Essai de psychologie japonaise/Chapitre 7

Augustin Challamel (p. 115-127).
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VI
LANGUE

Le Japonais dispose pour s’exprimer quand il se communique, ou pour ruminer quand il pense, d’un idiome particulier dont on ne connaît ni la parenté, ni les origines, emprunté pour une bonne moitié à la Chine, sans avoir l’ombre d’un rapport avec le chinois, voisin par la grammaire du coréen, sans racines communes avec lui. On le classe parmi les langues tartares-mandchoues, ce qui est aussi concluant que de dire que les Japonais ont une origine asiatique mongole, et c’est l’équivalent, en termes savants, de : on ne sait pas.

Ce qui nous intéresse dans la langue japonaise, c’est sa structure, à cause de l’influence de celle-ci sur la pensée ; son vocabulaire, dans une certaine mesure, parce que les mots qu’il contient indiquent la direction la plus courante des idées ; son maniement, ses complexités, le système invraisemblable d’écriture. Un peuple crée sa langue comme ses dieux, mais il se trouve ensuite conditionné et limité par elle comme par eux. Un Français habitué à penser dans une langue extrêmement claire, précise et peu flexible, ne suit pas sans quelque fatigue les rêveries nuageuses d’un Allemand ; les mots lui manquent très vite pour traduire les nuances insensibles, et le caractère despotique de la langue lui interdit d’en créer de nouveaux. Mais le français n’eût jamais pu se former si net et si alerte dans des cerveaux allemands. Or le Japonais, de par sa langue, pense autrement que nous, et par nous j’entends tous les peuples de langue indo-germanique, tous les Européens et Américains, sauf les Hongrois et les Basques. Il range ses idées dune tout autre manière, il les construit sur des lignes tellement différentes qu’il est impossible pour lui comme pour nous de rien comprendre à une traduction un peu littérale. Il approche son sujet par d’autres côtés, il ne dit pas : j’ai faim, ni je suis affamé, mais : l’honorable estomac est devenu vide. Laissez de côté l’honorifique qui nous fait rire, mais voyez quelle différence profonde dans la façon de rendre une sensation familière à toute l’humanité. D’abord pas de pronom personnel : à qui est cet estomac (honorable ou non) ? les circonstances ou le contexte sont seuls chargés de nous rapprendre.

