Essai de fouilles au Puech-de-Buzeins (Aveyron)

Collectif
Texte établi par Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron (p. 58-65).
ESSAI DE FOUILLES
AU PUECH-DE-BUZEINS
(AVEYRON)


Par M. l'ABBÉ CÉRÉS[1].

Buzeins, on le sait, est un chef-lieu de commune, situé dans l'arrondissement de Millau, entre les deux petites villes de Laissac et de Sévérac-le-Château. Bâti sur le penchant d'une haute colline, il se trouve encore dominé par un sommet élevé lui-même de plus de 864 mètres au-dessus du niveau de la mer. On arrive au podium à travers les noirs débris de colonnes basaltiques. Leurs prismes réguliers couvrent les flancs de la montagne et témoignent de ses effroyables vomissements à des époques fort éloignées de nous.

De cette hauteur imposante, le regard s'étend au midi et à l'est sur les vastes plaines des Camps (los Camps), couvertes de splendides dolmens. Dans la vallée, le paisible Aveyron roule ses flots verdâtres sous des rideaux de saules et de peupliers. Les gigantesques ondulations des montagnes de La Vaysse bornent de ce côté ce majestueux horizon. A l'ouest et au nord, la vue s'égare dans des sites non moins pittoresques et va se perdre dans le lointain bleuâtre du Plomb du Cantal et des cimes volcanisées de l'Aubrac.

On dirait, de prime abord, que le désir de satisfaire une curiosité légitime, ou celui de contenter son goût de géologue ou de botaniste, doivent seuls faire affronter les

difficultés de la pente raide et pénible qui conduit au
Puech-de-Buzeins. Nous avons pu nous convaincre par

nous-mêmes que l'archéologue peut, lui aussi, avec quel- que profit, hasarder un peu de fatigue et dépenser quel- ques sueurs pour trouver sur l'intéressant sommet sa petite part d'émotions. Une large traînée de briques à rebords et quelques anses d'amphores nous avaient mis sur la voie de notre découverte. Elle nous conduisit vers le côté sud-est du pic dans une sorte d'enclos, où se ma- nifestèrent quelques débris de poteries. La tradition locale consultée, il nous fut répondu qu'une ville du nom de Cuje avait occupé autrefois cet emplacement. Un petit lion en bronze avait été trouvé là par des bergers, ainsi que plusieurs pièces de monnaies. De notre côté, nous n'avions pas perdu le souvenir d'une statuette en bronze d'Apollon , découverte également sur ce plateau , et offerte, il y a environ trente ans, au musée de Rodez, par M. Bousquet, alors curé de Buzeins. C'en était assez pour nous inspirer un projet de fouilles, dès que nous serions en possession de fonds. La Société française d'archéologie et notre Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, toujours généreuses quand il s'agit d'encourager la science, nous ont permis, en nous al- louant ces fonds, de commencer nos travaux.

Nous en donnons aujourd'hui le résultat.

Les premiers coups de pioche furent portés de préfé- rence sur un point que la tradition signale comme ren- fermant de profondes excavations, où, ajoute-t-elle, un veau d'or fut autrefois caché par les Anglais[2]. Nos espérances ne pouvaient être déçues de ce côté, n'ayant pas foi en ces légendes. Nous attendions, avec plus de confiance et de raison, des murailles fortement bâties pour résister à l'impétuosité des vents d'une extrême violence sur un pic si élevé. Ces murailles ne tardèrent pas à se montrer. Leur épaisseur était de 80 centimètres. Nous étions tombés juste sur un angle en grès, monté en petit appareil fort régulier, ce qui nous laissa pressentir tout d'abord une construction élégante et d'une certaine importance. La surface intérieure des murs était enduite de stuc avec peintures encore fraîches. C'était des guir- landes vertes, disposées en gracieux festons sur un fond jaune clair. Elles tombaient sur un encadrement composé de quatre bandes de diverses largeurs et de couleurs variées, telles que le rouge, le blanc, le violet et le bleu. Cette première construction se composait de deux appar- tements, dont le premier, le plus vaste, mesure dans oeuvre 7 mètres de longueur sur 6 mètres 55 centimètres de largeur. Le second, séparé de ce dernier par un mur de refend, se prolonge sur la même largeur à une dis- tance de 4 mètres. L'aire des deux appartements ayant été bouleversés, nous n'avons pu constater l'existence des mosaïques qui, très probablement, devaient les décorer.

