Le Marquis de Montcalm-Gozon

Collectif
Texte établi par Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron, Société des lettres, sciences et arts de l'Aveyron (p. 42-57).

LE MARQUIS DE MONTCALM-GOZON


Par M. Joseph de GISSAC.




Jean-Paul-Joseph-François, marquis de Montcalm-Gozon, naquit le 20 janvier 1756 au château de Saint-Victor, près St-Rome-de-Tarn. Sa famille, l’une des plus anciennes et des plus considérables du Rouergue, joignait à sa propre illustration celle de la maison de Gozon, par suite du mariage, en 1532, de Marthe de Gozon, héritière de tous les biens de ses ancêtres, avec Louis de Montcalm de St-Véran, à la charge par celui-ci de prendre le nom et les armes de Gozon.

Il choisit très-jeune la profession des armes, dans laquelle sa famille s’était plus particulièrement distinguée. La noble fin du marquis de Montcalm au Canada était toute récente ; son imagination s’exaltait aux récits légendaires dont cet oncle était le héros ; autour de lui tous les siens offraient les plus beaux exemples de la valeur militaire, aussi entra-t-il dès l’âge de 14 ans dans le corps de la marine. Son intelligence et sa bravoure l’y firent tellement apprécier qu’à l’âge de 25 ans il était déjà capitaine de vaisseau. — Le comte d’Estaing, son compatriote, et le bailli de Suffren faisaient le plus grand cas d’un tel officier, sur lequel ils étaient toujours sûrs de pouvoir compter et qui enlevait son équipage dont il possédait la confiance et l’affection. Il fit sous ces illustres chefs les guerres de l’indépendance américaine qui jetèrent un si vif éclat sur la marine de Louis XVI, et reçut la croix de Saint-Louis pour sa brillante conduite au combat de La Grenade.

D’un extérieur agréable, d’une exquise courtoisie, il réalisait le type du parfait gentilhomme.

C’était le temps où, sous l’influence de la guerre d’Amérique, les imaginations s’exaltaient aux idées de liberté ; de là vint ce mouvement, si généreux dans ses débuts , qui eût été le salut du pays s'il eût été contenu dans ses limites rationnelles. On eût vu alors disparaître les abus et, par l'association de la liberté et de l'autorité , naître la monarchie constitutionnelle, qui était le but des meil- leurs esprits et dont nous voyons l'Angleterre recueillir les fruits.

Le marquis de Montcalm, ami de Lafayette, apparte- nait à cette jeune noblesse passionnée pour les idées nou- velles qui s'associaient pleinement chez elle à un entier dévouement au roi et à la monarchie.

L'assemblée de la noblesse, réunie à Villefranche, porta unanimement ses suffrages sur le brillant officier, alors âgé de 33 ans, qui réunissait à un mérite personnel incontestable l'avantage d'être, comme l'on dit aujour- d'hui , l'homme de son temps. Le jeune marquis se trouva donc transporté des agitations de l'Océan aux agitations du forum et ne tarda pas à regretter les premières. Nous lui laisserons la parole. Nous avons trouvé dans les archi- ves de sa famille une pièce authentique, écrite et signée de sa main, que nous publions in extenso. Nous y verrons, raconté par lui-même , ce qu'il fit à l'Assemblée consti- tuante. Cet écrit, fait en émigration, porte le cachet du plus profond découragement ; les illusions ont disparu , la révolution monte toujours, aux malheurs publics se joi- gnent les malheurs privés ; le député aux Etats-généraux ne voyant que troublent désordre , alors qu'il avait rêvé une ère de bonheur, regrette de s'être lancé dans la car- rière de la politique. Autant, il fut tranquille et souriant sur la dunette de son vaisseau au plus fort de la mitraille, autant il fut accablé en se voyant impuissant à empêcher le naufrage de la monarchie. A la vue des ruines qui s'amoncellent il craint d'avoir fait fausse route et trace dans l'exil ces lignes qu'il adresse à ses commettants.

Emigré d'abord en Espagne avec Madame de Gissac et Madame la chanoinesse de Montcalm, ses soeurs, il rejoi- gnit ensuite sa famille à Turin où la considération publi- que l'entoura. Il y maria ses deux filles, aussi remarqua- bles par leur beauté que par leurs vertus, au comte d’Albaret et au comte Valperga, et mourut des suites d’une chute avant d’avoir revu sa patrie. Sa mémoire est restée vénérée partout où il fut connu, parce qu’il fut, non-seulement un homme vaillant dans la guerre et généreux dans ses idées, mais, avant tout, un homme de bien.


