Essai de psychologie japonaise/Chapitre 6

Augustin Challamel (p. 97-114).

V
HISTOIRE

Le présent d’un peuple est en puissance dans son passé ; il est aujourd’hui ce que l’a fait hier et il prépare demain. Rien ne sort de rien, et un peuple ne surgit pas tout d’un coup : il devient. Ce qu’il devient dépend de ce qu’il a été, il faut retourner en arrière pour découvrir les sources, creuser pour atteindre les racines. La façon dont il a réagi dans le passé sous la pression de certaines circonstances montre son étoife ; ses grands hommes sont sa plus haute expression ; certains changements ou certaines persistances ne peuvent se rencontrer qu’unis à de certains caractères. Dans l’ensemble, l’histoire du Japon présente deux grandes particularités : c’est un pays qui n’a jamais été envahi depuis que la race actuelle l’occupe, et il n’a jamais changé de gouvernement. De plus, sauf deux expéditions en Corée dont une relève de la fable, il n’a jamais fait la guerre à ses voisins (campagne de Chine et de Mandchourie à part ; ce n’est pas encore de l’histoire). Il n’a marqué ni par ses conquêtes ni par ses découvertes mais il est resté le maître chez lui, et telle paraît être encore sa politique à l’heure qu’il est. « S’il est sorti de ses limites, ce n’est pas pour les étendre, dit-il, mais pour protéger ses frontières » ; s’il a entr’ouvert sa porte, c’est forcé par les circonstances et sans cesser de la tenir ferme pour qu’elle ne soit point enfoncée. Il a voulu montrer sa force pour qu’on le respecte, et la démonstration visait plus ses alliés que ses adversaires. Il fallait dire à l’Europe et à l’Amérique : nous ne sommes pas bons à cueillir et nous sommes de force à garder pour nous les fruits de notre jardin.

Les Japonais ne sont pas d’origine insulaire ; la race actuelle ne ressemble pas aux très rares débris des populations autochtones, ou du moins établies avant eux et qu’ils ont repoussées tout au nord dans l’île de Yézo. Les conquérants paraissent être venus de la Mongolie par la Corée et en deux fois, comme le donne à penser un double caractère ethnologique qui reste très marqué. On trouve aussi deux cycles mythologiques, un se rapportant à Idzumo, l’autre à Kyushu, qui indiquent deux vagues d’invasion successives. Le Kojiki, la première histoire du Japon, qui est surtout une cosmogonie et une mythologie, nous apprend que le petit-fils de la déesse du soleil descendit du ciel sur un pic de Kyushu et partit de là pour conquérir son royaume de Yamato, le vrai nom du pays et de la race. Il amena du ciel avec lui des compagnons qui devinrent les ancêtres des grandes familles féodales et trois objets sacrés donnés par sa divine grand’mère : un sabre, un miroir et un collier de pierres taillées d’une certaine manière. Ces trois précieux et célestes bibelots sont toujours conservés (?) dans le trésor impérial et déposés à côté de l’empereur dans les grandes cérémonies. Ils sont évidemment symboliques : le sabre, c’est le principe mâle, le miroir, le principe femelle, les pierres du collier, l’idée de leur union. Avec le petit-fils de ce petit-fils du soleil commence pour les Japonais l’histoire proprement dite. Ils l’appellent Jimmu Tenno, lui attribuent la date de 660 av. J.-C, et en font le chef de la dynastie impériale qui règne encore aujourd’hui. La critique occidentale a le cœur dur : elle relègue Jimmu Tenno dans le royaume des mythes et ne consent à dater l’histoire du Japon que du commencement du ve siècle après J.-C. Elle est sans pitié aussi pour une certaine impératrice Jingo, amazone et conquérante qui aurait envahi la Corée et qu’on regrette parce qu’elle avait de la couleur à cette aurore d’histoire. Pendant toute cette première période, divine disent les Japonais, imaginaire soutiennent les gens d’ici, les deux cycles de Kyushu et d’Idzumo se croisent et s’enchevêtrent d’une manière bien troublante, et le merveilleux abonde. Il y a malheureusement des voyageurs chinois antédiluviens qui ont écrit leurs impressions sur ce Japon préhistorique et qui sont d’accord avec la critique occidentale pour détruire les illusions des fils du soleil sur l’antiquité de leur civilisation. Tout commence à notre point de vue en 461 ap. J.-C, première date reconnue historique, et après ce moment tout à fait lentement et sourdement l’influence chinoise commence ses infiltrations et l’arrivée du bouddhisme est le premier grand événement national gros de conséquences au Japon. Ces conséquences ont été signalées au chapitre de la religion.