Nos fouilles interrompues par la mauvaise saison ne furent reprises qu'en mai 1875. Nous n'avons pas entière- ment perdu notre temps à de nouvelles recherches autour du petit édifice auquel il ne semble manquer que les colonnes pour voir en lui la complète figure d'un temple. Du reste, les innombrables urcei et grand nombre de figu- rines, rappelant des ex-voto religieux et trouvés dans son enceinte, feraient pencher vers cette opinion, qu'il serait peut-être imprudent d'affirmer encore. Nous reviendrons sur ce que vous nous permettrez d'appeler l'inventaire de cette construction.

Ayant transporté un peu plus bas notre chantier pour opérer un nouveau sondage, nous découvrîmes bientôt de nouvelles bâtisses, mais bien différentes des premières. Celles-ci élevées selon les meilleurs principes de l'art, les dernières, au contraire, toutes primitives, ne nous offrirent qu'un travail à pierre sèche, exécuté avec des tronçons de colonnes basaltiques, dont les dimensions irrégulières influaient énormément sur l'uniformité d'é- paisseur qu'auraient demandé les murailles. Nous les sui- vîmes jusqu'à une longueur de plus de vingt mètres. Elles formaient un long parallélogramme divisé par deux autres murs de refend, dont l'un, avec celui qui clôturait au nord-est, donnait lieu à un étroit corridor d’un mètre 20 centimètres, sur une longueur de 7 mètres, largeur du parallélogramme ; l’autre ne formait qu’un appartement fort exigu relativement à celui qui lui était juxtaposé, mesurant 17 mètres de longueur sur 7 mètres de largeur dans oeuvre.

Ayant observé de nouveaux débris sur le flanc méridional de la montagne, nous opérâmes en cet endroit un 3e sondage qui nous mit à découvert un autre petit édifice muni de deux antes ou contreforts se prolongeant d’un mètre environ en delà de son mur de façade tourné au sud-est ; ses murs réguliers de 60 centimètres d’épaisseur renfermait un espace, à peu près carré, de 6 mètres.

Ces fouilles n’étant pas complètes, bien s’en faut, nous croyons devoir borner ici notre présent rapport par l’inventaire de tout ce que nous avons trouvé dans les divers appartements que nous avons fouillés et dans leurs environs. Nous terminerons par quelques détails sur l’état des dolmens disséminés sur les vastes plateaux environnants désignés dans le pays sous le nom de Los Camps.

Objets trouvés lors des premières fouilles dans les décombres des deux appartements AA situés au sommet du Puech.

1° Dix monnaies moyen bronze, toutes du 1er siècle et recouvertes d’une patine remarquablement belle. Cinq d’entre elles appartiennent à la colonie de Nîmes, deux à Auguste, avec l’autel de Lyon au revers, deux à Claude Ier et une à Nerva, mort l’an 98 de J.-C. On voit au revers de cette dernière la Fortune, debout, à gauche, tenant un gouvernail et une corne d’abondance. Dans la légende on lit : FORTVNA AVGVST.

2° Des fragments d’amphore et autres pots à vin, des lampes brisées, plus de 150 petits pots, peut-être des unguentaria. Une douzaine seulement sont intacts. Plusieurs beaux fragments de vases dits samiens, du galbe le plus gracieux et ornés de reliefs d’une netteté et d’une délicatesse exquise. L’un d’eux porte un nom qui nous rappelle celui d’un des plus habiles ouvriers de la grande fabrique gallo-romaine de Millau : OF.PRIMI. Parmi ces fragments de vases, il s’en trouve dont l’engobe, d’un noir opaque, rappellerait Celle des vases toscans. D’autres, ce qui nous semble assez rare dans les poteries à reliefs, sont couverts d’un vernis jaune d’or.