Compte-rendu à ses commettants, par monsieur le marquis de Montcalm-Gozon, député de la noblesse de la sénéchaussée de Villefranche-de-Rouergue aux Etats-Généraux, convoqués pour le 4 de mai 1789.


Messieurs,

Chargé des pouvoirs dont vous m’aviez honoré comme député aux Etats-généraux du royaume, je vous dois un compte fidèle de ma conduite ; ce ne serait pas un devoir pour moi que je n’en remplirais pas moins cette tâche avec zèle et je mettrai toujours le plus grand prix à tout ce qui pourra me fournir le moyen de développer au plus grand jour les motifs qui ont dirigé mes démarches et les causes qui m’ont déterminé à quitter l’Assemblée depuis dix mois.

Vous devez vous rappeler, Messieurs, que la grande question qui agita les Assemblées primaires fut celle de l’opinion par ordre ou par tête; je fus chargé par vous d’un mandat impératif d’opiner par ordre et je me rendis à Versailles. C’est à cette époque qu’arrivèrent les grandes disputes de la vérification des pouvoirs, disputes qui ne furent élevées par l’ordre du Tiers-Etat que pour en venir à la délibération par tête. La Chambre de la noblesse, croyant trancher à cet égard toutes les difficultés, se constitua en Chambre séparée; ce fut mon avis, malgré celui d’une minorité qui voulait la réunion des ordres. Le Tiers-Etat alors s’occupait à diriger l’opinion publique. Réunis dans la salle de l’Assemblée générale, ils préparaient le poison dont ils se sont servis depuis en s'occupant à faire fermenter les têtes d'une populace énorme qui venait les écouter avec constance dans des galeries pratiquées sans doute pour des motifs coupables. C'est lorsque le peuple fut échauffé, c'est après des conférences entre les trois ordres où celui du Tiers ne voulut entendre à aucun arrangement, que ce même Tiers, fort de quelques curés, se constitua en Assemblée nationale et rendit le même jour un décret qui annulait toutes les impositions.

La cour sentit alors jusqu'où pourrait aller leur audace, et le roi tint cette séance à jamais mémorable du 19 juin où Sa Majesté rendit une déclaration qui était faite pour le bonheur du peuple et qui était l'expression de tous les cahiers. Quoique tout ce qu'elle renfermait ne fût pas conforme à vos intentions, je crus que nous ne devions pas laisser échapper cette marque des bontés du roi et je fus de l'avis de l'adopter. — Bien loin de sentir tout le bien que le roi venait de faire à son peuple, ce même peuple entra en fureur, poussé par le Tiers-Etat qui cassa le même jour tout ce que le roi venait de faire. L'on nous fit pressentir alors tous les excès auxquels on pour- rait se porter ; nous avions d'ailleurs une minorité dis- posée à passer au Tiers-Etat, et j'ai toujours pensé qu'à cette époque il n'y avait que deux moyens à prendre, celui d'abandonner les Etats-généraux ou celui de transi- ger avec le Tiers-Etat.

