Essai de psychologie japonaise/Chapitre 5

Augustin Challamel (p. 63-87).

IV
PHILOSOPHIE,
MORALE ET COUTUMES

Le Japon n’est pas un pays comme un autre : tout le monde y cultive la poésie, mais il n’a pas un poète : tout le monde y est philosophe, mais il n’a pas de philosophie. On connaît la philosophie grecque, la philosophie hindoue, la philosophie chinoise, il n’y a pas de philosophie japonaise ; les Japonais me paraissent cependant les gens les plus philosophes du monde et ils mêlent la philosophie à des choses qui ne nous semblent pas y toucher de près. S’ils n’ont pas compilé le traité de philosophie ni de système dit : japonais, ils ont sûrement une philosophie vécue et appliquée qui vaut la peine d’être étudiée et qui ressort de leur façon de vivre, de mourir et de s’amuser. Théoriquement ils ont adopté les systèmes chinois, Confucius et plus tard Chu-hsi, mais d’une part l’influence de ces maîtres ne les a pas fait ressembler aux Chinois, et d’autre part ils n’ont pas ajouté de commentaires originaux de valeur à la masse de ceux que leurs voisins ont produits. Malgré cela ils ont été formés à la civilisation par les doctrines confucianistes et bouddhistes, c’est certain, et ils en ont retenu beaucoup de choses qui apparemment convenaient à leur tempérament.

La partie de la philosophie qui spécule sur l’inconnu — que Herbert Spencer appelle l’Inconnaissable et dont il parle doctement — n’est point du goût des Japonais. Ils ne sont pas métaphysiciens, les problèmes abstraits ne retiennent pas leur attention ; l’insondable mystère ne leur donne pas le vertige et ne les force pas de se pencher sur l’abîme au risque de s’y perdre. Le bouddhisme du Mahâyâna leur offrait des ressources presque infinies en ce genre ; sa métaphysique est peut-être la plus chevelue qui soit, et une merveilleuse école de toutes les choses que l’on peut savoir — et surtout de toutes les autres. Les Japonais ne manquent pas de relire d’un chant très nasillard les sutras les plus vertigineux dans leurs temples, mais ils ne s’attachent que modérément à les comprendre et pas du tout à en écrire d’autres.

Le mysticisme et son corollaire l’ascétisme sans être populaires ont cependant leur place dans un coin de l’âme japonaise ; il y a dans ce pays où l’on aime bayer à la lune et baguenauder sous les cerisiers en fleur, des gens qui se torturent avec délices et leur pénitence de prédilection c’est de se mettre nus sous les cascades l’hiver. Il y a dans les jardins des temples, des fontaines ménagées à cet effet où l’on peut voir des pèlerins se livrer à cet exercice. Quant au mysticisme, j’ai trouvé une très curieuse brochure, tout à fait récente, en anglais, qui avec quelques renseignements sur les pratiques de la secte ZEN donne des sujets de méditation qui font rêver : en voici quelques échantillons[1] :

« Où étiez-vous avant que vos parents fussent
nés ? »

« Quelle est la voix du vent ? La couleur de la
pluie ? »

« Faites taire la cloche qui tinte dans un monastère
lointain de la montagne. »

« Le mort porte le cercueil où un homme vivant
est renfermé. »

« Marchez droit sur la route qui a quatre-vingt-dix-neuf
courbes. »


« Nous entendons dans la nuit sombre le cri d’un
corbeau qui n’a pas crié ; ensuite nous aimons
nos parents avant d’être nés. »

« Voyez sans voir. Entendez sans entendre. Marchez
sans marcher ».

Percival Lowel[2] et d’autres ont signalé et décrit des exercices de possession et j’ai été moi-même témoin d’épreuves par l’eau et par le feu qui prouvent que l’intérêt de l’occulte n’est pas étranger aux Japonais. Ils ont l’esprit très porté aux fantômes et le symbolisme et l’ésotérisme sont leur pain quotidien.

