19.Les Révolutions du Soleil & de la Lune ſont les meſures du Temps les plus commodes. Comme les Révolutions diurnes & annuelles du Soleil ont été, depuis le commencement du Monde, conſtante, régulière, généralement obſervées de tout le Genre Humain, & ſuppoſées égales entr’elles, on a eu raiſon de s’en ſervir pour meſurer la Durée. Mais parce que la diſtinction des Jours & des Années a dépendu du mouvement du Soleil, cela a donné lieu à une erreur fort commune, c’eſt qu’on s’eſt imaginé que le Mouvement & la Durée étoient la meſure l’un de l’autre. Car les hommes étant accoûtumez à ſe ſervir, pour meſurer la longueur du Temps, des idées de Minutes, d’Heures, de Jours, de Mois, d’Années, &c. qui ſe préſentent à l’Eſprit dès qu’on vient à parler du Temps ou de la Durée, & ayant meſuré differentes parties du Temps par le mouvement des Corps céleſtes, ils ont été portez à confondre le Temps & le Mouvement, ou du moins à penſer qu’il y a une liaiſon néceſſaire entre ces deux choſes. Cependant toute autre apparence périodique, ou altération d’Idées qui arriveroit dans des Eſpaces de Durée équidiſtans en apparence, & qui ſeroit conſtamment & univerſellement obſervée, ſerviroit auſſi bien à diſtinguer les intervalles du Temps, qu’aucun des moyens qu’on aît employé pour cela. Suppoſons, par exemple, que le Soleil, que quelques-uns ont regardé comme un Feu, eû été allumé à la même diſtance de temps qu’il paroit maintenant chaque jour ſur le même Meridien, qu’il s’éteignit enſuite douze heures après, & que dans l’Eſpace d’une Révolution annuelle, ce Feu augmentât ſenſiblement en éclat & en chaleur, & diminuât dans la même proportion ; une apparence ainſi réglée ne ſerviroit-elle pas à tous ceux qui pourroient l’obſerver, à meſurer les diſtances de la Durée ſans mouvement tout auſſi bien qu’ils pourroient le faire à l’aide du mouvement ? Car ſi ces apparences étoient conſtantes, à portée d’être univerſellement obſervées, & dans des Périodes équidiſtantes, elles ſerviroient également au Genre Humain à meſurer le Temps, quand bien il n’y auroit aucun Mouvement.