Nous ne prîmes ni l'un ni l'autre parti, et la minorité de la noblesse, ainsi que la majorité du clergé, se réuni- rent avec le Tiers-Etat. Alors le peuple ne garda aucun frein; les gardes françaises corrompues, la populace soudoyée furent sans doute les premiers moyens qui furent employés. Enfin le roi, effrayé de la position où il se trouvait lui-même ainsi que sa famille, nous ordonna de nous réunir, et monseigneur le comte d'Artois, que là Providence a formé pour sauver l'empire, nous engagea à obéir aux ordres du roi; nous obéîmes, en effet, mais mon collègue et moi crûmes qu'il était de notre devoir de protester contre cette réunion. Nous nous en fîmes con- céder acte par MM. de Lalli-Tolendal et Mounier, secrétaires de l'Assemblée ; monsieur le comte de Bournazel, mon respectable et vertueux collègue, a cette protestation entre ses mains ; elle contient, en outre, notre protes- tation expresse contre tout ce qui pourrait se faire à l'Assemblée nationale. Ainsi, par cette seule démarche, tout ce qui a été fait contre vos intérêts est annulé de droit. — C'est alors que je reconnus toute l'étendue de mes forces et je sentis parfaitement toute la faiblesse de mes connaissances dans les affaires publiques; je ne crus pas d'ailleurs pouvoir énoncer aucun voeu dans cette assemblée ni me permettre de continuer aucune fonction, j'avais besoin en outre de nouveaux pouvoirs , ceux que j'avais étant devenus insuffisants pour assister à une assemblée qui avait décidé de n'en reconnaître aucun d'impératif. Ces raisons m'engagèrent à quitter Versailles et à me rendre chez moi. J'écrivis plusieurs lettres au juge-mage pour convoquer l'assemblée de la noblesse, afin de donner à leurs députés des pouvoirs tels qu'ils pussent voter à l'Assemblée ; je le priai en même temps de donner ma démission de ma charge de député et de vous faire agréer mes excuses sur ce que des circonstances im- périeuses m'empêchaient de me rendre auprès de vous, je dois, Messieurs, vous rendre compte de ces circonstan- ces.

Vers l'époque où je me disposais à partir pour aller vous joindre, mes vassaux, poussés apparemment par ces personnes qui ont fait commettre tant de crimes, se refu- sèrent absolument à me fournir les secours qui paraissaient être nécessaires pour résister aux brigands qui, chez moi comme ailleurs, furent annoncés; le consul, instruit sans doute, et qui vit avec peine les soins que je me donnais pour notre défense commune, m'engagea à quitter mes possessions en m'assurant qu'il n'y avait du danger que pour moi; son opinion me fut confirmée par quelques paysans honnêtes, et je me vis forcé de quitter ainsi que ma famille mon domicile et mes propriétés. C'est à cette époque (le 4 août) que je fus arrêté par une bande de scé- lérats qui menacèrent ma vie et commirent envers moi toutes les atrocités possibles. Je ne dus mon existence qu'à la fermeté de quelques personnes qui, profitant d'un moment de calme, parvinrent à me sauver, et je retrouvai enfin ma famille qui, errante à pied, avait été se réfugier dans la ville de Saint-Affrique. La position cruelle où elle était réduite, les menaces continuelles qu’on ne cessait de faire, voilà les causes qui m’empêchèrent de me rendre auprès de vous, et ce fut avec une vive douleur que j’appris que vous n’aviez pas accepté ma démission. Je sentais, je le répète, que je n’étais nullement propre à la chose publique, j’avais parfaitement connu mon insuffisance et mon dégoût à cet égard, et, sans la persuasion où je fus que mon absence de l’assemblée mettrait vos personnes et vos propriétés dans le plus grand danger, et si enfin je n’eusse craint le même danger pour ma famille , j’aurais persisté à refuser vos pouvoirs malgré le décret de l’Assemblée rendu au sujet de mon arrestation et le passeport qu’elle me fit expédier pour me rendre dans son sein.

Mon absence dura plus de deux mois et je ne me suis pas trouvé aux arrêtés du 4 août qu’on peut considérer comme le tombeau de la monarchie, à la déclaration des droits de l’homme qui est le germe de la licence et de l’anarchie, ni au veto suspensif qui ôte à la couronne sa plus belle prérogative ; enfin je n’ai assisté ni donné ma voix à aucun des principes fondamentaux de la nouvelle constitution. — Je ne retracerai point ici les scènes horribles de l’évènement affreux des 5 et 6 octobre qui eurent lieu sept ou huit jours après mon retour ; ma plume se refuse à peindre un aussi noir tableau, et vos âmes ont dû être trop affectées de ces indignités pour que je ne veuille pas chercher à rouvrir les plaies que ces deux journées ont fait naître dans le coeur de tout honnête homme et de tout bon Français. Les suites m’ont pafaitement démontré que la faction d’un prince que la voix publique couvrit d’opprobres fut le moteur secret de cet attentat sur lequel je reviendrai.