Tout est symbolique au Japon, et on y trouve une vive et délicate jouissance à faire mystère de tout et à supposer un sens caché aux choses naturelles. Tout objet familier représente quelque chose dans le domaine des idées et des sentiments : c’est un symbolisme, parfois un peu enfantin, basé sur un simple jeu de mots ou sur deux sens différents du caractère chinois qui sert à dénommer l’objet et l’idée. Dans bien des cas au contraire, le symbolisme est touchant et gracieux, mais, quoi qu’il en soit, il est partout, il accompagne tous les actes, toutes les coutumes, et il est la base de tout l’art décoratif, c’est un des traits nationaux les plus marqués, et c’est là que je vois une grande partie de la philosophie du Japon. Derrière l’objet, ridée, et surtout la leçon ; à chaque geste, une raison d’être ; à chaque image, des associations d’idées, des enchaînements que tout le monde connaît, un double ou triple sens à tout, et c’est l’inexprimé qui est le principal. Sur les plateaux, les bibelots quelconques que nous achetons des Japonais, nous voyons des décorations très simples, très familières dont la finesse d’exécution et la fidélité nous amusent. Dans l’innocence de notre âme nous n’apprécions que la valeur décorative du sujet. Mais le Japonais y lit une pensée, un vœu, un compliment, une moralité, il sait pourquoi des bambous frissonnent sous la lune — et ce n’est pas parce qu’ils frissonnent bien — il sait que la petite bête ne court pas là seulement pour garnir ce coin où elle est délicieuse, mais qu’elle est un souhait de longévité à votre adresse. Tout est suggestion, porte ouverte sur le rêve, indication de l’au-delà, symbole enfin, langage convenu, cryptographie que l’on apprend à déchiffrer. Le Japonais trouve évidemment une jouissance à voiler en suggérant plutôt qu’à exprimer avec précision et ceci est une attitude philosophique. Dans le temps où isolé de toute influence étrangère il était intensément japonais, l’ésotérisme avais pris des proportions invraisemblables et puériles. Tout était mystère, initiation, tradition jalousement gardée. On avait l’honneur d’être un des trois ou quatre hommes qui savaient le sens caché, — purement artificiel et convenu — de trois mots dans un roman. On inventait des secrets innocents pour avoir la gloire de les garder au péril de sa vie. Les arts, les métiers, les plaisirs mêmes, s’enseignaient mystérieusement de maître à élève sous le sceau du serment. Les façons et les études européennes ont beaucoup dissipé ces brouillards, mais il en reste encore assez pour expliquer bien des malentendus.

La logique — en tant que forme d’argumentation — ne peut pas être le fort d’un peuple si épris de symbolisme et de mystère ; je n’ai vu nulle part que les Japonais se plaisent à ces exercices dialectiques, luttes oratoires, où les mots brillent et se croisent comme des épées, où on aiguise son esprit sans guère d’autre désir que de le montrer. Le Japonais n’est enclin ni à discuter ni à prêcher ; quand on voit un homme parler tout seul à d’autres qui l’écoutent, c’est qu’il raconte des histoires, métier lucratif au Japon. Mais la logique pratique, c’est-à-dire l’application directe des théories aux choses de la vie, est au contraire le propre de l’esprit japonais et c’est à quoi il excelle surtout. Il saisit les possibilités pratiques d’une idée abstraite qui en tant que telle ne l’intéresse pas, avec une sûreté de coup d’œil et une ingéniosité d’application surprenantes. Il est toujours à l’affût des idées des autres, — puisqu’il n’en a pas lui-même — pour en tirer un parti imprévu. C’est ce qui explique la rapidité de la diffusion des progrès occidentaux les plus récents, leur emploi peut-être plus rationnel et poussé plus loin au Nippon que dans leur pays d’origine, l’assimilation intégrale et combien heureuse des méthodes militaires ou maritimes nouvelles. Cela prouve que le Japonais a l’esprit juste et les idées bien coordonnées ; à défaut d’envolée géniale, il a la déduction sûre.

