Essai de psychologie japonaise/Chapitre 8

Augustin Challamel (p. 129-149).
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VII
ART

Ce que les gens « qui passent dans la rue » — pour emprunter aux Anglais leur façon typique de désigner M. et Mme tout le monde — savent du Japon, c’est que c’est un pays d’art où il y a de petites femmes amusantes. Je crois que les Japonais sont très choqués par le second membre de la phrase, mais il n’y a rien de plus vrai que le premier. Les « gens qui passent dans la rue » sont bien renseignés, le Japon est un pays d’art et c’est sur l’art du Japon qu’on a le plus écrit, en France surtout. Il est facile de se documenter sur l’art japonais, il ne manque pas de livres abondamment et délicieusement illustrés. Les vrais connaisseurs prétendent maintenant que les renseignements brillent plutôt par la quantité que par l’exactitude, et que l’histoire de l’art au Japon et les appréciations occidentales ont besoin d’être refondues et profondément modifiées. Ceci n’est pas mon affaire. Je n’ai à envisager l’art japonais qu’au point de vue japonais, à inférer les besoins de la nature de la production et à inférer le caractère des amateurs de la nature de leurs besoins. Ce qui paraît tout à fait évident, c’est que le Japonais ne peut se passer de beauté : tout ce qu’il touche, tout ce qui l’entoure, le revêt, lui sert d’outil, d’abri, de distraction, même de jouet, est ravissant, soigné, fini, délicatement approprié à son but et sobrement orné. Cela prouve d’une part qu’il a l’œil observateur et le goût fin avec une nature sensuelle, d’autre part qu’il est doué du sens des proporportions : un parfait artiste, moins l’idéal. L’art est partout, et rien n’est laid, rien n’est abandonné, repoussant, mal gracieux, disproportionné ni banal. Il ne faut pas chercher au Japon cette distinction entre l’art et la vie réelle que nous faisons ici avec une conviction si amusante que cela doit être ainsi. Là-bas, c’est la vie réelle qui doit être jolie, non l’existence artificielle de quelques riches originaux. La petite cabane d’un pauvre bonhomme au bord d’une route est bâtie dans sa simplicité sur les mêmes règles et d’après le même canon de proportions que la demeure d’un riche. La petite coupe minuscule où il boit son thé est d’une forme aussi pure et d’une décoration aussi simple et ingénieuse, l’anse de sa bouilloire de fer aussi noble et élégante, ses quatre petites plantes taillées aussi symboliquement. L’homme du commun ne prend point de plaisir à la hideur voyante, pas plus qu’aux bruits discordants. Ses sens artistiques sont assez éveillés pour goûter la simplicité et l’harmonie des teintes douces. Il ne bariole pas sa maisonnette de couleurs crues, il aime la patine naturelle du bois exposé aux intempéries. Il ne fait pas ses délices quand il va à la foire d’horribles choses criardes, mais il achète pour deux liards des petites inutilités adorables de fantaisie et d’ingéniosité. Les bébés japonais s’amusent avec des bêtises exquises ; vraiment en dehors des horreurs que nous importons ou qui suivent l’envahissement de notre influence, il n’y a rien au Japon qui ne soit artistique et heureusement venu.

Ce peuple artiste dans l’âme, qui connaît et aime le beau, ne paraît pas avoir le goût du sublime, du grandiose, ni des fortes émotions. Je n’ai rien vu au Japon de majestueux comme un temple grec, de hardi comme un clocher gothique, encore moins de colossal comme un temple égyptien ou hindou. On s’incline devant certains legs de peuples anciens en disant : ces hommes étaient des géants. Au Japon, on voit de suite que la race est petite. C’est peut-être parce qu’elle a un sens si exquis des proportions que ce qu’elle produit est toujours sur une petite échelle. Au figuré, la grandeur manque un peu aussi : les sujets des peintures ne sont guère imposants. Les Japonais empruntent leurs motifs de décoration à la nature tout unie : ils tirent un parti merveilleux d’une branche d’arbre en fleur, d’une oie sauvage, d’un chat endormi. Mais ce ne sont en somme que des branches ou des bêtes familières. Cela va jusqu’au grand tigre sur fond d’or, mais ces tigres sont un peu bien apocalyptiques et seulement des tigres. La violence, la fureur, la puissance souveraine de la force, les passions fougueuses sont rarement représentées. En revanche la sérénité profonde et simple de certains bouddhas touche à la plus sublime perfection, tellement profonde qu’elle montre l’infini entr’ouvert et tellement simple qu’en face d’elle on ne s’explique plus les complications de l’existence ordinaire. Ceci n’est pas une invention japonaise, mais les Japonais l’ont poussée à son période dans le sens de la simplification. Comparez un bouddha gréco-hindou — qui du reste a servi de prototype au bouddha japonais — il est plus beau, dans les très bons morceaux c’est peut-être l’idéal même de la beauté au repos. Mais si le boudda néo-grec l’emporte en beauté, le bouddha japonais l’emporte en détachement : ce n’est plus qu’une âme perdue dans un nirvana sans rêves : rien ne reste d’ici-bas que la douceur de l’accueil. Il faut que je fasse mes excuses aux Japonais de les avoir accusés de voir petit : ils ont créé au contraire des bouddhas gigantesque, dont un au moins, celui de Kamakura, est absolument beau.