Eloigné de toute idée qui pût avoir rapport à aucun intérêt particulier, isolé avec moi-même au milieu de l’agitation des affaires publiques, je cherchai à me faire un plan de conduite et je raisonnai ainsi : il est certain qu’il y a des abus, de très-grands abus ; le roi en est convenu, ne pas vouloir les attaquer là où ils sont ce serait se rendre coupable envers ses commettants et envers sa conscience ; maintenons le calme et la tranquillité dans nos provinces, sauvons par notre conduite nos mandataires et la rage des scélérats ; voilà quel fut mon plan dans le principe, la suite m’a démontré qu’il n’était pas dépourvu de vues saines, et j’ai la satisfaction de croire que mes conseils de prudence et de paix ont évité à mon pays la désolation qui a ravagé son voisinage.

Vous vous rappelez, Messieurs, tous les débats qui eurent lieu sur la grande question relative aux biens du clergé. C’est sur cette matière que s’exercèrent les talents de nos orateurs, elle devint pour eux un sujet inépuisable de sophismes qu’ils présentèrent avec tout l’art dont ils étaient capables, et sous les apparences trompeuses de la vérité et du bien public. C’est avec tous ces moyens qu’ils m’ont induit dans le piége , qu’ils ont trompé ma bonne foi et ma religion. Je les rends responsables de mes erreurs, elles ne furent jamais celles de mon coeur. ― Lorsque j’opinai pour que les biens du clergé fussent à la disposition de la nation, j’étais bien loin de croire que le patrimoine des autels deviendrait un jour celui des brigands et des scélérats, je ne voyais qu’une répartition plus juste et plus égale. Voilà quels furent mes motifs, ils sont aussi purs que les sentiments qui m’animent, je proteste contre toutes les conséquences qu’on a pu tirer d’un principe simple par lui-même, contre la spoliation du clergé et surtout contre les crimes et la violence de ces hommes impies qui ont osé porter atteinte à la religion de mes pères pour laquelle tout le monde connaît et mon attachement et ma fidélité.

La réforme et la correction des abus était un des articles les plus impératifs de mon mandat et un de ceux qui m’étaient le plus expressément ordonné, je puis dire que c’est le seul qui ait été l’objet de toutes mes pensées. ― Dans les diverses parties du gouvernement et de l’administration, celle qui me paraissait le plus susceptible de réforme, celle dans laquelle il s’était glissé le plus d’abus, était sans doute la distribution des grâces et pensions. C’était une vérité sentie par tout le monde : elle avait souvent excité les justes plaintes des militaires qui, après avoir sacrifié leur vie pour la patrie, ne trouvaient sur leurs vieux ans qu’une récompense toujours tardive et insuffisante. — Animé par tous ces motifs, sensible à la voix de l’honneur et de l’humanité, je crus devoir me permettre quelques réflexions sur un article aussi important. C’est sans doute à ces réflexions que je dus la place que l’on me donna dans le comité des pensions. M. Camus, encore plus célèbre par ses crimes que par ses talents, le plus cruel ennemi du trône et de la religion, le démagogue le plus enragé, fut choisi pour être président du comité ; il ne tarda pas à s’emparer de toute la besogne. — Ce fut à cette époque que je tombai dangereusement malade ; un jour où il me restait à peine assez de force pour me soutenir, et dans l’instant où je me disposais à partir pour une promenade en voiture qui m’avait été ordonnée, je vis entrer chez moi un commis qui, avec tout l’air de l’empressement, me dit avoir été envoyé par M. Camus pour me prier de signer tout de suite une épreuve. Je pouvais à peine tenir ma plume et j’étais hors d’état de lire ce que ce commis apportait, j’eus la faiblesse et la bonne foi de signer cet écrit qui l’était déjà par tous les membres du comité. Hélas ! j’étais bien loin de soupçonner tout ce qui était contenu dans ce livre infâme ; un honnête homme pouvait-il calculer toute la scélératesse d’un Camus! Quelle fut ma surprise lorsque, en sortant de chez moi, j’entendis crier le livre rouge? J’en achetai un exemplaire et mon étonnement redoubla lorsque je vis qu’on avait osé y insérer mon nom. Je ne pouvais en croire mes yeux, et si pour lors je n’eus suivi que les premiers mouvements de ma colère, j’aurais fait payer cher à M. Camus l’audace qu’il avait eue de m’associer à ses coupables projets ; c’était sur lui seul que tombaient mes soupçons, il était seul l’auteur de cette trame odieuse, c’était à sa demande que je venais de donner imprudemment ma signature, de laquelle il avait fait un si mauvais usage. Je lui écrivis pour lui témoigner le mépris qu’il m’inspirait, et sachant qu’il travaillait à répondre à un mémoire que M. Necker venait de rendre public, et dans lequel il se plaignait de la fourberie du comité, je profitai de cette circonstance pour écrire, de concert avec M. de Wimpfen (il fut trompé à peu près comme je l’avais été), une lettre que j’ai rendue publique par la voie de l’impression, et dans laquelle je témoignai à M. Camus mon étonnement sur sa demande hasardée à notre égard, je lui défendais de ne plus apposer ma signature à aucun écrit (ce qu’il a exécuté depuis), je rétractai celle que j’avais donnée trop imprudemment et qu’on n’avait obtenue que par fraude et par supercherie. Cette démarche était insuffisante pour ma justification, je crus en devoir faire une autre qui me mît à l’abri de tout reproche ; en conséquence je donnai ma démission du comité ; mais un nouveau décret m’obligea d’y rester encore et je ne pus en sortir qu’en quittant l’Assemblée. — Avant de terminer cet article , je puis dire avec vérité que je n’eus d’autre projet que celui d’établir un mode plus juste et plus égal dans les récompenses ; je voulais qu’on diminuât les pensions trop fortes, qu’on augmentât celles qui ne l’étaient pas assez ; je voulais que chaque militaire, suivant son grade et ses services, pût prétendre aux grâces du roi ; je voulais enfin que les abus, inséparables d’un grand gou- vernement, fussent abolis. — Des vues fondées sur la raison, la justice et la probité devaient sans doute acquérir peu de faveur dans un comité dont M. Camus était président, je n’inculpe que lui, c’est lui qui a tout fait, il est seul coupable de toutes les injustices qui ont été commises. C’est sous les apparences du bien public, c’est en profanant les noms sacrés de l’honneur et de patrie qu’il répandait le venin démocratique et qu’il exécutait ses coupables desseins. Aussi lâche qu’orgueilleux, le courage qu’il montrait au milieu des brigands s’éclipsait dans le tête à tête ; s’il manque encore quelque chose à ma justification, c’est aux militaires , qui souvent m’ont honoré de leur confiance et qui n’ont reçu de moi que des marques de zèle et de respect, qu’il appartient de me rendre la justice que je mérite et à laquelle j’ai le droit de prétendre.