Quant à la morale, le Japonais est aussi « à rebours » sur ce chapitre-là que sur les autres. Il n’a de son fonds que cet axiome un peu maigre : fais ce que ton cœur te dicte et obéis à l’empereur. Il n’a pas un moraliste, pas même un fabuliste national, pas un livre, pas un code, Confucius toujours à part, et c’est l’être le plus perpétuellement moralisant qu’on puisse trouver. Tout, absolument tout, est minutieusement prescrit au Japon, non pas comme ailleurs par voie d’interdiction des choses nuisibles : tu ne feras point, etc., etc., mais par préceptes impératifs. Ce qu’on doit faire, quand on doit le faire, comment on doit le faire, ce qu’on doit dire, quand on doit le dire, comment on doit le dire, ce qu’on doit penser, ce qu’on doit manger, comment on doit s’amuser, quand et comment on doit mourir, tout est prescrit dans le dernier détail, tout le monde le sait et tout le monde obéit. Il n’y a pas de vieilles tables de la loi, point d’oracle de la sibylle, point de livres sacrés, point de législateur national[3]. On est pris dans un engrenage de coutumes, de convenances, d’étiquette, d’opinion publique tel que personne ne peut songer sérieusement à s’en écarter, et tout le monde s’intéresse à ces mille et cent lois, tout le monde les cite, les exprime symboliquement, contribue à les conserver et les respecte. Il faut traduire « ce que ton cœur te dicte » par « ce que tout le monde fait et te dit de faire ». Puis intervient la volonté de l’empereur qui prime tout, à de certaines époques critiques bouleverse tout et ne soulève pas un murmure. Les décrets officiels ont au Japon une puissance qu’on ne peut presque pas croire. Ce pays a été fermé soudain à tous les étrangers par décret, et il est resté fermé deux cents ans. Il a été rouvert par décret et on s’est jeté avidement sur toutes les importations étrangères. Le Japon était avant tout féodal et militaire, par décret on a aboli la féodalité et la caste militaire, et ces hommes qui avaient deux sabres les ont vendus aux brocanteurs sans répliquer ; ces soldats qui ne savaient que leur métier sont morts de faim sans murmure ou se sont mis à gratter gauchement la terre. On a décrété qu’il fallait apprendre toutes les sciences européennes : la jeunesse docile s’est ruée au travail avec une ardeur telle que beaucoup en sont morts et d’autres devenus idiots ; ceux qui étaient trop vieux pour aller à l’école, faisaient des sacrifices pécuniaires incroyables pour payer l’éducation des jeunes gens. On a voulu avoir une armée sur le modèle occidental et une marine puissante et moderne : nous venons de voir si on y a réussi. Mais là, la volonté impériale — la nécessité vitale, dit-on — était bien d’accord avec le tempérament Japonais essentiellement militaire. On a ordonné de porter le gênant et disgracieux costume européen ; le Japonais est devenu gauche et affreux sans observations. Ce qu’il pense du costume est facile à inférer de son empressement à le quitter aux heures non officielles pour reprendre son souple kimono et ses sandales. Que demain le gouvernement voie la nécessité de fermer de nouveau le pays plus ou moins complètement et le moyen d’y parvenir, et les Japonais (s’ils ne sont pas déjà irrémédiablement entamés par l’influence occidentale) se laisseront enclore dans les limites de leurs îles. Au fond si les convoitises de divers voisins ou alliés le permettaient, ce serait la résolution qui leur plairait peut-être le mieux. Un peuple, en qui est si profondément ancré le respect de la loi représentée par son souverain, est un peuple moral. Il obéit avec la même douceur à toutes les prescriptions du patriotisme, d’un code d’honneur extrêmement sévère, d’une étiquette sociale rigide et d’une organisation familiale forte et sans appel. Tout ce que les coutumes traditionnelles du pays considèrent comme prescrit fait loi dans le cœur du Japonais et il s’y soumet sans révolte. Naturellement ces coutumes se sont formées jadis sous l’égide d’une philosophie et d’une religion étrangères, et par la volonté des grands formateurs du Japon d’hier, les Shoguns Tokugawa, et il est possible de faire remonter à leur source cha-cune des grandes lignes traditionnelles de la moralité japonaise, mais à l’heure qu’il est tout cela est si parfaitement amalgamé, si incorporé à l’âme japonaise, que cette recherche des origines est un plaisir inutile de lettré occidental que le Japonais lui-même ne comprend ni ne goûte. Nous allons pourtant tenter cette analyse qui serre de près celle du caractère japonais.