§. 20.Ce n’eſt pas par le mouvement du Soleil & de la Lune que le Temps eſt meſuré, mais par leurs apparences périodiques. Car ſi la gelée, ou une certaine eſpèce de Fleurs revenoient reglément dans toutes les parties de la Terre, à certaines Périodes équidiſtantes, les hommes pourroient auſſi bien s’en ſervir pour compter les années que des Révolutions du Soleil. Et en effet, il y a des Peuples en Amérique qui comptent leurs années par la venuë de certains Oiſeaux qui dans quelques-unes de leurs ſaiſons paroiſſent dans leur Païs, & dans d’autres ſe retirent. De même, un accès de fiévre, un ſentiment de faim ou de ſoif, une odeur, une certaine ſaveur, ou quelque autre idée que ce fût, qui revint conſtamment dans des Périodes équidiſtantes, & ſe fit univerſellement ſentir, tout cela ſeroit également propre à meſurer le cours de la ſucceſſion & à diſtinguer les diſtances du Temps. Ainſi, nous voyons que les Aveugles-nez comptent aſſez bien par années, dont ils ne peuvent pourtant pas diſtinguer les révolutions par des Mouvemens qu’ils ne peuvent appercevoir. Sur quoi je demande ſi un homme qui diſtingue les Années par la chaleur de l’Eté & par le froid de l’Hiver, par l’odeur d’une Fleur dans le Printemps, ou par le goût d’un Fruit dans l’Automne, je demande, ſi un tel homme n’a point une meilleure meſure du Temps, que les Romains avant la reformation de leur Calendrier par Jules Céſar, ou que pluſieurs autres Peuples dont les années ſont fort irréguliéres malgré le mouvement du Soleil dont ils prétendent faire uſage. Un des plus grands embarras qu’on rencontre dans la Chronologie, vient de ce qu’il n’eſt pas aiſé de trouver exactement la longueur que chaque Nation a donné à ſes Années, tant elles different les unes des autres, & toutes enſemble, du mouvement précis du Soleil, comme je croi pouvoir l’aſſurer hardiment. Que ſi depuis la Création juſqu’au Deluge, le Soleil s’eſt mû conſtamment ſur l’Equateur, & qu’il ait ainſi répandu également ſa chaleur & ſa lumiére ſur toutes les Parties habitables de la Terre, faiſant tous les Jours d’une même longueur, ſans s’écarter vers les Tropiques dans une Révolution annuelle, comme l’a ſuppoſé un ſavant & ingenieux ** Mr. Burnet dans un Livre intitulé, Telluris Theoria Sacra. Il eſt different de G. Burnet qui eſt mort Evêque de Salisbury, & d’un autre Burnet, Medecin Ecoſſois. Auteur de ce temps, je ne vois pas qu’il ſoit fort aiſé d’imaginer, malgré le mouvement du Soleil, que les hommes qui ont vêcu avant le Deluge ayent compté par années depuis le commencement du Monde, ou qu’ils ayent meſuré le Temps par Périodes, puiſque dans cette ſuppoſition ils n’avoient point de marques fort naturelles pour les diſtinguer.

§. 21.On ne peut point connoître certainement que deux parties de Durée ſoient égales. Mais, dira-t-on peut-être, le moyen que ſans un mouvement régulier comme celui du Soleil, ou quelque autre ſemblable, on pût jamais connoître que de telles Périodes fuſſent égales ? A quoi je répons que l’égalité de toute autre apparence qui reviendroit à certains intervalles, pourroit être connuë de la même maniére, qu’au commencement on connut, ou qu’on s’imagina de connoître l’égalité des Jours, ce que les hommes ne firent qu’en jugeant de leur longueur par cette ſuite d’Idées qui durant les intervalles leur paſſèrent dans l’Eſprit. Car venant à remarquer par-là qu’il y avoit de l’inégalité dans les Jours artificiels, & qu’il n’y en avoit point dans les Jours naturels qui comprennent le jour & la nuit, ils conjecturerent que ces derniers étoient égaux, ce qui ſuffiſoit pour les faire ſervir de meſure, quoi qu’on ait découvert après une exacte recherche, qu’il y a effectivement de l’inégalité dans les Revolutions diurnes du Soleil ; & nous ne ſavons pas ſi les Révolutions annuelles ne ſont point auſſi inégales. Cependant par leur égalité ſuppoſée & apparente elles ſervent tout auſſi bien à meſurer le Temps, que ſi l’on pouvoit prouver qu’elles ſont exactement égales, quoi qu’au reſte elles ne puiſſent point meſurer les parties de la Durée dans la derniére exactitude. Il faut donc prendre garde à diſtinguer ſoigneuſement entre la Durée en elle-même, & entre les meſures que nous employons pour juger de ſa longueur. La Durée en elle-même doit être conſidérée comme allant d’un pas conſtamment égal, & tout-à-fait uniforme. Mais nous ne pouvons point ſavoir qu’aucune des meſures de la Durée ait la même propriété, ni être aſſûrez que les parties ou Périodes qu’on leur attribuë ſoient égales en durée l’une à l’autre ; car on ne peut jamais démontrer, que deux longueurs ſucceſſives de Durée ſoient égales, avec quelque ſoin qu’elles ayent été meſurées. Le mouvement du Soleil, dont les hommes ſe ſont ſervis ſi long-temps & avec tant d’aſſurance comme d’une meſure de Durée parfaitement exacte, s’eſt trouvé inégal dans ſes différentes parties, comme je viens de dire. Et quoique depuis peu l’on ait employé le Pendule comme un mouvement plus conſtant & plus régulier que celui du Soleil, ou, pour mieux dire, que celui de la Terre ; cependant ſi l’on demandoit à quelqu’un, comment il fait certainement que deux vibrations ſucceſſives d’un Pendule ſont égales, il auroit bien de la peine à ſe convaincre lui-même qu’elles le ſont indubitablement, parce que nous ne pouvons point être aſſurez que la cauſe ce mouvement, qui nous eſt inconnuë, opère toûjours également, & nous ſavons certainement que le milieu dans lequel le Pendule ſe meut, n’eſt pas conſtamment le même. Or l’une de ces deux choſes venant à varier, l’égalité de ces Périodes peut changer, & par ce moyen la certitude & la juſteſſe de cette meſure du Mouvement peut être tout auſſi bien détruite que la juſteſſe des Périodes de quelque autre apparence que ce ſoit. Du reſte, la notion de la Durée demeure toûjours claire & diſtincte, quoi que parmi les meſures que nous employons pour en déterminer les parties, il n’y en ait aucune dont on puiſſe démontrer qu’elle eſt parfaitement exacte. Puis donc que deux parties de ſucceſſion ne ſauroient être jointes enſemble, il eſt impoſſible de pouvoir jamais s’aſſurer qu’elles ſont égales. Tout ce que nous pouvons faire, pour meſurer le Temps, c’eſt de prendre certaines parties qui ſemblent ſe ſucceder conſtamment à diſtances égales : égalité apparente dont nous n’avons point d’autre meſure que celle que la ſuite de nos propres idées a placé dans notre Mémoire ; ce qui avec le concours de quelques autres raiſons probables nous perſuade que ces Périodes ſont effectivement égales entre elles.