J’avais été nommé membre du comité de la marine ; ce comité, assez bien composé dans son principe, pouvait donner des lumières, mais la minorité, composée de personnes absolument ignorantes dans la partie de la marine, appela à son secours un plus grand nombre de députés ; l’Assemblée en accorda six de plus qui furent choisis parmi les avocats et parmi ceux qui voulaient le renversement total du corps de la marine. Je vis alors ainsi que MM. de Vaudreuil, de Lacoudraye, etc., que notre opinion et notre présence ne faisaient qu’aigrir les esprits, procurer un plus grand mal sans faire aucun bien ; nous nous retirâmes donc de ce comité et je donnai ma démission par écrit à celui des membres qui le présidait. — Je n’ai pas besoin de retracer ici toutes les peines que j’ai eu à souffrir, tous les désagréments que j’ai eu à supporter pendant mon séjour dans ces deux comités ; tout ce qui m’est personnel devient inutile et je m’estimerais heureux si j’avais pu, aux dépens même de mon sang, acheter et maintenir l’état, la fortune et la tranquillité de tant de personnes qui souffrent. — Le seul plaisir que j’aie éprouvé, et qui est bien vif pour moi, est celui d’avoir lié connaissance et amitié avec le sage et vertueux Malouet, dont les talents distingués, les principes modérés, auraient pu faire le bonheur de la patrie si les mons- tres qui la gouvernent aujourd’hui avaient eu des oreilles et un coeur pour l’entendre, pour l’apprécier et pour suivre ses conseils.