Si la morale japonaise avait des préceptes écrits, le premier recommanderait la docilité, car c’est la vertu la plus développée au Nippon. Le petit descendant des dieux qui ouvre les yeux à la lumière dans les îles du Soleil Levant apprend à obéir intégralement à ses parents, sans récrimination possible, sans réserve. Il obéit également à ses frères et à ses sœurs aînés, à son maître, la fille mariée à son mari, mais surtout à son beau-père et à sa belle-mère, le fils même adulte et marié obéit encore et toujours à ses parents. Il n’appartient pas à sa femme et à ses enfants, mais à son père et à sa mère, il se marie selon leurs avis et renvoie sa femme s’ils le lui commandent. Ses enfants sont la propriété de la famille représentée par les ascendants vivants : tant qu’il n’est pas lui-même chef de famille, il obéit. Tout ceci est identique à ce qui se passe en Chine et du pur confucianisme. Soldat, il est naturellement esclave de la discipline ; employé, il doit la même soumission à ses chefs ; sujet, il appartient corps et âme à son empereur, et sait dès ses plus tendres années que le sort le plus désirable et l’honneur le plus grand c’est de donner sa vie pour son souverain. Il appartient encore à ses ancêtres et ni pas le droit de les déshonorer ni de laisser éteindre sa lignée, ce qui les priverait du culte nécessaire. L’extrême docilité d’esprit que tous ces devoirs impliquent repose en partie sur le fatalisme conscient ou inconscient de l’Orient tout entier, sur les préceptes de Confucius qui prêche le respect filial porté à ses dernières limites et sur le bouddhisme qui fait une vertu du contentement de son sort. Confucius et le Bouddha ont apparemment trouvé dans le Japonais un terrain d’élection, car nulle part on ne voit la soumission à toute autorité visible ou invisible poussée si loin.

Un autre commandement non écrit de la morale japonaise c’est le mépris de la vie, et l’art de mourir est poussé dans ce pays jusqu’à ses plus exquises limites. Il y a tant de choses que l’on doit préférer à sa propre vie, qu’il ne reste à celle-ci qu’une valeur tout à fait relative et précaire ; on est toujours prêt à la quitter, on sait fort exactement quand il convient de mourir et de quelle façon il est digne et élégant de mourir. Et qu’on ne dise pas que ce sont là les mœurs féodales du temps passé : il n’y a pas eu de prisonniers japonais dans la guerre de Mandchourie parce qu’il sied à un fils du Nippon de s’ouvrir le ventre et de se couper la gorge, mais non de tomber vivant dans les mains de ses ennemis. Après avoir combattu jusqu’au bout de ses forces, si le sort se déclare contre lui, il cède de bonne grâce à la destinée en mettant fin à ses jours. Qu’on ne dise pas non plus que c’est un idéal de soldat, le suicide est fréquent dans toutes les classes de la société, les femmes et les jeunes filles en usent comme les hommes, et loin de frapper de réprobation ceux qui renoncent prématurément à la vie, l’opinion publique se prononce fortement en faveur de ceux qui ont donné de bons motifs.