Les sujets qui ne sont pas empruntés à la religion bouddhique ou à la nature, mais à l’humanité, nous la montrent sous des formes pittoresques, amusantes, finement étudiées, rendues avec une fidélité scrupuleuse et des procédés étonnants de simplification. Ce ne sont guère des études d’expression — sauf les masques — plutôt de mouvement, d’attitude, de silhouettes ou de groupements décoratifs. La physionomie d’un personnage ressort de son mouvement plus que de son visage ; je crois qu’il en de même des gens vivants. Enfin l’art est toujours appliqué, tout est conçu en vue de son emploi, motivé ; on ne fait pas de tableaux sans savoir où les placer, ni de statues imprévues qui ne se logent nulle part.

Comme en tous pays, l’art a commencé par être religieux ; ce sont les nécessités du culte qui ont fait les premiers artistes, tous moines et tous chinois. car l’art japonais dans toutes ses branches est venu de Chine à la suite du bouddhisme. L’architecture, si tant est qu’il y en ait une, la peinture, la sculpture, la céramique, les émaux, les laques, les broderies d’origine chinoise se sont naturalisées japonaises, et tellement que la peinture, l’émail cloisonné et la laque tout au moins ont atteint au Nippon un degré très supérieur de perfection.

I

L’architecture n’est pas ce qui brille le plus dans les îles du soleil levant, si on repense aux merveilles variées éparses dans le reste du monde. Du bois, des toits qui relèvent dans les coins comme des yeux bridés, cela n’écrase point par la masse ni ne saisit par la pureté des lignes. Si une pagode monte un peu haut, c’est par petits étages essoufflés et grimaçants ; une pensée forte, unique et hardie ne l’a point lancée vers le ciel comme une supplication ou un défi. D’autre part point de large vaisseau, point de voûte audacieuse : de beaux madriers horizontaux sur de beaux madriers verticaux. Des motifs sculptés, très habilement fouillés et judicieusement distribués retiennent l’intérêt sans inspirer ce respect de la difficulté vaincue que l’on ressent devant la pierre travaillée en Égypte ou aux Indes. L’inoubliable splendeur des temples de Nikko tient entièrement à leur situation dans des bois tellement uniques et imposants que l’on ne peut croire ensuite qu’un souvenir si grandiose se rapporte au Japon. Les temples shinto sont de simples amplifications de la hutte préhistorique japonaise ; les temples bouddhistes des importations chinoises avec de vagues ressouvenirs de l’Inde. Les palais sont des agrégations de huttes ; les maisons, des maisonnettes de poupées. Seulement, tout y est ingénieux, délicatement ajusté, proportionné et en somme commodément ordonné si l’on envisage les besoins très simples et l’extrême pauvreté des Japonais. J’ai dit que le peuple ne bariole point sa demeure : il n’en est pas de même des temples bouddhistes. Là le goût chinois veut d’éclatantes couleurs, des verts, des rouges, des ors, et l’ornementation atteint parfois une richesse qui frise la surcharge et la confusion. La porte joue un grand rôle comme toujours en Orient et elle est détachée de l’édifice principal qu’elle annonce plutôt qu’elle ne le clôt. Cela va des arcs de triomphe les plus fouillés, enjolivés — toujours en bois — et contournés au simple et délicieux Torii qui signale, parfois réduit à l’état rudimentaire, le séjour rustique, des dieux shinto. On dit le Torii originaire de l’Inde ; sous sa forme actuelle, c’est le plus japonais des souvenirs de l’étranger qui passe.