Ma santé, très altérée par l’état continuel de contrainte où j’ai vécu, par les peines d’esprit et de coeur qui n’ont cessé de me tourmenter, ma santé, dis-je, m’a dispensé souvent d’assister aux séances, j’ai toujours eu d’ailleurs une répugnance extrême à m’y trouver, mais je m’y suis exactement rendu quand j’ai su que l’on devait traiter une question essentielle et quand j’ai cru que je pouvais y être utile. J’ai refusé ma voix à tout ce qui a rapport à la constitution civile du clergé ; je me suis opposé au vol et à l’envahissement de ses biens ; j’ai demandé formellement à l’Assemblée la conservation de l’évêché de Vabres et celle de tous les établissements relatifs au culte divin dans ma province. L’Assemblée, pressée par ma demande décréta qu’il n’y avait pas lieu à délibérer. Lors de la grande question du droit de paix et de guerre, j'ai été de l'avis qu'il ne pouvait appartenir qu'au roi.

J'avoue que, plus l'Assemblée marchait en avant, et plus j'étais étonné des usurpations de pouvoirs et de propriété qu'elle ne cessait d'entreprendre ; mais ce qui m'étonna véritablement le plus fut le décret destructeur de la noblesse héréditaire, rendu dans la séance du 19 juin au soir. Ce décret, prémédité sans doute dans la scélératesse du silence, ce décret qui n'a eu pour but que la jalousie et la méchanceté, rendu dans une séance du soir, fut à peine proposé qu'il fut décrété et fut prononcé par un ex-président que l'on a vu s'emparer honteusement du fauteuil dans toutes les occasions où il a été question de commettre avec précipitation un crime ou une injustice. J'étais malade, je ne pouvais donc en aucune manière m'opposer à cette atrocité ; muni de vos pouvoirs, je devais protester. Je signai en conséquence une protestation générale qui a été faite par la majorité de la noblesse ; j'en fis une particulière que je remis à M. le comte de Bournazel pour être remise avec la sienne en lieu de sûreté et je l'ai faite imprimer particulièrement et insérer dans la Gazette de Paris.

J'aurais quitté l'Assemblée à cette époque si je n'avais voulu donner mon opinion sur l'imposition foncière et garantir, autant qu'il était en moi, vos propriétés des vexations et des poursuites des économistes et des agioteurs de la capitale, car je voyais parfaitement que, quelque étendus que fussent les pouvoirs que vous m'aviez donnés, il n'y avait pas de raison qui pût m'empêcher de quitter une assemblée qui venait de sacrifier l'état de mes commettants, et c'est la vraie, la principale cause de mon absence.

Lorsque l'on a traité la grande émission d'assignats, j'ai fait tous mes efforts pour obtenir la parole, mais je ne pus jamais y parvenir, je voyais que cette nouvelle monnaie était la ruine du peuple ; je fus révolté surtout d'un moyen fondé sur un vol aussi manifeste, j'avais fait en conséquence un travail sur ce sujet, travail qui est devenu inutile et je me suis contenté de voter contre. Obligé de revenir sur les scènes sanglantes des 5 et 6 octobre, puisque c'est ici leur place, je ne retracerai pas les horreurs dont je fus témoin et les crimes atroces qui furent commis dans cette nuit cruelle. Epargnez-moi le récit d'un spectacle qui m'a pénétré d'indignation et dont le souvenir porte encore dans mon âme le trouble et l'agitation. J'ai vu les brigands assiéger le palais du roi ; c'est dans la même nuit qu'ils ont enfoncé l'appartement de la reine, massacré les gardes du corps qui en défendaient l'entrée. J'ai entendu les cris féroces de ces cannibales, j'ai été témoin de leur rage et de leur fureur, j'en ai frémi, j'en frémis encore. Le roi, toute la famille royale étaient sans appui, sans secours, livrés au couteau de leurs assassins. C'est dans cette circonstance si critique que l'Assemblée refusa de se rendre au château d'après l'invitation qui lui en fut faite par Sa Majesté. C'est alors que M. le comte de Mirabeau osa se permettre ce propos insolent qui caractérise si bien l'homme audacieux que la nature n'avait fait naître que pour les crimes : l'Assemblée des représentants de la nation n'est pas faite, dit-il, pour siéger dans le palais des rois. Cette motion fut accueillie et le trône resta sans défense. L'alarme s'était répandue partout, la frayeur s'était emparée de tous les esprits ; les seuls gardes du corps, inaccessibles à ce sentiment, eurent la gloire de défendre leur roi ; leur courage, leur héroïsme, est au-dessus des éloges, il mérite l'admiration.