Il paraît évident que pendant longtemps le gouvernement japonais resta nomade. Les empereurs changeaient fréquemment de capitale, probablement parce qu’ils conquéraient le pays peu à peu, et s’établissaient à mesure dans les provinces nouvellement conquises. Ces empereurs divins, petits-fils du soleil, semblent avoir eu très tôt une tendance toute particulière à la dégénérescence ; autocrates absolus en principe et sans contestation, ils vivaient néanmoins au fond d’un harem, entourés de prêtres, de courtisans et de femmes, ne faisant que passer sur un fantôme de trône et ne gouvernant rien que leur petite cour. C’est là qu’il faut chercher l’explication de ce fait invraisemblable que le Nippon n’a jamais changé de dynastie. Il n’y avait pas lieu de détrôner une famille qui ne faisait rien de mal ni de bien et guère rien plus que des vers ou des cérémonies de thé. Le Japon était gouverné cependant et ses véritables maîtres changèrent à plusieurs reprises, comme il arrive en tout pays. Les grandes familles dont l’organisation rappelle celle des clans d’Écosse ou de la gens romaine, s’emparèrent successivement du pouvoir réel. Les Fugiwara l’exercèrent de 670 à 1050 non sans luttes pour se maintenir contre de puissants rivaux. Les Minamoto les remplacèrent, et Yoritomo leur chef obtint le titre de shogun en 1185. Dès lors et jusqu’en 1857 le Japon fut gouverné par des shoguns résidant à Kamakura d’abord, à Yeddo ensuite, toujours dans une autre capitale que celle du Mikado et aux dépens de ce fantôme d’empereur qu’ils prenaient le plus grand soin de conserver pour la tradition. Mais les shoguns comme les empereurs dégénéraient en trois ou quatre générations et se réduisaient eux-mêmes à des ombres de palais, de sorte qu’on vit entre 1205 et 1333 le Japon gouverné par des régents tandis que des ombres de shoguns régnaient à Kamakura et des ombres d’empereurs à Kyoto. C’est la sombre période du moyen-âge qui aboutit à une anarchie effroyable et à des guerres féodales où le pays pensa s’anéantir. Rien ne manque au moyen-âge japonais pour ressembler au nôtre, pas même le grand schisme, deux empereurs ayant régné à la fois pendant 56 ans soutenus l’un et l’autre par de grands clans rivaux. On se battait, on s’exterminait, le pays ruiné ne produisait plus rien, la pauvreté était au comble, quand un usurpateur à la poigne solide, grand patriote, descendant de prêtres shinto, s’éleva pour rétablir l’ordre en s’emparant du pouvoir (effectif s’entend). Nobunaga ne prit pas le titre de shogun mais en exerça l’autorité. Mille difficultés s’élevaient sans cesse. La guerre était entretenue par des moines soldats appartenant à deux puissantes sectes bouddhistes. Nobunaga entama avec eux une lutte sans merci, détruisit par le feu les monastères forteresses, passa tout le monde au fil de l’épée, hommes, femmes et enfants ; ce fut une boucherie hideuse mais efficace. Après lui, son meilleur général, Hidéyoshi, acheva de soumettre les barons et les moines et pacifia le pays. Les luttes intérieures finies, embarrassé de sa nombreuse armée, il imagina de se débarrasser de ses soldats en les envoyant en Corée sous prétexte de conquérir la Chine. La Corée brûlée, massacrée, abîmée, le Japon n’y gagna rien et l’armée fut rappelée après la mort de Hidéyoshi. Comme celui-ci sortait du peuple, qu’il s’était élevé par lui-même jusqu’au rang suprême et que c’était un excellent homme de guerre, on l’a appelé le Napoléon du Japon. C’est peut-être exagéré, à moins de ne penser au Japon que sous son aspect mièvre et exigu.