§. 22.Le Temps n’eſt pas la meſure du Mouvement. Une choſe qui me paroît bien étrange dans cet article, c’eſt que pendant que tous les hommes meſurent viſiblement le Temps par le mouvement des Corps Céleſtes, on ne laiſſe pas de définir le Temps, la meſure du Mouvement ; au lieu qu’il eſt évident à quiconque y fait la moindre reflexion, que pour meſurer le mouvement il n’eſt pas moins néceſſaire de conſiderer l’Eſpace, que le Temps : & ceux qui porteront leur vûë un peu plus loin, trouveront encore, que pour bien juger du mouvement d’un Corps, & en faire une juſte eſtimation, il faut néceſſairement faire entrer en compte la groſſeur de ce Corps. Et dans le fond le Mouvement ne ſert point autrement à meſurer la Durée, qu’entant qu’il ramene conſtamment certaines Idées ſenſibles, par des Périodes qui paroiſſent également éloignées l’une de l’autre. Car ſi le mouvement du Soleil étoit auſſi inégal que celui d’un Vaiſſeau pouſſé par des vents inconſtans, tantôt foibles, & tantôt impetueux, & toûjours fort irréguliers : ou ſi étant conſtamment d’une égale vîteſſe, il n’étoit pourtant pas circulaire, & ne produiſoit pas les mêmes apparences, nous ne pourrions non plus nous en ſervir à meſurer le Temps que du mouvement des Cometes, qui eſt inégale en apparence.