L'honneur, l'humanité, l'amour que tout bon Français doit avoir pour son roi, appelait à grands cris la vengeance contre les auteurs du crime des 5 et 6 octobre. Le châtelet, qui avait été chargé de cette procédure, la remit enfin à l'Assemblée et celui qui l'apporta dit que parmi nous il y avait des membres coupables. Un décret ordonna l'impression de cette procédure ; la lecture que j'en fis me prouva d'une manière évidente que les soupçons que j'avais sur M. le duc d'Orléans étaient trop bien fondés. Chabrond, l'infâme Chabrond, fut choisi pour être le rapporteur de cette affaire ; tout le monde connaît la honte dont il s'est couvert, et le soin qu'il a pris de défendre prouve tout au moins qu'il était leur complice. Le comble du crime et de l'horreur fut de voir l'Assemblée décharger de toute accusation M. le duc d'Orléans et M. le comte de Mirabeau. Je sais qu'un juge qui prononce ne doit juger que le fait, sans s'arrêter à la conduite passée du prévenu, et c'est ce qui m'a fait penser, comme à M. l'abbé Maury, que M. le comte de Mirabeau n'était pas prouvé coupable ; mais, comme il n'y avait aucun doute sur M. le duc d'Orléans, je me suis réuni à ceux qui ont protesté contre le décret qui a déclaré qu'il n'y avait pas lieu à inculpation contre lui. Cette protestation a été rendue publique par la voie de l'impression.

Mon séjour à Paris après cette époque m'a donné lieu d'assister à la séance où on agita la question de prononcer que les ministres n'avaient pas la confiance de la nation. C'était étrangement attenter à l'autorité royale que de vouloir désigner à Sa Majesté les hommes qui doivent avoir sa confiance, au roi seul appartient le droit de choisir et de conserver les ministres qui sont à son gré, et une loi sur la responsabilité, telle qu'elle était demandée par les cahiers, était suffisante pour arrêter les dépré- dations ou les abus de pouvoir qui auraient pu s'introduire. Je fus donc de l'avis contraire à la proposition, avis qui passa au grand regret de ceux qui ont voulu anéantir l'autorité royale ; mais ils sont revenus sur ce décret, depuis mon absence, et ont obtenu gain de cause.

J'ai à vous parler maintenant, Messieurs, de mon opinion sur l'imposition foncière ; je voyais avec douleur un parti se former pour écraser les terres et soulager la capitale, mon opinion était bien contraire à de pareilles vues ; votre intérêt personnel, celui de la société, tout enfin m'engageait à trouver un moyen qui put arrêter l'esprit que l'on cherchait à introduire dans l'Assemblée. Je disais de fixer les regards sur l'agriculture, le plan qui en était la suite tendait évidemment au renversement du luxe, à l'augmentation des impositions indirectes et conséquemment à l'émigration de la capitale, de cette ville qui fut dans tous les temps la persécutrice de l'autorité royale, la ruine des provinces, et, qui plus est, particulièrement aujourd'hui le tombeau des mœurs et de la, religion. Oui, Messieurs, je le pense comme je le dis, Paris est un monstre dans le corps politique. Cette cité, plus coupable que Sodome et Gomorrhe, a attiré sur sa tête les vengeances divines et humaines et je crois que tous les moyens qui tendent à son abaissement sont bons et honnêtes. C'est ce sentiment qui dicta mon opinion sur l'imposition foncière, secondé par celui de rendre dans ces temps malheureux votre position pécuniaire moins pénible.