3° Une grande quantité de clous, trois grands couteaux, une clef, deux poinçons, etc., etc.

4° Des débris de verre blanc, bleu, vert, à filets en reliefs (formes de bols, de soucoupe, de fiole, de bouteilles avec anses, etc.).

5° Deux élégantes fibules en bronze, dont l’une figure un gracieux losange, renfermant dans un encadrement une pierre blanche ornée de neuf annelets d’un rouge de corail, disposés symétriquement. Son épingle est à charnière au lieu d’être à ressort, comme elles le sont quelquefois. Deux épingles à cheveux en verre verdâtre tordu, et une grande aiguille en bronze.

6° Des bois de cerf, des dents de sanglier, des ossements divers : bœufs, moutons, lièvres, lapins, poules, perdreaux, etc.

7° Enfin, de nombreux fragments de figurines en terre blanche, d’un travail généralement soigné. Ce sont tantôt des personnages sur pied, tantôt des bustes sur socles ou piédouches. Les uns et les autres ont été malheureusement trouvés sans tête, ce qui nous empêche d’établir une opinion sur leur signification et leur destination. Les bustes sembleraient être des images d’empereurs et d’impératrices. Les personnages sur pied pourraient bien, pour la plupart du moins, représenter des divinités. L’un d’entre eux est incontestablement une Vénus sortie probablement du même moule que celles qui furent trouvées à profusion, il y a une trentaine d’années, dans les environs d’Arpajon (Cantal). Un autre représente un soldat, dont on voit la tunique et une partie du bouclier. Une autre laisse tomber le long de sa jambe, à proportions irréprochables, les plis pressés de son manteau. Pour ne rien omettre enfin de ces intéressantes figurines blanches, nous devons mentionner plusieurs fragments de membres nus, de nuques à longs cheveux, de draperies, d'ornements à feuillages et à fruits, une jambe de cheval qui rappelle les chevillards du jour de l'an donnés en étrennes aux enfants , et enfin une noix également en terre cuite et d'un naturel si frappant que l'ouvrier qui la rencontra n'hésita pas un instant à la casser entre deux pierres pour mettre son fruit sous sa dent. Nous avons pu si heureusement la raccommoder qu'elle tromperait encore facilement.

Objets trouvés lors des deuxièmes et dernières fouilles dans la vaste construction primitive B.

1° Une quantité innombrable de briques courbes et à rebords, des poids de tisserand , forme ordinaire de la pyramide tronquée, plus de 770 fonds de vases de toutes dimensions et d'une grande variété de formes, urnes à pâte grossière et ornements rudimentaires, ollæ, amphores, gutti, urcei plats, etc., etc.

2° Trois fibules en bronze, dont une , avec anneau de suspension, est décorée d'émaux bleus, rouges et jaune d'une parfaite conservation. Un dauphin saillant occupe le milieu de ce précieux objet.

3° Une trousse de même métal, autre bijou renfermant le cure-dent, le cure-oreille, la pince épilatoire et un autre petit instrument, se terminant en queue de poisson, pour nettoyer les ongles.

4° Deux épingles à cheveux et une aiguille en bronze.

5° Deux haches celtiques, dont l'une en granit d'Aubrac et l'autre en basalte de Buzeins fabriquée par conséquent sur place.

6° Deux monnaies, dont une de l'empereur Auguste avec un aigle au revers et l'autre appartenant à un chef gaulois encore inconnu. Elle porte à l'avers une tête échevelée tournée à gauche avec la légende en lettres latines MVNAT. Le revers offre un aigle tenant un serpent dans ses serres. On lit au-dessous en lettres grecques AΠAMOC. En dessus de la tête de l'aigle est une branche de laurier. Cette pièce remarquable, dont un autre exemplaire a été trouvé à Millau par M. l'abbé Rouquette, est encore l'objet des études de nos savants numismates de la capitale.