§. 23.Les Minutes, les Heures, les Jours & les Années ne ſont pas des meſures néceſſaires de la Durée. Les Minutes, les Heures, les Jours & les Années, ne ſont pas plus néceſſaires pour meſurer le Temps, ou la Durée, que le Pouce, l’Aune, ou la Lieue qu’on prend ſur quelque portion de Matiére, ſont néceſſaires pour meſurer l’Etenduë. Car quoi que par l’uſage que nous en faiſons conſtamment dans cet endroit de l’Univers, comme d’autant de Periodes, déterminées par les Révolutions du Soleil, ou comme de portions connuës de ces ſortes de Periodes, nous ayions fixé dans notre Eſprit les idées de ces différentes longueurs de Durée, que nous appliquons à toutes les parties du temps dont nous voulons conſiderer la longueur, cependant il peut y avoir d’autres Parties de l’Univers où l’on ſe ſert non plus de ces ſortes de meſures, qu’on ſe ſert dans le Japon de nos pouces, de nos piés, ou de nos lieuës. Il faut pourtant qu’on employe par tout quelque choſe qui ait du rapport à ces meſures. Car nous ne ſaurions meſurer, ni faire connoître aux autres, la longueur d’aucune Durée ; quoi qu’il y eût, dans le même temps, autant de mouvement dans le Monde qu’il y en a préſentement, ſuppoſé qu’il n’y eût aucune partie de ce Mouvement qui ſe trouvât diſpoſée de maniére à faire des révolutions réguliéres & apparemment équidiſtantes. Du reſte, les différentes meſures dont on peut ſe ſervir pour compter le Temps, ne changent en aucune maniére la notion de Durée, qui eſt la choſe à meſurer ; non plus que les différens modèles du Pié & de la Coudée n’altérent point l’idée de l’Etenduë, à l’égard de ceux qui employent ces différentes meſures.

§. 24.Notre meſure du Temps peut être appliquée à la Durée qui a exiſté avant le Temps. L’Eſprit ayant une fois acquis l’idée d’une meſure du Temps, telle que la revolution annuelle du Soleil, peut appliquer cette meſure à une certaine durée, avec laquelle cette meſure ne coëxiſte point, & avec qui elle n’a aucun rapport, conſiderée en elle-même. Car dire, par exemple, qu’Abraham nâquit l’an 2712. de la Période Julienne, c’eſt parler auſſi intelligiblement, que ſi l’on comptoit du commencement du Monde ; bien que dans une diſtance ſi éloignée il n’y eût ni mouvement du Soleil, ni aucun autre mouvement. En effet, quoi qu’on ſuppoſe que la Période Julienne a commencé pluſieurs centaines d’années avant qu’il y eût des Jours, des Nuits ou des Années, déſignées par aucune révolution Solaire, nous ne laiſſons pas de compter & de meſurer auſſi bien la Durée par cette Epoque, qui ſi le Soleil eût réellement exiſté dans ce temps-là, & qu’il ſe fût mû de la même maniére qu’il ſe meut préſentement. L’Idée d’une Durée égale à une révolution annuelle du Soleil, peut être auſſi aiſément appliquée dans notre Eſprit à la Durée, quand il n’y auroit ni Soleil ni Mouvement, que l’idée d’un pié ou d’une aune, priſe ſur les Corps que nous voyons ſur la Terre, peut être appliquée par la penſée à des Diſtances qui ſoient au delà des limites du Monde, où il n’y a aucun Corps.

§. 25. Car ſuppoſé que de ce Lieu juſqu’au Corps qui borne l’Univers il eut 5639. Lieuës, ou millions de Lieuës, (car le Monde étant fini, ſes bornes doivent être à une certaine diſtance) comme nous ſuppoſons qu’il y a 5639. années depuis le temps préſent juſques à la prémiére exiſtence d’aucun Corps dans le commencement du Monde, nous pouvons appliquer dans notre Eſprit cette meſure d’une année à la Durée qui a exiſté avant la Création, au delà de la Durée des Corps ou du Mouvement, tout de même que nous pouvons appliquer la meſure d’une lieuë à l’Eſpace qui eſt au delà des Corps qui terminent le Monde ; & ainſi par l’une de ces idées nous pouvons auſſi bien meſurer la durée là où il n’y avoit point de mouvement, que nous pouvons par l’autre meſurer en nous-mêmes l’Eſpace là où il n’y a point de Corps.