Voilà, Messieurs, le tableau succinct et fidèle de ma conduite à l'Assemblée ; si j'ai donné dans quelque erreur, ma conscience ne me fait aucun reproche et mes motifs me servent d'excuse. J'ai quitté l'Assemblée au mois d'octobre 1790, je l'ai abandonnée parce que j'ai pensé qu'une Assemblée qui ne reconnaissait plus de noblesse ne devait pas avoir dans son sein des députés qui ne tiennent leurs pouvoirs que de la noblesse ; je l'ai quittée parce qu'abusant des bontés du roi qui nous avait rassemblés pour son bonheur et celui de ses sujets, on augmentait tous les jours son esclavage, l'on attaquait sans cesse son autorité, et que la résistance, bien loin d'arrêter les forfaits des factieux, n'a jamais procuré d'autre effet que celui d'accroître leur audace ; je l'ai quittée parce que j'ai vu que le crime, dirigé par l'esprit de parti, conduisait toutes ses démarches ; je l'ai quittée enfin parce qu'il ne peut y avoir de réunion entre les factieux et les amis du trône, entre le crime et la vertu. Ah ! combien de fois n'ai-je pas fait mes efforts pour amener l'esprit de paix, qui seul doit présider aux délibérations publiques ; que de démarches n'ai-je pas faites pour que chacun se dépouillât de tout amour-propre, de toute prétention injuste. Je connaissais peu les hommes mais j'aimais la paix, je craignais une guerre civile. J'ai pourtant lieu de croire que les différents partis m'ont rendu justice parce qu'ils ont vu que le seul but qui a dirigé mes démarches a été celui du bonheur général, bonheur qui ne pouvait avoir lieu que quand la concorde et la paix règneraient dans l'Assemblée. Pendant mon séjour chez moi, j'ai cherché à y maintenir la tranquillité et j'ai quitté ma patrie lorsque mon honneur me l'a commandé, C'est dans une terre étrangère que j'ai appris les nouvelles horreurs commises envers mon roi et la dure captivité dans laquelle il est retenu. N'ayant pu me joindre à ceux qui ont si bien manifesté leur indignation par leur protestation générale, je me suis joint à eux le mieux que j'ai pu en adressant au rédacteur de l’Ami du roi et de la Gazette de Paris ma protestation particulière.

Je crois, Messieurs, avoir rempli mon devoir ; je crois avoir répondu à la confiance dont vous m'avez honoré. Lorsque je reçus cette marque précieuse de votre estime, lorsque vous daignâtes me choisir pour être votre représentant aux Etats-généraux, vous voulûtes sans doute récompenser en moi les vertus de mes ancêtres, je n'avais que ce seul titre pour prétendre à une faveur aussi distinguée. Une réflexion aussi simple et aussi naturelle je ne l'ai faite que plus tard ; je cédai d'abord à l'amour- propre, et comment pouvais-je me défendre de ce sentiment lorsque je me voyais comblé de vos bontés, lorsque j'avais réuni tous vos suffrages; je me crus capable de remplir la place qui m'était confiée par cette seule raison que je la tenais de vous. Mon erreur ne dura pas longtemps, je fus bientôt désabusé et l'expérience ne tarda pas à mettre mes faibles talents à leur juste mesure. Lorsque je me vis dans le sein de l'Assemblée je ne me trouvai plus dans ma sphère et je regrettai le repos et l'obscurité que j'avais perdus ; mais, hélas! mes regrets étaient tardifs, j'étais déjà lancé dans la grande carrière des affaires publiques ; je marchais en aveugle toujours prêt à s'égarer, et la crainte de faire des fautes me rendait moins clairvoyant sur le moyen de les éviter. Dans une position aussi difficile, j'adoptai un plan de conduite, ce fut celui que vous m'aviez dicté, c'était le seul qui put me mettre à l'abri de vos reproches, je ne craignais que ceux-là et je n'ambitionnais que vos éloges. Tous mes pouvoirs je les tenais de vous, vos instructions étaient des ordres pour moi et je puis dire que je m'y suis constamment conformé. J'ai soutenu, d'après mes lumières, les droits du trône, de la religion et de l'humanité ; j'ai défendu vos intérêts et ceux de la noblesse, de ce corps respectable qui est devenu la victime de la rage, et de la fureur de ses ennemis. C’est surtout contre les crimes, contre l’anarchie que j’ai cherché à faire entendre ma voix ; elle eût produit plus d’effet si la nature m’eût accordé le don de l’éloquence, mais ce don précieux est le partage du petit nombre et l’abus coupable que j’en ai vu faire me dédommage de ne l’avoir pas. J’ai vécu pendant longtemps au milieu des troubles et des orages, les horreurs dont j’ai été le témoin ont rempli mes jours d’amertume. J’ai vu les plus cruels complots se former contre ma famille, je l’ai vue errante et persécutée ; enfin, pour comble de malheur, il a fallu me séparer d’elle, il a fallu quitter ma patrie et chercher un asile dans une terre étrangère. Voilà quelle est ma position, mais je ne me plaindrai pas de mon sort si je trouve dans votre estime la récompense qui fait l’objet de mes désirs et de mon ambition.

Le 15 août 1791.

Le marquis de montcalm-gozon.