Ensuite, c’est l’expression d’un fait naturel, le vide, et non d’une sensation de tiraillement qui reste sousentendue. Il semble que de même qu’il n’y a pas de pronom, il n’y ait personne pour sentir ; et c’est bien japonais cette personnalité passée sous silence. Par suite de cette même tournure d’esprit, on ne personnifie pas par figure de rhétorique les idées abstraites. On ne dit pas : l’ivrognerie avilit le peuple, mais un peuple qui boit trop est avili. Ni : la chaleur nous accable, mais : on est fatigué à cause de la chaleur. Les Japonais n’éprouvent pas le besoin de donner de sexe à leurs mots ni de parler d’eux-mêmes au masculin ni au féminin, selon le cas. Cela reste indéterminé et mainte petite poésie légère ne peut être attribuée à un monsieur plutôt qu’à une dame, qu’à cause de certaines comparaisons dont l’usage a fait l’apanage d’un sexe plutôt que de l’autre. Si ces indices subtils manquent, on reste dans le doute. Il n’y a pas plus de distinction entre le singulier et le pluriel ; à vous de vous rendre compte — si vous pouvez — d’après le contexte de l’unité ou de la quantité. Si on parle de la lune, évidemment il n’y en a qu’une, mais si c’est d’étoile qu’il s’agit, cela peut être Sirius ou toute la voie lactée. Imaginez-vous combien différente de la nôtre doit être la pensée d’un homme à qui ces notions élémentaires de genre et de nombre appliquées à chaque mot sont totalement étrangères, qui pense au neutre en quantités indéterminées et d’une manière impersonnelle ? En revanche qui pense respectueusement, avec des formes honorifiques quand il y a lieu, toujours proportionnées à la qualité du sujet. Si la langue n’est ni imagée, ni quantitative, elle est au plus haut degré qualificative ; on ne se sert pas des mêmes mots pour des gens de situations différentes, il y a jusqu’à des nombres différents pour compter les gens et les bêtes, il y avait autrefois une langue des hommes et une langue des femmes, il y a toujours des mots que l’empereur est seul à employer. Essayez de parler sans dire ni vous, ni tu, ni moi, ni eux, de donner un ordre sans exprimer ni à qui vous le donnez, ni si c’est de vous-même ou d’autrui qu’il s’agit, seulement d’être extrêmement poli. De demander quelque chose sans dire avez-vous de, ni donnez-moi, ni je désire, ni je ne veux pas, mais y a-t-il ou cela ne va pas. Éprouvez-vous le besoin de vous plaindre de votre santé, vous ne direz pas : je ne me sens pas bien, mais : état de (qui ?) mauvais. S’il vous faut sortir, ne dites pas : je désire une voiture, mais : voiture nécessaire, n’ajoutez pas : quelque temps qu’il fasse, je sortirai, mais : pluie ou soleil, sortir. Qui sort ? Ce peut être moi, un autre, un chat, tout un pensionnat, il n’importe, devinez. Divers indices de ce genre me donnent à penser que les Japonais devinent beaucoup, c’est peut-être pourquoi ils nous paraissent lents à comprendre, à parler, à écrire, à compter, à lire, à tout. Il faut tourner pas mal une phrase dans sa tête pour discerner à quoi elle s’applique et, pour d’autres raisons que j’expliquerai à propos de l’écriture, bien examiner un texte pour être sûr ou à peu près de ce qu’il renferme. Nous avons déjà vu qu’il faut sans cesse deviner le sens d’innombrables symboles. Il faut évidemment beaucoup de sagacité aux Japonais pour comprendre ce qu’ils entendent, ce qu’ils lisent et ce qu’ils voient, cela contribue à leur donner l’air réservé.

Le vocabulaire ne renferme presque pas de mots abstraits, et le peu qu’il en offre est extrêmement vague de sens. Près d’une moitié des mots appartient au chinois et c’est la partie relevée de la langue. Il n’y a pas de termes pour jurer, point d’épithètes malsonnantes, peu d’injures, et hors la lie du peuple on n’oserait s’en servir. Il y a pour certaines choses des noms différents dont on use selon son rang et selon celui de la personne à qui on parle. Et comble du paradoxe, dans cette langue où on ne se sert pas de pronoms personnels, il y avait autrefois un je spécial pour toutes les classes de la société, et il reste encore 16 façons de dire toi. Tout est à la fois simple et compliqué, simple parce qu’il n’y a pas d’abstractions ni de métaphores, compliqué parce qu’il faut éviter toutes les tournures personnelles et connaître toutes les nuances des formes honorifiques. Certaines choses restent nobles dans toutes les circonstances, comme ce petit thé qu’on vend dans les gares, théière et tasse comprises, pour trois sous, qui s’appelle Thonorable thé, Ocha. Une petite paysanne s’appelle O Tomi San, l’honorable mademoiselle Fortune, à supposer que San veuille dire mademoiselle ; c’est Tomi qui le donne à penser, car San veut dire également Monsieur, Madame et même bébé. Baby San sert de petit nom à tous les enfants de résidents européens qui ont une bonne japonaise. Il y a beaucoup de mots pour les choses de la Nature, on en parle souvent, et avec détails. Mais la Nature n’est jamais personnifiée, on ne lui prête pas une âme et des sentiments ; on décrit ses aspects et les sensations qu’ils éveillent chez l’observateur.

Il résulte de tout cela que le japonais est une langue à la fois sentencieuse et terre à terre. Sa construction impersonnelle lui donne toujours un air de proverbe ou de leçon morale à la cantonade. Et l’imagination a les ailes un peu coupées quand elle ne trouve pour s’exprimer ni termes abstraits, ni figures de rhétorique. Elle se rattrape sur les symboles et les suggestions. Les Japonais se servent du chinois comme nous du grec pour former les noms des choses nouvelles, de sorte que l’adoption même de la civilisation occidentale les rend plus étroitement tributaires de la Chine, au point de vue linguistique tout au moins.