II

On a trop et trop bien écrit sur l’art pictorial au Japon, les estampes et les kakémonos sont trop familiers dans nos pays pour que je veuille entrer profondément dans ce sujet. Je me bornerai à quelques réflexions sur l’idée que les tableaux japonais peuvent donner du caractère de ceux qui les peignent et de ceux qui les achètent. D’abord, les tableaux détachés sont toujours en forme de rouleaux de dimensions habituellement restreintes quand ils se déroulent de haut en bas, souvent énormément longs quand ils se déroulent horizontalement comme des frises, mais ce sont alors plutôt des livres illustrés avec ou sans texte. Le tableau est à peu près invariablement symbolique, à moins que ce ne soit un portrait ou une scène de mœurs. Je crois qu’il faut considérer comme symboliques ces étranges paysages dans le goût chinois où les Japonais voient comme dans leurs jardins des choses qui nous échappent. Les couleurs sont douces et profondes — quand il y en a — le sujet minutieusement observé mais sobrement rendu : il est difficile d’exprimer à quel point ces deux contraires — minutie d’étude et largeur d’exécution — se marient dans les compositions japonaises. Il n’y a jamais d’à peu près, et jamais que l’indispensable, on ne sait comment concilier cela. Certains très anciens portraits de saints bouddhistes ont un moelleux de ton, une profondeur de suggestion, qui font penser aux Primitifs. Et il y a un certain moine artiste qui aimait représenter le paradis, qui l’a vu si exactement comme Fra Angelico, que l’on serait tenté de le prendre pour une réincarnation du célèbre moine de Fiésole, s’il n’avait vécu par un curieux caprice de la nature juste à la même époque que lui. Même naïveté, même onction, même charme, même anges musiciens, même agencement de la composition, c’est à n’y pas croire. Le moine japonais a vu des bouddhas à la place du Christ et de la Vierge Marie, mais la cour céleste qui les entoure est toute semblable et passe le temps en danse et en concerts avec une pareille innocence d’expression.

Quand la peinture n’est pas édifiante ou historique, elle est décorative et elle atteint un haut degré de perfection. Le sens exquis que les Japonais ont de l’harmonie et des proportions, la largeur de leur exécution en font des décorateurs de premier ordre. La disposition de leurs intérieurs se prête de plus tout particulièrement à la décoration picturale. En effet les murs sont toujours en papier, à cloisons fixes ou mobiles ; ces cloisons divisées en panneaux appellent d’elles-mêmes l’ornementation. Et c’est une des sensations artistiques les plus délicates du globe-trotter à la recherche de ce qu’il y a de beau au monde, que la visite des anciens appartements impériaux ou princiers dans les palais ou dans les temples de Kyoto. Dans la pénombre mystérieuse qu’entretiennent au Japon les carreaux en papier donnant sur des vérandas fermées — et aussi le ciel bas d’un climat perpétuellement pluvieux — l’œil s’émerveille des fonds d’or atténués des fusuma et suit avec surprise les longues branches de pin qui se développent autour d’une pièce. Des oiseaux qu’on pourrait croire vivants reposent ou se jouent dans la verdure, des fleurs qu’on cueillerait s’épanouissent en moissons. Tout est à sa place, du ton qu’il faut, de la grandeur qui convient. La pièce bien que séparée en panneaux semble une parfaite unité, c’est un panorama complet. Parfois des sujets traités avec tout le convenu chinois introduisent des centaines de personnages, parfois de simples moineaux volent sur des bambous. Tout est exquis. Une grosse poule gratte de l’ergot sur un soubassement de porte, un chat endormi le nez sur ses pattes lui fait pendant et ce sont de vraies bêtes vivantes, si vivantes que les Japonais ont toutes sortes de petites légendes gracieuses à leur endroit, les oiseaux se sont envolés un jour, le chat se retourne pour vous suivre de l’œil, on entend la poule glousser, que sais-je. Tout cela raconté dans une langue inconnue, à l’aide de quelques vagues mots d’anglais et de force gestes par de vieux petits prêtres généralement édentés, toujours souriants et saluants, accompagne délicieusement les beaux tableaux sur fond d’or et les plafonds fantastiques. Le Japonais n’imagine pas de se renverser sur la tête des chevaux les quatre fers en l’air poursuivis par un Phaéton éperdu, ni des architectures croulantes ; au plafond il ne place que des oiseaux fortement stylisés, des rosaces, des entrecroisements traités dans des tons et avec des procédés tout différents des panneaux, sur des fonds sombres qui font ressortir les peintures des murs. Aucun meuble n’interrompt la vue de ces panneaux, on s’assoit par terre et la perspective est préparée pour cela. Un peintre japonais exulte quand il a placé le plus merveilleux effort de son pinceau si bas qu’il faut s’agenouiller et se prosterner sur les mains pour l’admirer. L’art décoratif est selon les cas noble ou gracieux, jamais compliqué ni disproportionné ; le Japonais ne cherche pas à mettre dans son cadre généralement restreint plus qu’il ne peut contenir, mais il réussit quand il le veut à donner la sensation de la vraie grandeur dans un espace très limité.