Avec le successeur d’Hidéyoshi nous atteignons le point le plus intéressant de l’histoire du Japon, le Grand Homme japonais, une figure qui n’est plus un sauvage ni un netzké, Quelqu’un, et qui l’eût été partout. Quoiqu’il n’ait jamais quitté le Japon, Iyeyasu relève de l’humanité tout entière, c’est un homme complet. Tous les pays, toutes les époques s’honoreraient d’avoir donné naissance à un homme de ce caractère. Soldat, diplomate, législateur, administrateur, fondateur d’une grande dynastie, et d’une politique qui a duré, avec cela un sage et un lettré qui ne s’est démenti ni dans la prospérité ni dans la retraite. C’était un homme de haute naissance, mais qui conquit son pouvoir par les armes, aux dépens du fils enfant de Hidéyoshi, sur les grands vassaux encore une fois soulevés. Une sanglante bataille ferma pour toujours l’ère si longue des guerres féodales japonaises, et Iyéyasu nommé shogun s’appliqua à pacifier, à relever et à réorganiser le pays. Mais les leçons du passé n’étaient pas perdues pour lui et il prit soin de le réorganiser sur des bases qui devaient assurer une longue période de paix et le pouvoir de sa dynastie. Il s’appliqua à équilibrer l’influence des grands clans irréductibles et à affaiblir ceux qui n’étaient pas assez puissants pour résister. Il plaça ses créatures à mesure que les occasions se rencontraient pour avoir du monde à lui dans toutes les parties de l’empire. Il protégea le peuple contre la rapacité des seigneurs pour relever le pays et reconstituer l’agriculture. Il encouragea les arts pour ressusciter la richesse, mais donna en même temps la mode de la simplicité pour que l’argent ne se perdît pas en dépenses inutiles. Modèle des autocrates, il régla minutieusement la condition de tous ses sujets, les dirigea comme un berger mène son troupeau, sans leur laisser l’ombre de liberté, mais en leur traçant un programme qui fit le Japon paisible et prospère, en somme heureux pendant plusieurs siècles. Il organisa un système d’espionnage perfectionné sur lequel reposait l’arbitraire du gouvernement. Informé de tout, il paraît à tout alternativement, par la patience, la ruse ou le coup de force, selon l’occasion. Il ne sévissait pas par choix, mais par nécessité, après avoir attendu silencieusement son heure, mais il frappait dur. C’était un maître qui se possédait lui-même et dirigeait les circonstances parce qu’il savait également observer, prévoir et agir. Disciple de Confucius, il avait un grand soin du peuple, des petites gens, et il croyait à l’importance des égards et des convenances dans les relations que les hommes ont entre eux.

Il est intéressant de reproduire ici le jugement de Lafcadio Hearn[1], un des hommes qui ont le plus profondément étudié et aimé le Japon. Voilà comment l’enthousiaste admirateur de toutes choses japonaises décrit l’homme typique, représentatif de ce pays :

« Grand soldat, il était plus qu’un soldat : un homme d’État qui voyait loin et clair, un diplomate incomparable et presque un lettré. Calme, circonspect, maître de son secret, méfiant quoique non sans générosité, sévère mais humain, l’étendue et la versatilité de son esprit permettraient de le comparer sans désavantage à Jules César. »

Je ne retrouve pas beaucoup plus César dans Iyéyasu que Napoléon dans Hidéyoshi, mais je vois dans ces quelques lignes un portrait qui me semble bien tracé de l’idéal japonais. Courage et science militaire, art de dissimuler, d’attendre, mettons de mentir (la diplomatie c’est bien cela, n’est-ce pas ?), empire absolu sur soi-même, cruauté à l’occasion, beaucoup de philosophie appliquée et un grand souci de l’avenir du pays. Pas d’enthousiasme, de pose, de poudre aux yeux, et rien d’inutile, toutes qualités pratiques et pas très élevées. Écoutons-le parler lui-même pour ne pas lui faire tort : voici d’abord des préceptes qu’on lui attribue et qui décorent un kakémono que j’ai acheté dans la cour de l’admirable temple de Nikko, qui suffirait à immortaliser son nom :

« La vie est semblable à un long voyage qu’il faut faire en portant un lourd fardeau. Marche lentement et d’aplomb pour ne pas broncher.
« Persuade-toi bien que les imperfections et les ennuis sont l’apanage naturel de la nature humaine et tu ne connaîtras plus le mécontentement et le désespoir.
« Rappelle-toi les jours d’adversité que tu as traversés quand les désirs ambitieux s’élèveront dans ton cœur.
« La patience est la source éternelle de la paix et de la sécurité, regarde la colère comme une ennemie.
« Si tu ne connais encore que la conquête et non la défaite, pauvre de toi ! que de revers t’attendent !
« Occupe-toi de tes défauts et non de ceux des autres.
« Mieux vaut peu que beaucoup. »
(Traduit sur la traduction anglaise du prof. Wadagaki.)