Enfin ce n’est pas tout de parler, il faut écrire, et les complications signalées jusqu’ici ne sont que jeux d’enfants au prix de celles qui hérissent la langue littéraire. On n’écrit pas comme on parle ; autre grammaire, autre vocabulaire, c’est une langue à part, qui a été fixée entre le viiie et le ixe siècle. Cette langue littéraire sert à écrire les livres, les vers, les journaux, même les avis et les annonces, mais non les lettres ; il y a pour celles-ci une langue épistolaire qui est à peu près l’ancienne langue des femmes. Tout Japonais bien élevé doit savoir employer correctement les trois langues parlée, littéraire et épistolaire, et les femmes conservent certaines nuances particulières.

Les Occidentaux habitués à un alphabet de 26 lettres qui est commun à presque toutes les langues dont ils ont l’occasion d’user, ne peuvent se faire aucune idée de ce qu’un petit Japonais doit apprendre à l’école pour savoir lire et écrire, et tous les Japonais ou peu s’en faut possèdent ce talent. Talent n’est pas de trop : il faut une espèce de génie divinatoire et une mémoire surprenante pour déchiffrer un texte japonais ordinaire ; une sûreté de main et de coup d’œil merveilleuse pour le copier. Un homme qui peut lire sans hésiter n’importe quel texte japonais est un lettré, et celui qui écrit bien est un artiste estimé à l’égal des plus grands peintres. Chez nous, un garçon pourvu d’une simple éducation primaire peut lire tout haut correctement et d’une manière compréhensible une page de haute philosophie sans en comprendre lui-même un mot, mais un Japonais ne le peut pas. Il faut qu’il comprenne le contexte pour savoir quel son donner à un caractère qui en a souvent jusqu’à trois, et, autre terrible complication, pour savoir si ce caractère représente dans la phrase une idée ou un son. Le même signe peut vouloir dire un homme ou équivaloir dans un mot à la syllabe jin, ou à la syllabe hito, il faut savoir discerner cela, j’allais dire au premier coup d’œil, mais il m’a semblé dans la pratique que ce n’était qu’au second. Le Japonais prend le temps de lire en prononçant tout bas avant de se risquer à donner un sens à une phrase qui ne lui est pas absolument familière, comme il dessine au fond de son encrier un caractère inattendu avant de le tracer sur le papier. Toujours la réflexion, la combinaison et un peu de divination.

Tout le monde sait que les caractères chinois représentent non une lettre ni une syllabe, mais un mot, ou mieux une idée. Un objet ne se désigne pas par un assemblage de lettres formant un son, mais par un signe propre, qui peut se prononcer comme on veut, selon l’usage du pays où on l’emploie. Ainsi les Chinois du Nord et les Chinois du Sud ne se comprennent pas plus quand ils parlent que par exemples les Italiens et les Anglais. Mais ils comprennent avec une égale facilité n’importe quel texte écrit, tandis qu’un Anglais ne lit pas plus l’italien qu’il ne l’entend. Les Chinois ne parlent en aucune façon la même langue, mais ils peuvent toujours communiquer par écrit. , ceci est un homme pour tout le monde (voyez ses jambes qui marchent), qu’on le prononce jin, hito, homme, vir, man, ou tout ce que vous voudrez. À l’origine on le dessinait tout entier et c’était un hiéroglyphe, il n’a plus que ses jambes et c’est un signe conventionnel comparable à nos chiffres ou à notre notation musicale dont la valeur est connue également de peuples de langues différentes qui les prononcent chacun à leur manière. Il est facile de deviner qu’il y a une énorme quantité de caractères chinois — on dit 40 000 — et que c’est un rude effort de mémoire de les retenir. Les Japonais s’en servent dans une proportion considérable. Tout ce que l’on voit écrit dans les rues : enseignes, réclames, avis, noms des gens, prix des choses, est en magnifiques caractères chinois. Les livres canoniques ou très relevés sont aussi en caractères chinois, mais avec quelques annotations à l’usage des Japonais. Les journaux, les livres communs, les lettres, d’une façon générale tous les documents, présentent l’aspect le plus varié et le plus effarouchant pour le non initié. Dans la même ligne on trouve des caractères (avec leur sens idéographique ou leur valeur nominale, ceci à déterminer d’après le contexte), des signes syllabiques particuliers au Japon qu’on appelle des kana (il y en a 55) et des espèces de vermicelles appartenant à un autre alphabet syllabique appelé hiragana. Le tout pêle-mêle, à débrouiller au vol. Il y a d’ailleurs deux façons de tracer les caractères, en plein ou à main courante, sans compter leur forme hiératique qui se voit souvent, et une grande variété d’hiragana. Vous étonnez-vous encore que le Japonais prenne son temps pour lire son journal ? Il faut connaître au moins deux mille caractères, plus les deux alphabets avec leur variantes : tous les Japonais apprennent cela, et ceux qui ont une éducation supérieure possèdent de 10 000 à 20 000 caractères chinois… plus toute notre culture occidentale. Peut-être commence-t-on à s’expliquer un peu de lenteur dans l’expression.