Je ne dirai que quelques mots des estampes en couleurs admirées et collectionnées également par les Japonais et les Européens ; elles ont été si étudiées et par des noms si respectés, qu’il sied de se taire humblement. Est-il permis dans la patrie des Concourt de remarquer en passant que Hokusai — qui ne s’appelait pas ainsi — est plus que discuté au Nippon ? Qu’on l’y considère comme entaché de vulgarité et comme ayant travaillé pour le goût grossier de la canaille ? Les Japonais ne se sont mis à acheter ce genre d’imagerie populaire que depuis qu’ils ont vu les Occidentaux se ruer dessus. Ils préfèrent des écoles plus classiques, plus sobres, et continuent à les payer très cher. Si cher, m’ont affirmé des gens très renseignés, qu’il est presque impossible à présent pour un étranger de se procurer des peintures ou des estampes de tout premier ordre. D’ailleurs le gouvernement n’approuve pas la sortie des chefs d’œuvre et encourage de toutes manières leur rachat à l’étranger.

Le Japonais illustre un livre comme il décore une pièce, en maître ; il jette sur un éventail une suggestive esquisse commentée d’une petite poésie, il croque sur un écran d’auberge des symboles classiques pour lui qui nous semblent des études d’histoire naturelle. Toute surface où il peut promener son hardi coup de pinceau s’anime et retient l’œil charmé. Exquise et bien caractéristique la légende de ce peintre qui ne pouvait achever sa tâche parce que les personnages qu’il peignait se levaient et s’enfuyaient sitôt achevés… ils étaient vivants !