§. 26. Si l’on m’objecte ici, que de la maniére dont j’explique le Temps, je ſuppoſe ce que je n’ai pas droit de ſuppoſer, ſavoir, Que le Monde n’eſt ni éternel ni infini, je répons qu’il n’eſt pas néceſſaire pour mon deſſein, de prouver en cet endroit que le Monde eſt fini, tant à l’égard de ſa durée que de ſon étenduë. Mais comme cette derniére ſuppoſition eſt pour le moins auſſi facile à concevoir que celle qui lui eſt oppoſée, j’ai ſans contredit la liberté de m’en ſervir auſſi bien qu’un autre a celle de poſer le contraire ; & je ne doute pas que quiconque voudra faire reflexion ſur ce point, ne puiſſe aiſément concevoir en lui-même le commencement du Mouvement, quoi qu’il ne puiſſe comprendre celui de la Durée priſe dans toute ſon étenduë. Il peut auſſi, en conſiderant le Mouvement, venir à un dernier point, ſans qu’il lui ſoit poſſible d’aller plus avant. Il peut de même donner des bornes au Corps & à l’Etenduë qui appartient au Corps ; mais c’eſt ce qu’il ne faudroit faire à l’égard de l’Eſpace vuide de Corps, parce que les dernieres limites de l’Eſpace & de la Durée ſont au deſſus de notre conception, tout ainſi que les derniéres bornes du Nombre paſſent la plus vaſte capacité de l’Eſprit ; ce qui eſt fondé, à l’un & l’autre égard, ſur les mêmes raiſons, comme nous le verrons ailleurs.

§. 27.Comment nous vient l’Idée de l’Eternité. Ainſi de la même ſource que nous vient l’idée du Temps, nous vient auſſi celle que nous nommons Eternité. Car ayant acquis l’idée qui ſe ſuccedent en nous les unes aux autres, laquelle eſt produite en nous, ou par les apparences naturelles de ces Idées qui d’elles-mêmes viennent ſe préſenter conſtamment à notre Eſprit pendant que nous veillons, ou par les objets exterieurs qui affectent ſucceſſivement nos Sens, ayant d’ailleurs acquis, par le moyen des Révolutions du Soleil, les idées de certaines longueurs de Durée, nous pouvons ajoûter dans notre Eſprit ces ſortes de longueurs les unes aux autres, auſſi ſouvent qu’il nous plait ; & après les avoir ainſi ajoûtées, nous pouvons les appliquer à des durées paſſées ou à venir, ce que nous pouvons continuer de faire ſans jamais arriver à aucun bout, pouſſant ainſi nos penſées à l’infini, & appliquant la longueur d’une révolution annuelle du Soleil à une Durée qu’on ſuppoſe avoir été avant l’exiſtence du Soleil, ou de quelque autre Mouvement que ce ſoit. Il n’y a pas plus d’abſurdité ou de difficulté à cela, qu’à appliquer la notion que j’ai du mouvement que fait l’Ombre d’un Cadran pendant une heure du jour à la durée de quelque choſe qui ſoit arrivée la nuit paſſée, par exemple à la flamme d’une chandelle qui aura brûlé pendant ce temps-là ; car cette flamme étant préſentement éteinte, eſt entierement ſeparée de tout mouvement actuel, & il eſt auſſi impoſſible que la durée de cette flamme, qui a paru pendant une heure la nuit paſſée, coëxiſte avec aucun mouvement qui exiſte préſentement ou qui doive exiſter à l’avenir, qu’il eſt impoſſible qu’aucune portion de durée qui ait exiſté avant le commencement du Monde, coëxiſte avec le mouvement préſent du Soleil. Mais cela n’empêche pourtant pas, que ſi j’ai l’idée de la longueur du mouvement que l’ombre fait ſur un Cadran en parcourant l’eſpace qui marque une heure, je ne puiſſe meſurer auſſi diſtinctement en moi-même la durée de cette chandelle qui a brûlé la nuit paſſée, que je puis meſurer la durée de quoi que ce ſoit qui exiſte préſentement : & ce n’eſt faire dans le fond autre choſe que d’imaginer que ſi le Soleil eût éclairé de ſes rayons un Cadran, & qu’il ſe ſût mû avec le même dégré de viteſſe qu’à cette heure, l’Ombre auroit paſſé ſur ce Cadran depuis une de ces diviſions qui marquent les heures juſqu’à l’autre, pendant le temps que la chandelle auroit continué de brûler.