Il n’y a pas de souci d’orthographe proprement dit en japonais, quoiqu’il faille quelques instants de réflexion pour se remémorer les nombreux traits de certains caractères ; puis beaucoup d’entre eux ont le même son, il faut savoir lequel employer selon les circonstances. Certains caractères ne pourraient entrer dans les noms nobles, d’autres sont trop nobles pour servir à la canaille. Les kana et le hiragana sont syllabiques et permettent les fautes d’orthographe, mais cela n’a aucune importance, ce n’est pas un critérium d’éducation ; on peut en laisser dans une lettre sans se déshonorer, et les édits impériaux même n’en manquent pas.

Si l’écriture japonaise est un peu baroque avec ses trois systèmes mêlés elle est parfaitement belle et c’est un art. Un petit enfant qui apprend dès six ans à tracer les coups de pinceau hardis et purs des caractères et des kana qui sont des fragments de caractères, à main levée et sans se reprendre, et qui sait combiner harmonieusement les nombreuses parties d’un caractère est déjà un dessinateur. Pour mettre bien d’aplomb ses rangées de signes, il faut du coup d’œil et du sang-froid (rappelez-vous que chez nous, les gens nerveux écrivent de travers), pour les faire tous de même taille et de même volume, variant les dispositions des parties pour former des masses homogènes il faut le sens de la forme et des proportions. Il ne faudrait pas condamner ce système d’écriture comme encombrant et souhaiter que les Japonais adoptassent nos affreuses pattes de mouches, tout l’art du Japon, c’est-à-dire ce qu’il a produit de meilleur et de plus à lui repose surcette étude traditionnelle des caractères chinois. Tout Japonais sait dessiner, pour peu qu’il sache écrire, et on ne fait aucune différence de mérite entre un peintre et un grand calligraphe. On orne sa maison au moins autant de beaux autographes que de sujets de genre ; on met indifféremment au fond de l’autel domestique les caractères qui forment le nom d’Amida ou son image ; un kakémono écrit par un maître coûte aussi cher qu’un dessin, et c’est bien un dessin aussi d’une grande valeur décorative.

La langue japonaise est douce et plaisante à entendre, elle se prononce sans accent comme le français, elle a beaucoup de voyelles et point de sons durs, gutturaux ni aspirés. On ne la crie point, il semble toujours qu’on la parle à mi-voix, et dès qu’il s’agit de lire on la chante. Si le peuple prie haut à l’église, les voix se placent d’elles-mêmes à des intervalles harmonieux, montent et descendent d’une façon caressante à l’oreille. La psalmodie des prêtres bouddhistes n’est peut-être pas si plaisante parce que nasillée et traînante. À entendre parler les Japonais, on les croirait musiciens : quelle erreur !