Assurément ce qui domine ici, c’est la modération poussée jusqu’à la résignation et un sentiment très présent de l’instabilité de la fortune. Il y a quelque chose de piquant à se rappeler en les lisant que Iyéyasu fut un homme heureux, parvenu au pouvoir par ses propres efforts et par ses propres talents.

Extraits d’un testament politique réservé à l’édification de ses successeurs :

« L’art de gouverner un pays consiste pour un suzerain à témoigner à ses vassaux la déférence qui convient. Sachez que si vous négligez ceci, vous serez assassinés et l’empire sera perdu. »

C’est net. Autres vues sur la bonne administration ; Iyéyasu croit que quand le peuple est criminel c’est que le gouvernement ne vaut rien :

« L’abondance des condamnations et des exécutions dans l’empire doit être considéré comme une preuve que le pouvoir militaire est dégénéré et sans vertu. » C’est du reste une des idées dominantes de son code de s’en prendre aux grands des fautes des petits, ce qui est à la fois assez juste et très profond, parce que cela permet d’atteindre les grands pour les affaiblir.

Des lois touchant aux choses de la morale sans guère de rigueur et sans illusions vertueuses :

« Des hommes de bien ont dit en vers et en prose que les maisons de débauche pour les femmes galantes et les prostituées sont la plaie qui ronge les villes et les cités. Mais ce sont des maux nécessaires et si on les fermait d’autorité, les hommes sans principes deviendraient comme des écheveaux de fil embrouillés et on ne verrait pas la fin des condamnations et des fustigations journalières. »

À propos de mariage :

« Il ne faut pas vivre seul passé seize ans, l’humanité entière reconnaît le mariage comme la première des lois de la nature. »

Mais il y a des adoucissements et très bien réglés :

« La position d’une femme légitime par rapport aux concubines est celle d’un seigneur vis-à-vis de ses vassaux. L’empereur a douze concubines impériales. Les princes peuvent avoir huit concubines. Les officiers supérieurs ont droit à cinq maîtresses et les samourais à deux servantes. Les hommes des classes inférieures sont simplement mariés[2]. »

Admirez cette savante gradation, non seulement dans le nombre des consolations mais dans les termes qui servent à les énumérer, de la concubine impériale à la servante du samourai ! Tout le Japon est dans cette belle ordonnance et dans ce soin paternel du gouvernement de régler ainsi des questions qui à première vue d’Occidental ne le regardent pas. C’est la hiérarchie, l’art des nuances, l’autocratie, jointes à une sereine indifférence pour la morale abstraite et les commandements de l’église : car les Japonais sont bouddhistes et le Bouddha ne permet aux hommes mariés que leur propre femme et encore avec modération, Iyéyasu a la manche plus large.

Avant d’abandonner ce grand homme à sa studieuse retraite, il faut l’envisager à un point de vue moins folâtre et qui nous touche de plus près. Le Japon a été presque chrétien à l’époque de Hidéyoshi, de Nabunaga et de Iyéyasu ; le christianisme qui en avait commencé brillamment la conquête y a absolument disparu ; de plus, c’est le christianisme qui a été cause de l’isolement de deux siècles que s’est imposé le Japon. Cela vaut la peine de chercher à savoir pourquoi.