§. 28. La notion que j’ai d’une Heure, d’un Jour, ou d’une Année, n’étant que l’idée que je me ſuis formé de la longueur de certains mouvemens réguliers & périodiques, dont il n’y en a aucun qui exiſte tout à la fois, mais ſeulement dans les idées que j’en conſerve dans ma mémoire, & qui me ſont venuës par voye de Senſation ou de Reflexion, je puis avec la même facilité, & par la même raiſon appliquer dans mon Eſprit la notion de toutes ces différentes Périodes à une durée qui ait précedé toute ſorte de mouvement, tout auſſi bien qu’à une choſe qui n’aît précedé que d’une minute ou d’un Jour, le mouvement où ſe trouve le Soleil dans ce moment-ci. Toutes les choſes paſſées ſont dans un égal & parfait repos ; & à la conſiderer dans cette vûë, il eſt indifférent qu’elles ayent exiſté avant le commencement du Monde ou ſeulement hier. Car pour meſurer la durée d’une choſe par un mouvement particulier, il n’eſt nullement néceſſaire que cette choſe coëxiſte réellement avec ce mouvement-là, ou avec quelque autre révolution périodique, mais ſeulement que j’aye dans mon Eſprit une idée claire de la longueur de quelque mouvement périodique, ou de quelque autre intervalle de durée, & que je l’applique à la durée de la choſe que je veux meſurer.

§. 29. Auſſi voyons-nous que certaines gens comptent que depuis la prémiére exiſtence du Monde juſqu’à l’année 1689. Il s’eſt écoulé 5639. années, ou que la durée du Monde eſt égale à 5639. Révolutions annuelles du Soleil ; & que d’autres l’étendent beaucoup plus loin, comme les anciens Egyptiens, qui du temps d’Alexandre comptoient 23000. années depuis le Regne du Soleil, & les Chinois d’aujourd’hui, qui donnent au Monde 3, 269, 000 années, ou plus. Quoi que je ne croye pas que les Egyptiens & les Chinois ayent raiſon d’attribuer une ſi longue durée à l’Univers, je puis pourtant imaginer cette durée tout auſſi bien qu’eux, & dire que l’une eſt plus grande que l’autre, de la même manière que je comprens que la vie de Mathuſalem a été plus longue que celle d’Enoch. Et ſuppoſé que le calcul ordinaire de 5639. années ſoit véritable, qui peut l’être auſſi bien que tout autre, cela ne m’empêche nullement d’imaginer ce que les autres penſent lorſqu’ils donnent au Monde mille ans de plus ; parce que chacun peut auſſi aiſément imaginer, (je ne dis pas croire) que le Monde a durée 50000. ans, que 5639. années, par la raiſon qu’il peut auſſi bien concevoir la durée de 50000. ans que de 5639. années. D’où il paroît que pour meſurer la durée d’une choſe par le Temps, il n’eſt pas néceſſaire que la choſe ſoit coëxiſtante au mouvement, ou à quelque autre Révolution Périodique que nous employions pour en meſurer la durée. Il ſuffit pour cela que nous ayions l’idée de la longueur de quelque apparence régulière & périodique, que nous puiſſions appliquer en nous-mêmes à cette durée, avec laquelle le mouvement, ou cette apparence particulière n’aura pourtant jamais exiſté.