Qu’appelle-t-on un bon motif au Japon ? S’être mis dans une impasse par sa faute, ou avoir été acculé par un ennemi ou par le sort et ne pouvoir se délivrer sans bassesse. Se trouver pris entre une passion et un devoir. Vouloir attirer l’attention de ses supérieurs sur un danger ou sur une faute et acheter au prix de sa vie le droit de leur faire des observations. Pour une femme échapper au déshonneur. Tout cela est réglé, convenu, il y a une étiquette pour tous les cas et cela se passe avec décence. Les Japonais ont le devoir de prendre à cœur la chose publique, ils doivent donner tout ce qui est en eux pour la grandeur de leur pays et le bien de leurs compatriotes, ils savent dès leur jeunesse que l’individu ne compte pour rien : l’unité c’est la famille, le village et le pays.

J’ai trouvé un livre heureusement traduit[4] et pas trop adapté qui donne une idée intéressante de ce dévouement obligatoire des Japonais à leurs concitoyens et à leur pays. Et des Japonais modernes m’ont dit que c’était une des choses les plus typiques que l’on pût trouver, de celles qui émeuvent toujours leurs compatriotes et « leur tirent des larmes ». C’est la vie d’un paysan patriote nommé Sogoro, dont on a fait un dieu, qui a son temple toujours entretenu et fréquenté, et dont je vais relever succinctement les vertus et les malheurs en manière d’illustration de la morale japonaise.

Ce Sogoro, riche paysan, chef de son village, est représenté comme uniquement préoccupé dès son enfance du bien de ses concitoyens : il apaise les querelles, il démêle les affaires embrouillées, il soutient les opprimés, enfin il met au service de tous une intelligence remarquable et un grand courage moral. Marié, père de famille, nous le voyons essayer par tous les moyens en son pouvoir de protéger son village et les villages voisins contre la cupidité des intendants du seigneur absent. Ce seigneur passe son temps à la cour du shogun à Yeddo et s’inquiète peu des exactions de son chargé d’affaires, qu’il préfère ignorer. Le mal étant arrivé, malgré les efforts de Sogoro, au degré où on ne peut plus le supporter, celui-ci décide enfin plusieurs de ses amis à l’accompagner à Yeddo où ils tenteront de faire entendre la vérité à leur seigneur. C’est déjà un certain risque à courir, les seigneurs ayant peu de goût pour les vérités de ce genre. Aussi le maître de Sogoro refuse-t-il obstinément de recevoir la députation et il ne reste plus qu’une ressource désespérée, l’appel personnel au shogun. Cela c’est la mort sans phrases pour celui qui présentera l’appel. Le shogun fera sûrement cesser les exactions, semoncera le coupable, mais le paysan qui se permet de témoigner contre son maître est puni de mort (curieuse législation, soit dit en passant, mais qui a réellement existé au Japon jusqu’à une époque très récente). Sogoro n’hésite pas. Il renvoie ses amis dans leurs villages, car il veut se sacrifier seul. Il retourne une nuit chez lui faire ses adieux à sa femme et à ses enfants, puis revient à Yeddo bien décidé à donner sa vie pour le salut de ses concitoyens. Un jour de sortie, il présente sur la voie publique sa pétition au shogun qui la reçoit et le fait aussitôt mettre en prison (il y a quelque chose dans la logique japonaise qui ne s’accorde pas bien avec la nôtre). Le seigneur, admonesté de faire son devoir envers ses paysans, supprime immédiatement toutes les surtaxes et vexations qui pesaient sur ses sujets, et se faisant livrer Sogoro, qu’on lui remet sans difficulté, le condamne sans appel à être crucifié, lui, sa femme, et ses quatre fils, de 13, 10, 8 et 4 ans. Divers amis de ce seigneur vindicatif insistent bien pour faire adoucir la sentence, mais en ce qui concerne la femme et les enfants seulement. Tout le monde s’accorde à reconnaître que Sogoro mérite la mort. Les chefs des 336 villages qu’il a sauvés au prix de sa vie pétitionnent aussi pour obtenir la grâce de la femme et des enfants, mais non point de Sogoro qui évidemment doit souffrir sa peine. Et comme le seigneur est inébranlable dans sa cruauté, l’héroïque Sogoro, son infortunée femme et ses quatre garçons sont exécutés au milieu d’une foule en larmes qui leur jette des fleurs et les adore comme des dieux. Détail effroyable qu’il ne faut pas omettre, les quatre enfants sont décapités un à un (le petit de quatre ans aussi) sous les yeux de leurs parents avant que ceux-ci soient tués à coups de lance !