III

La sculpture est venue au Japon avec les missionnaires coréens qui apportèrent leurs bouddhas et se mirent en devoir d’en tailler d’autres dans les bois de leur nouveau pays. On commença par sculpter le bois et à vrai dire on en resta là. Le Japon n’est pas un pays où l’on fasse une orgie de pierre empilée ni repercée. On rencontre au bord des chemins des bouddhas de granit que l’humidité du climat a rêvétus de mousses discrètes ; ils sont charmants, doucement souriants et résignés, suggérant à la fois la patience et l’espérance. À quelques endroits solennels, un bouddha colossal en bronze s’élève comme une cathédrale. Mais toujours l’artiste a usé de procédés simples, de lignes pures et d’un mépris complet du détail inutile pour rendre jusqu’à l’infini. La sculpture japonaise quand elle s’applique aux figures est le comble de la simplicité et c’est l’art où les très petits citoyens du Nippon atteignent au sublime et osent s’attaquer au gigantesque. Les statues, de leurs fondateurs de sectes sont merveilleuses tout simplement, en bois, souvent coloriées, des chefs-d’œuvre d’observation pénétrante et d’une incomparable maîtrise d’exécution. Naturellement la sculpture, qu’elle s’exerce sur le bois ou la pierre, qu’elle fonde le bronze en statues, en vases ou en cloches, est également le fruit de renseignement des premiers moines bouddhistes et c’étaient apparemment de grands artistes que ces missionnaires coréens, car plus une image taillée est ancienne, plus elle est belle. Les bronzes sont parfaits dès l’origine : le grand bouddha de Kamakura remonte au xiiie siècle, celui de Nara au viiie, et ce sont des œuvres aussi accomplies que gigantesques. Quand les moines bouddhistes modelaient leurs bouddhas, fondaient des vases, des chandeliers, des brûle-parfums pour leurs autels, des cloches énormes pour annoncer l’heure de la prière, des lanternes pour brûler la nuit autour des temples, ils continuaient l’art chinois modifié par les traditions indiennes et grecques. Les tailleurs de bois qui ciselèrent les ornements innombrables des monuments religieux ou civils, furent peut-être plus japonais. Portes, frises, panneaux pleins ou ajourés, écrans, têtes de madriers, frontons, colonnettes, tout fut découpé, fouillé, ciselé et repercé. Des couleurs tantôt éclatantes, tantôt délicates, toujours heureusement mariées, parfois la belle patine du bois laissé à lui-même donnent un charme singulier aux fantaisies du ciseau japonais. L’artiste emprunte ses sujets quand il y a des personnages aux légendes bouddhiques, au ciel et à lenfer. Mais il semble avoir une prédilection pour des études pleines de vérité et de délicatesse de plantes et de bêtes familières : les plus célèbres morceaux représentent des oiseaux, des singes et un simple chat, des pivoines, des glycines, toute une flore maniée avec une sûreté extraordinaire du sens décoratif. On peut louer le Japonais de son habileté à fouiller le bois, il ne faut pas oublier que ce n’est que du bois et que l’apparente variété de ses décorations tourne dans un cercle assez restreint. Il ne demande pas à l’imagination pure les rêves délirants des sculpteurs hindous, il ne se brise jamais contre l’impossible, mais il n’a pas l’honneur de l’avoir tenté. Tout ce que peut l’observation patiente et fine, la hardiesse et la simplicité du coup de ciseau, le sens exact de l’harmonie et de la mesure, le Japonais le montre et nous restons sous le charme ; ce qui dépend de qualités plus ardentes, ce qui demande de l’audace dans l’idée, de l’élan quitte à se meurtrir, le dévergondage de la fantaisie, le besoin de chercher du nouveau au risque d’offenser le goût, manque à cet art qui peut toucher parfois à la profondeur, jamais au grandiose, qui plaît et retient mais n’étonne ni ne trouble.

IV

Dans ces conditions, il est facile de s’imaginer que le Japon a surtout excellé à pousser les petites choses au plus haut degré de perfection. On peut reprocher à un temple de n’être qu’une grande cabane, à un tableau de n’être qu’un kakémono, à une porte merveilleusement travaillée de n’être qu’en bois, il n’y a rien à reprendre à un ivoire japonais. L’artiste qui le caresse avec amour, l’amateur qui le passe à sa ceinture ont justement toutes les qualités voulues pour que le netzké soit un petit chef-d’œuvre. Minutie, exactitude, fantaisie légère et gracieuse, proportions exiguës, patience et sûreté de main d’une part ; goût délicat, sens très fin de l’art, appréciation spirituelle des intentions de l’ouvrier de l’autre. Voilà pourquoi l’ivoire japonais est sans rival dans le monde, quand il n’est pas moderne s’entend. Car aujourd’hui que l’artiste japonais travaille pour le goût des barbares, il produit des horreurs presque comme un Dieppois, à moins qu’il ne reproduise ses anciens modèles, car ce n’est pas la sûreté et l’habileté de mains qui sont perdues et il reste difficile quelquefois de distinguer l’original de la copie. Mais c’est la pureté du goût, le sens de la mesure qui vont s’amoindrissant parce qu’ils dépendaient peut-être encore plus du connaisseur qui achetait le bibelot que de l’artisan qui le créait. Faites la comparaison entre l’ancien Japonais féodal, grand seigneur, réservé, cérémonieux, méticuleux, connaisseur raffiné d’autrefois, et l’Américain — sans épithètes — d’aujourd’hui, vous comprendrez tout de suite que l’ivoire qu’on ciselait pour l’un n’est pas l’ivoire qu’on fabriquera pour l’autre. Ce n’est pas que l’Américain ne recherche pas les choses anciennes, mais c’est qu’il ne voit pas de ses yeux si elles sont belles, c’est le prix qui le renseigne… pauvre Américain ! Et pauvre Japon ! Son goût se fausse si bien au contact des touristes et plus encore des agents d’exportation, qu’il en vient à dédaigner le voyageur éclairé qui recherche les simples décorations japonaises, celles qu’il ne fait plus que pour ses compatriotes. Que restera-t-il de l’art japonais dans quelques années quand les écoles d’art où on enseigne aux jeunes gens à dessiner comme en Europe des sujets européens auront eu le temps de faire leurs preuves ? Quand le sens de la couleur se perdra peu à peu en voyant de plus en plus d’étrangers en vêtements à carreaux ? Quand la grâce verdoyante et douce du paysage aura achevé d’être gâtée par les cheminées d’usines et les pancartes-réclames le long des lignes de chemins de fer ? Quand de lourdes bâtisses de style (?) moderne écraseront de plus en plus de masses disgracieuses les maisonnettes de poupées dont l’agglomération forme les villes japonaises ?