Introduit par saint François Xavier et de savants jésuites, le catholicisme trouva au Japon comme en Chine un très favorable accueil chez les grands séduits par la valeur personnelle des missionnaires, et chez les petits émerveillés des miracles du saint et d’ailleurs vite familiarisés avec une religion qui avait tant de rapports avec le bouddhisme qu’ils pratiquaient. On vit des daimyos envoyer des ambassades au pape, de jeunes Japonais aller faire leurs études à Rome. Du reste, Nobunaga, qui avait eu tant de peine à réduire les bouddhistes à l’obéissance, favorisait l’établissement du nouveau culte pour contrebalancer l’influence des prêtres de l’ancienne religion. On dit que beaucoup de ses soldats étaient chrétiens. Pourquoi après des débuts si pleins de promesses le christianisme fut-il soudain persécuté, systématiquement étouffé, effacé du pays comme une tache et condamné par Iyéyasu qui savait ordinairement ce qu’il disait, comme une religion « fausse et corrompue », la seule qu’il défendit au peuple de suivre, tandis qu’il se montrait dune tolérance absolue pour les autres ? On donne bien des raisons différentes, toutes plus ou moins plausibles : on montre le Japon comme la Chine, perdu à l’Église par les rivalités des franciscains et des jésuites, les jalousies des mendiants contre les savants. Cela paraît moins prouvé pour le Japon que pour la Chine. On accuse les jésuites d’avoir voulu trop se mêler du gouvernement et d’avoir fomenté des conspirations contre les shoguns : bien des gens seront tentés de les en croire capables. On a voulu montrer que le christianisme était incompatible avec toutes les idées fondamentales japonaises, principalement le culte des ancêtres et le respect filial. Cependant le succès extrêmement rapide des premières missions et le très grand nombre des conversions dans toutes les classes de la société montre qu’au contraire les doctrines nouvelles devaient exercer un certain attrait sur l’esprit japonais. Il reste une explication : c’est que le bruit aurait couru que les Portugais envoyaient leurs missionnaires en avant-garde pour préparer la conquête du pays. L’usage que tous les gouvernements européens font de leurs missions pour étendre leur influence et se ménager des possibilités de conquête ne laisse pas que de rendre ceci assez plausible. Et il me semble que la crainte de laisser prendre pied chez soi à l’ennemi du dehors est chose bien japonaise, que les raisons d’ordre patriotique sont plus fortes au Nippon que toutes les autres, et que des quasi-souverains de la valeur de Nobunaga et de Iyéyasu étaient plutôt dirigés par des vues politiques et la nécessité de garantir l’intégrité du pays confié à leur direction que par des considérations théologiques. Si Iyéyasu a banni tous les ministres du catholicisme, s’il a ordonné des persécutions raisonnées, prolongées, cruelles, s’il a considéré l’extirpation totale du culte étranger comme une nécessité absolue, c’est qu’il voyait là un péril national, plus peut-être pour l’avenir que dans le présent, et le fait que son continuateur Iémitsu alla jusqu’à fermer entièrement le pays à tous les étrangers sans exception, vient bien corroborer cette interprétation. Ce n’était pas contre une religion étrangère de plus que le Japon, très indifférent en la matière, se barricadait si étroitement, c’était contre la mainmise possible et redoutée de ces terribles nations aventureuses, conquérantes et pillardes de l’Occident. Les difficultés religieuses servirent de prétexte à bannir absolument tous les Portugais et Espagnols, même commerçants, pour ne tolérer que les Hollandais comme intermédiaires, et dans quelles conditions ! De bonne foi, il serait difficile de soutenir que les Portugais ne songèrent jamais à conquérir les pays auxquels ils portaient l’évangile, et que si le Japon était resté ouvert à l’influence occidentale on n’eût jamais essayé de s’en emparer.

Quoi qu’il en soit, Iyéyasu déclara le christianisme dangereux, ses successeurs achevèrent son œuvre d’extinction, et jusqu’en 1857 le Japon resta isolé du reste du monde, bien lui-même et probablement parfaitement heureux.

Il ne faudrait peut-être pas dire cela aux Japonais modernes, fils de ceux qui ont rouvert le pays aux influences étrangères et qui attendent la grandeur présente et future de leur patrie de l’adoption des coutumes européennes. Le Japon ne s’est d’ailleurs pas rouvert de son plein gré : il n’a cédé qu’à la force. Et peut-être ce revirement complet en apparence de la politique des grands shoguns, est-il en réalité la continuation des mêmes principes par des moyens différents : la lutte pour l’indépendance, pour le Japon aux Japonais, pour la conservation de l’intégrité nationale. Peut-être, la porte ne pouvant plus rester fermée, fallait-il s’armer jusqu’aux dents pour défendre le seuil sacré du pays des dieux et fallait-il emprunter aux envahisseurs possibles leurs armes mêmes pour les tenir à distance. Si l’on prête au Nippon la volonté passionnée et persistante de se conserver intact, il faut avouer qu’il a bien réussi. Quel autre pays peut se vanter d’avoir conservé sa dynastie impériale depuis ses origines et de n’avoir jamais connu l’envahisseur ni le maître étranger ? Combien de temps ces rares prérogatives sont-elles destinées à résister à la culture occidentale dont elles ne sont pas les caractéristiques, l’avenir le montrera.

  1. Lafcadio Hearn, Japan, p. 303.
  2. Les citations sont extraites de Lafcadio Hearn, op. cit.