Que penser de cette histoire ? Assurément la morale japonaise n’est pas la nôtre qui permet l’exécution des innocents et qui reconnaît sans conteste la culpabilité d’un homme qui a fait son devoir. Remarquez que le résultat a été atteint, mais à quel prix ! les paysans délivrés, leurs droits reconnus, c’est le jeu normal de la machine que ce sacrifice de l’homme qui a appelé l’attention sur des crimes reconnus exacts. Tous les Japonais sont enflammés d’admiration pour Sogoro et rêvent de l’imiter, ce qui est très beau et d’une moralité très supérieure à la sauvagerie de l’exécution. Comment concilier cette contradiction, la pureté de cette idée de sacrifice de soi avec la rigueur inhumaine de la loi ?

Il y a une séquelle à cet Évangile de Saint Sogoro, probablement pour rétablir l’équilibre et venger le sentiment moral outragé. On raconte que Sogoro et sa femme apparaissant continuellement dans la maison du méchant seigneur, la femme de celui-ci en meurt d’effroi (encore une victime innocente) et que lui-même finit par devenir fou. Le livre abonde du reste en détails qui prouvent que la manière de juger des Japonais diffère totalement de la nôtre.

Il y a une certaine histoire de vol au commencement du livre où c’est le volé qui est réprimandé par le juge pour avoir un peu cédé à la colère, tandis que le voleur est félicité d’une conversion d’ailleurs tardive : cela fait rêver.

Le mépris de la vie, la sienne et celle des autres, est donc un trait fondamental de l’éthique japonaise, et c’est peut-être celui qui nous étonne le plus. On n’attache pas tant d’importance à la question des relations entre les sexes, la morale est sur ce chapitre tout à fait souple et accommodante, des puritains diraient relâchée. Il m’a semblé que la question du sexe n’existe pas au Japon. Hommes et femmes s’habillent de même, à la coiffure près, et se déshabillent considérablement à l’occasion. Avant l’arrivée des Européens, ils se baignaient nus de compagnie dans la rue, et il n’y a pas besoin d’aller bien loin dans l’intérieur pour voir de ses yeux que cela se fait toujours. Il y a, si l’on ose en parler, de certaines exigences de la nature auxquelles on pourvoit dans nos gares de chemins de fer dans des locaux séparés. Au Japon, il en est théoriquement de même, mais dans la pratique j’ai été témoin d’une indifférence bien complète à une promiscuité surprenante. Les hommes du peuple voilent aussi peu que possible ce qu’il est convenu que l’on doit cacher, et j’ai déjà fait allusion au déshabillé des mamans japonaises vaquant à leurs touchants devoirs. Tout cela ne tire point à conséquence. J’ai vu de mes yeux un tramway public rempli d’élèves d’un Saint-Cyr japonais revenant de la mer vêtus d’une courte camisole de toile à jours et d’un biais de mousseline. Plus des sandales. Les officiers avaient leur képi doré, leur dolman kaki galonné et des chaussettes. Entre, rien que la pure mousseline en petite quantité. Et ce ne sont point des sauvages, il y a des chances pour que ces officiers si court vêtus eussent visité l’Europe et parlassent nos langues.