Quand le Japon était fermé à toutes les horreurs occidentales et bien japonais, tout ce dont on se servait, fût-ce le plus humble des objets nécessaire au moindre paysan, était d’une forme exquise, sobrement décoré, d’une couleur parfaite. Si le Japon continue à importer des objets manufacturés aux États-Unis ou en Allemagne, et à se croire obligé de les imiter en gros, croyez-vous qu’il restera quelque chose aux petits-fils de la génération d’aujourd’hui de la valeur artistique de leurs ancêtres et qu’on continuera à appeler le Japon un pays d’art ?

V

La Chine a inventé l’émail cloisonné, on serait tenté de dire au profit du Japonais, tant celui-ci excelle dans cet art patient et délicat, tant il l’a poussé loin, tant il a dépassé son initiateur et ses premiers modèles. Passer des mois sur une toute petite chose, y donner des soins infinis, produire quelque chose d’à la fois sobre et merveilleusement compliqué, voilà la joie d’une âme d’artiste japonais. Il emploie ses enfants dès le plus bas âge à préparer les objets communs, les fait jouer avec des petits godets de couleurs et des petits pinceaux avant presque qu’ils sachent marcher. Le dernier bébé ne met encore que les points rouges faciles à reconnaître, la sœurette un peu plus grande vérifie l’ouvrage et ajoute le bleu, et le vert. L’aîné bouche les trous, papa cuit et finit de poncer après que les enfants ont dégrossi. Le dessin si varié d’apparence est en somme immuable, chaque artiste ayant une spécialité et des limites dont il s’écarte peu. Il n’y a que les grosses maisons qui travaillent pour l’exportation qui emploient un certain nombre d’ouvriers. On cloisonne en famille, de père en fils, avec peut-être un ou deux élèves quand la famille a une grande réputation d’habileté ou quand elle est peu nombreuse. On a des secrets de fabrication, en tous cas un tour de main acquis, héréditaire, et des décors favoris qui arrivent à un haut degré de fini et d’aisance parce qu’on les a en quelque sorte dans le sang et au bout des doigts en naissant. Descendants légitimes ou élèves adoptés, tout le monde signe du nom de l’ancêtre premier, reproduit son œuvre et s’identifie avec lui. Ceci est aussi vrai des peintres que des cloisonneurs ; l’individu ne compte pas au Japon, il se fond dans l’école comme dans la famille et s’honore autant, sinon plus, de reproduire que de créer.

La philosophie de la laque est celle du cloisonné : même origine chinoise, même supériorité japonaise. Même conscience et même habileté d’exécution. Ateliers de famille, traditions, écoles ; c’est un art être moins connu et apprécié en Europe, mais les Japonais attachent le plus haut prix aux chefs-d’œuvre de la meilleure époque.

La broderie venue encore de Chine dans les inépuisables bagages des missionnaires bouddhistes, prospère et fleurit au Nippon rivalisant avec la production chinoise. Le sens de la couleur et de la distribution du décor trouve ici son emploi aussi bien que la patience et le mépris du temps et de la peine. Même les étoffes imprimées, le moindre des chiffons bleus et blancs dont un coolie ceint son front pour empêcher la sueur de ruisseler dans ses yeux, participe à ce charme et enchante le pauvre barbare habitué à considérer la laideur comme l’inévitable condition de l’utilité. Quand il aura fini de transformer le Japon en pays civilisé (??), où ira-t-il apprendre à jouir ?