§. 30.De l’idée de l’Eternité. Car comme dans l’Hiſtoire de la Création telle que Moïſe nous l’a rapportée, je puis imaginer que la lumiére a exiſté trois jours avant qu’il y eût le Soleil ni aucun Mouvement, & cela ſimplement en me repréſentant que la durée de la Lumiére qui fut créée avant le Soleil, fut ſi longue qu’elle auroit été égale à trois revolutions diurnes du Soleil, ſi alors cet Aſtre ſe fût mû comme à présent ; je puis avoir par le même moyen, une idée du Chaos ou des Anges, comme s’ils avoient été créez une minute, une heure, un jour, une année, ou mille années, avant qu’il y eût ni Lumière, ni aucun mouvement continu. Car ſi je puis ſeulement conſiderer la durée comme égale à une minute avant l’exiſtence ou le mouvement d’aucun Corps, je puis ajoûter une minute de plus, & encore une autre, juſqu’à ce que j’arrive à 60. minutes, & en ajoûtant de cette ſorte des minutes, des heures et des années, c’eſt à dire, telles ou telles parties d’une Révolution ſolaire, ou de quelque autre Période, dont j’aye l’idée, je puis avancer à l’infini, & ſuppoſer une Durée qui excede autant de fois ces ſortes de Périodes, que j’en puis compter en les multipliant auſſi ſouvent qu’il me plaît, & c’eſt là, à mon avis, l’idée que nous avons de l’Eternité, dont l’infinité ne nous paroît point différente de l’idée que nous avons de l’infinité des Nombres, auxquels nous pouvons toûjours ajoûter, ſans jamais arriver au bout.

§. 31. Il eſt donc évident, à mon avis, que les idées & les meſures de la Durée nous viennent de deux ſources de toutes nos connoiſſances dont j’ai déjà parlé, ſavoir la Reflexion & la Senſation.

Car prémiérement, c’eſt en obſervant ce qui ſe paſſe dans notre Eſprit, je veux dire cette ſuite conſtante d’Idées dont les unes paroiſſent à meſure que d’autres viennent à diſparoître, que nous nous formons l’idée de la Succeſſion.

Nous acquerons, en ſecond lieu, l’idée de la Durée en remarquant de la diſtance dans les parties de cette Succeſſion.

En troiſiéme lieu, venant à obſerver, par le moyen des Sens, certaines apparences, diſtinguées par certaines Periodes réguliéres, & en apparence équidiſtantes, nous nous formons l’idée de certaines longueurs ou meſures de durée, comme ſont les Minutes, les Heures, les Jours, les Années, &c.

En quatriéme lieu, par la Faculté que nous avons de repeter auſſi ſouvent que nous voulons, ces meſures du Temps, ou ces idées de longueurs de durée déterminées dans notre Eſprit, nous pouvons venir à imaginer de la durée là même où rien n’exiſte réellement. C’eſt ainſi que nous imaginons demain, l’année ſuivante, ou ſept années qui doivent ſucceder au temps préſent.

En cinquiéme lieu, par ce pouvoir que nous avons de repeter telle ou telle idée d’une certaine longueur de temps, comme d’une minute, d’une année ou d’un ſiécle, auſſi ſouvent qu’il nous plaît, en les ajoûtant les unes aux autres, ſans jamais approcher plus près de la fin d’une telle addition, que de la fin des Nombres auxquels nous pouvons toûjours ajoûter, nous nous formons à nous-mêmes l’idée de l’Eternité, qui peut être auſſi bien appliquée à l’éternelle durée de nos Ames, qu’à l’Eternité de cet Etre infini qui doit neceſſairement avoir toûjours exiſté.

6. Enfin, en conſiderant une certaine partie de cette Durée infinie entant que déſignée par des meſures périodiques, nous acquerons l’idée de ce qu’on nomme généralement le Temps.