Le mariage est un moyen d’avoir des enfants, mais ce n’est pas le seul, ce n’est même pas le meilleur. Un homme peut avoir un nombre varié de concubines (c’est le mot dont on se sert crûment au Japon) et les enfants illégitimes valent à peu près les légitimes, c’est l’aînesse qui décide surtout. On divorce pour tout et pour rien. On s’amuse avant le mariage avec des geishas ou des dames de Yoshiwara. On continue marié, il n’y a pas de honte à cela. Les femmes dont c’est le métier d’embellir momentanément la vie des hommes ne sont guère méprisées et se marient comme les autres leur temps fini. La vertu essentielle, absolue d’une femme n’est pas tant la chasteté que la soumission, son premier devoir n’est pas d’être fidèle mais d’obéir de bonne grâce à son père d’abord, à son mari et à ses beaux-parents ensuite. Autrefois même les parents les plus nobles vendaient leurs filles au Yoshiwara pour sauver la famille de la ruine, et la jeune fille passait pour une héroïne de la piété filiale et non pour une créature perdue. Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les basses classes qui se livrent à ce trafic.

Du reste c’est un aperçu intéressant de la morale d’un peuple que la façon dont il envisage le terrible problème de la prostitution. Tant s’en faut que les pays qui se nomment eux-mêmes civilisés l’aient résolu à leur honneur. Les Japonais prennent cela fort simplement, ils ne prétendent pas ignorer cette plaie inévitable, ils ne cherchent pas à la cacher, mais ils la réglementent fortement. Dans un pays où il y a des préceptes impératifs pour tout, il y en a et combien pour ce genre de choses. Depuis plusieurs siècles, les courtisanes sont contraintes d’habiter un quartier ou des rues spéciales, elles doivent attendre l’occasion derrière des grilles et sous aucun prétexte ne peuvent courir après les passants. Cela donne aux rues japonaises le soir une apparence de décence que Londres et Paris sont loin de connaître. Ce n’est pas que les Japonais aient honte de ce genre de nécessité : en province, dans les petits endroits, la maison de plaisir est au milieu de la grande place, à côte de la mairie, et tient lieu d’hôtel. Les jeunes filles sont vendues à des entrepreneurs d’une façon tout à fait licite et régulière pour un nombre déterminé d’années par leurs parents. À 25 ans elles sont libres, souvent elles se marient et rentrent dans la vie régulière. Du reste, elles n’en sont jamais sorties à proprement parler, jamais elles n’ont cessé de voir leur famille, elles ne sont pas dégradées, méprisées, abandonnées comme en Occident. L’organisation légale leur assure une certaine mesure de décence et les met à l’abri des terribles aléas de leur métier dans d’autres pays.

En dehors des courtisanes proprement dites, il y a au Japon une corporation de jeunes personnes chargées d’amuser les hommes d’une façon qui peut théoriquement rester innocente. Ce sont les petites danseuses qu’on appelle des geishas. Vendues par leurs familles depuis leur enfance jusqu’à 25 ans aux entrepreneurs, elles reçoivent une éducation assez compliquée qui comprend la musique vocale et instrumentale, la danse, la pantomime, l’art de verser à boire, de rire, de bavarder, d’animer un dîner ou une partie de campagne, de jouer à tous les jeux japonais, de faire des vers, de s’habiller, de se farder ; elles apprennent à n’avoir jamais ni chaud ni froid, à rester debout toute une nuit sans manger et à boire tout le temps sans se griser. Elles commencent très jeunes leur métier de petites danseuses-mimes et espiègles. Ce n’est pas un brevet de vertu d’être geisha, mais ce n’est pas nécessairement métier de courtisane, il y a beaucoup de tentations ; on peut y résister. À 25 ans on prend sa retraite, on accompagne et on dresse les petites si on n’a pas trouvé à se marier. Tout ceci montre que les Japonais aiment à s’amuser et n’ont rien d’ascétique dans le tempérament, rien de trop grossier ni de brutal non plus.