Enfin dans la construction C, située sur le flanc oriental de la montagne et à l'aspect du village de Buzeins, nous avons encore recueilli quelques autres monnaies , toutes du premier siècle de notre ère ; une grande quantité de clous, quatre lampes, des valves d'huîtres, parmi les débris nombreux de vases communs, il s'en est trouvé provenant de coupes samiennes et portant au milieu de leur concavité comme marque de fabrique, les uns des rosettes de diverses formes , les autres les noms même de leurs fabricants, tels que : DAMONI, CRETIO , SILVANI, BALBI, M. M.CIR., CRES., OF.PRIMI, ARD., ...

Tels sont les résultats de nos fouilles, qui n'ont été en réalité qu'un simple essai, vu le travail qui reste à faire. Il n'est donc pas possible encore de se prononcer sur la destination des antiques constructions de Buzeins, avant preuves plus nombreuses et données plus certaines:

Nous avons mentionné les dolmens disséminés sur la vaste colline de Buzeins , désignée sous le nom des Camps. Nous avons qualifié ces monuments de splendides, titre beaucoup trop fastueux, paraît-il, pour des tombes dont la richesse et l'art sont à si grande distance de la richesse et de l'art de nos tombes modernes, auxquelles nous avons l'habitude d'accorder de semblables titres. Mais ne pouvaient-elles pas être splendides et merveilleuses aux yeux de ces générations reculées qui surent les élever sans le secours de la mécanique et les mille ressources que l'étude et l'expérience nous ont données depuis? Il avait fallu traîner sur place ces larges dalles extraites au loin, d'une longeur de 5 à 6 mètres et d'une épaisseur qui dépasse quelquefois 70 centimètres. Il fallait dresser celles-ci sur champ, et puis, par un suprême effort, hisser la lourde table qui devait protéger les cendres vénérées du défunt et lui conserver à travers plusieurs siècles les objets qui lui furent chers. Ne pouvaient-elles pas être splendides, aux yeux de nos vieux ancêtres, ces tombes qui nous étonnent encore nous-mêmes par la majesté de leurs masses? Pour nous, les dolmens de la colline de Buzeins sont les plus beaux et les plus imposants de tous ceux que nous avons recontrés dans notre département. Mais voici le revers de cette médaille : il n’existe pas un seul de ces tombeaux qui n’ait été dévasté. Le photographe seul peut tirer bon parti d’une douzaine en reproduisant leur figure pour la conserver à la science. Depuis quelques mois seulement leurs cellæ sont veuves de leurs vieilles cendres et des objets précieux qu’elles renfermaient. Des hommes étrangers au département ont emporté, pour leur vaine curiosité peut-être, ce qui devait être pour l’histoire une utile pièce justificative. Sur leurs décombres, livrés aux vents, nous avons pu cependant recueillir quelques épaves. Ce sont 14 bouts de flèches en silex ; un 15e est en bronze ; un superbe couteau également en silex ; deux petites haches en pierre, plusieurs grains de collier en albâtre gris, en serpentine, en coquillage et en bronze, enfin un grand vase grossièrement orné et d’une belle conservation.

Ces dolmens, au nombre d’une vingtaine environ, diffèrent peu dans leurs dimensions, qui est de 5 à 6 mètres de longueur sur 1 mètre 50 de largeur. Leur profondeur varie de 70 centimètres à 2 mètres. La plupart sont encore entourés de leurs tumulus. Ils ont tous leurs portes vers l’orient, excepté deux qui l’ont l’un au sud et l’autre au nord. Plusieurs possèdent encore leur table intacte et presque aussi large que longue. A Buzeins, les dolmens sont appelés cibourniès (cineraria), tandis que dans la plupart des autres localités du département ils sont désignés sous le nom de tombes des Anglais, tombes de géants, maisons des fées, etc.


  1. A été déjà publié, à peu de chose près, dans le Bulletin monumental, n° 3, 1874.
  2. Une croyance populaire attribue aux Anglais un veau d'or et des trésors qui auraient été cachés par eux dans la terre, à l'époque où ils furent expulsés de nos contrées. Toute localité qui possède des ruines anciennes croit que ces prétendus trésors s'y trouvent enfouis.