La patience est une grande vertu japonaise et si entrée dans les mœurs, qu’en manquer est tout à fait une honte et une humiliation, il n’y a que les étrangers qui se fâchent quand on les contrarie comme les très petits enfants. C’est un grand signe d’infériorité au Nippon de n’être pas maître de soi en toute circonstance, de s’agiter quand on attend, de se plaindre quand on souffre, de regimber quand on vous contrarie, de pleurer en public quand on a du chagrin, de passer devant quelqu’un quand on est pressé. Enfin, trait caractéristique, il n’y a pas de mots pour jurer. Et il ne s’agit pas d’une résignation morose et sourdement révoltée, il faut avoir une patience souriante, une gaieté factice qui masque toutes les émotions. Combien exaspérant ce sourire japonais, selon nous si souvent intempestif ; il faut l’avoir vu là-bas sur la face jaune d’un domestique qu’on gronde ou d’un Japonais instruit à qui on pose une question grave, pour le savoir. Pour eux c’est l’art de ne pas ennuyer les autres de ses ennuis personnels, ou la pratique de la douceur envers celui qui n’est pas doux. Mais c’est bien exaspérant. On considère comme une plus grande honte pour un homme qui a de l’éducation de se mettre en colère que pour un pauvre de voler.

Si les Japonais ignorent la colère, ils ne connaissent pas davantage la paresse : ils travaillent avec un zèle et une persévérance surprenantes. Il n’est pas question de journée de 8 heures là-bas, 15 ne les effraient pas et ils ignorent le dimanche. Jamais les magasins ne ferment, les enfants travaillent comme les grandes personnes, les champs sont méticuleusement soignés, presque tous les transports sont faits à dos d’homme (ou de femme), car il y a peu de bêtes de bât et pas du tout de trait. Tout le monde peine et pour des salaires dérisoires. Cela n’empêche pas de s’amuser dès qu’on en trouve l’occasion, les plus pauvres comme les riches. Tout ce qu’on gagne passe en toilette et en plaisir. Le Japonais n’est pas avare et jusqu’à présent n’était pas envieux parce que les lois somptuaires étaient si précises que chacun savait exactement à quoi il avait droit et ne pouvait aucunement imiter ses supérieurs. Maintenant, il est probable qu’avec nos méthodes et notre prétendue civilisation, nos vices et nos haines de classe s’introduiront au Japon.

En somme, le Japonais est soumis, respectueux, courageux, patriote, patient, travailleur. Passablement immoral, ignorant la pudeur et aimant le plaisir. Il a un défaut plus grave, il n’est pas honnête. C’est un mauvais commerçant sans foi, tatillon, préférant un petit vol à un gros gain légitime, pour peu qu’il faille attendre celui-ci ; il n’a pas le sens des larges entreprises et encore moins celui de la parole donnée. Il est à ce point de vue extraordinairement inférieur au Chinois qui envahit les banques et les comptoirs du Nippon parce qu’il est à la fois intelligent et sûr. Le Japonais compte lentement, comprend lentement et mal les affaires, perd la tête et ne sait pas attendre la fin. Il n’est pas franc non plus, c’est l’être le plus dissimulé qui soit. On ne peut pas dire de lui qu’il soit bon enfant, qu’il ait le cœur sur la main, son enthousiasme a une forme concentrée. Ses vertus sont celles qui exigent l’empire sur soi-même, poussé jusqu’à ses dernières limites, mais n’indiquent pas l’expansion, la générosité, la franchise, encore moins la vivacité. Pourtant on l’appelle le Français de l’Extrême-Orient parce qu’il aime le plaisir, rit de tout, a le sens du ridicule très aiguisé, parce qu’il est poli (oh ironie !), s’habille avec goût, a des femmes délicieuses et qu’il n’est pas dévot.

  1. Furuya. The Path of the adept. Yokohama, 1901.
  2. Occult Japan
  3. Quand il a fallu un code civil pour se mettre à la mode, les Japonais ont pris le nôtre. Nous sommes apparemment pourvus d’un outil supérieur à celui des autres nations puisque le pénétrant Japonais lui a fait l’honneur de le choisir, — il est vrai que jusqu’à présent il ne s’en sert pas !
  4. G. Braithwaite : Life of Sogoro.