Essai de Sémantique/Chapitre XXIV

Hachette (p. 243-253).



CHAPITRE XXIV

LA LOGIQUE DU LANGAGE

De quelle nature est la logique du langage. — Comment procède l’esprit populaire.

Le langage a sa logique. Mais c’est une logique spéciale, en quelque sorte professionnelle, qui ne se confond pas avec ce que nous appelons ordinairement de ce nom. La logique proprement dite défend, par exemple, de réunir en un jugement des termes contradictoires, comme de dire d’un carré qu’il est long : or, le langage n’y répugne en aucune façon. Il permet même, si l’on veut, de dire d’un cercle qu’il est carré. Mais il a d’autre part des prohibitions qui laissent la logique indifférente, comme d’avoir un verbe au singulier avec un pluriel pour sujet, ou de mettre l’adjectif à un autre genre que son substantif. Ce sont des règles de métier, à la fois plus étroites et plus larges que les règles de l’art de penser.

On a souvent essayé de trouver sous les règles de la grammaire une sorte d’armature logique ; mais le langage est trop riche et pas assez rectiligne pour se prêter à cette démonstration. Il déborde la logique de tous les côtés. En outre, ses catégories ne coïncident pas avec celles du raisonnement : ayant une façon de procéder qui lui est propre, il arrive à constituer des groupes grammaticaux qui ne se laissent réduire à aucune conception abstraite.

Ceux qui cherchent la notion fondamentale exprimée par le subjonctif et qui croient trouver cette notion fondamentale en rapprochant tous les emplois du subjonctif, pour en dégager l’élément commun, je ne crains pas de dire que ceux-là font fausse route. Ils ne peuvent arriver qu’à une idée extrêmement générale et vague, comme le peuple aurait peine à en concevoir, et comme nous n’avons aucun motif d’en attribuer aux premiers âges. C’est pourtant la méthode habituellement suivie par ceux qui se proposent de nous expliquer l’idée essentielle d’un mode, d’un cas, d’une conjonction, d’une préposition…


La logique populaire ne procède pas ainsi. Elle avance, pour ainsi dire, par étapes. Partant d’un point très circonscrit et très précis, elle pousse droit devant elle, et parvient, sans s’en douter, à une étape où, par la nature des choses, — je veux dire par le contenu du discours, — un changement se produit. Dès lors, on a un relais qui peut fournir à une nouvelle marche sous un angle différent, sans que d’ailleurs pour cela la première direction soit interrompue. Cela fait déjà deux sens. Puis les mêmes choses se reproduisent à une troisième étape, qui donne lieu à une troisième orientation. Et ainsi de suite… En toute cette procédure, il n’y a pas généralisation, mais marche en ligne brisée, où chaque point d’arrêt présentant l’idée sous une incidence différente, devient à son tour tête de ligne.

Pour vérifier ceci, nous allons parcourir un chapitre de la syntaxe, en priant le lecteur d’excuser ce que ces détails auront de trop aride, et en demandant d’avance pardon pour les souvenirs de collège qu’ils ne manqueront pas de réveiller. Mais il s’agit de rectifier une erreur régnante et de montrer, une fois pour toutes, sur un terrain bien défini, de quelle manière se relient l’une à l’autre les règles de la grammaire.

Nous choisissons, à cause de leur complication apparente, les règles concernant l’accusatif.


Quelle est l’idée fondamentale de l’accusatif ? — On se rappelle que nos manuels distinguent l’accusatif régime direct, celui qui marque la durée, celui qui marque la distance, la longueur, celui qui indique le but… La diversité est assez grande. Un de nos premiers linguistes, renonçant à trouver l’idée essentielle, déclare qu’il est tenté d’appliquer à l’accusatif ce que les grammairiens indous disent du génitif : savoir, qu’il est de mise en toutes les occasions où l’on ne pourrait correctement employer aucun des autres cas. La recherche de l’idée première ne nous paraît cependant pas si difficile…

Si nous pouvons trouver quelque part l’accusatif employé seul, sans aucun accompagnement, nous avons chance d’être renseigné par là sur la signification originaire. Le latin a précisément un emploi où l’accusatif se suffit à lui-même.

C’est dans la langue officielle, laquelle varie plus lentement et garde plus longtemps les archaïsmes, que nous rencontrons cet emploi. Voici le commencement de l’inscription d’une pierre milliaire de l’Italie méridionale[1] :

HINCE SVNT NOVCERIAM MEILIA L CAPVAM XXCIII MVRANVM LXXIIII COSENTIAM CXXIII VALENTIAM CLXXX

Les accusatifs Nouceriam, Capuam, Muranum, Cosentiam, Valentiam, accompagnés chaque fois d’un chiffre, marquent la distance de la borne milliaire à ces villes. L’accusatif est donc employé ici comme cas du lieu vers lequel on se dirige.

Cet emploi s’est conservé dans la langue poétique : Hac iter Elysium, dit la prêtresse de Virgile[2]. On retrouve le même tour dans certaines exclamations : Malam crucem, « va-t’en au diable ».

Nous avons pris comme exemple le latin : mais ce même emploi de l’accusatif existe en sanscrit. « [Viens] sur la terre, ô Dieu, avec tous les Immortels ! » Dēva, kšām, viçvēbhir amrĭtēbhih.

Du moment que l’accusatif, à lui seul, exprime la direction vers un endroit, il n’est pas étonnant qu’on l’ait joint à des verbes signifiant « aller » : le langage réunit ici deux mots dont l’association était tout indiquée. Ainsi est né un premier emploi syntaxique.

Ibitis Italiam, portusque intrare licebit.
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros.

Italiam, fato profugus Laviniaque venit
Littora
[3].

En grec, les exemples sont nombreux :

κνίσση δ’ οὐρανὸν ἶκε[4].
ἔβαν νέας ἀμφιελίσσας[5].
πέμψομέν νιν Ἑλλάδα[6].

Au lieu de désigner le lieu, l’accusatif peut encore servir à marquer un but plus ou moins abstrait. Tel est le sens de la locution venum ire, « aller en vente, être vendu », pessum ire (pour perversum ire), « se précipiter, tomber », suppetias accurrere, « accourir au secours », etc. Nous rencontrons ici, après la règle eo Romam, une autre règle du manuel : eo lusum, « je vais jouer ». Lusum est l’accusatif d’un substantif verbal qui a été entraîné dans le mécanisme de la conjugaison. Les grammairiens latins, sans le comprendre, l’ont affublé du nom bizarre de « supin ». C’est ainsi encore que nous avons : conveniunt spectatum ludos, « ils viennent voir les jeux ».

Nous appellerons ce premier emploi de l’accusatif : l’accusatif de direction.


Jusqu’à présent nous en sommes à la première étape. L’accusatif est employé en son sens propre et avec sa valeur originaire.

La seconde étape est marquée par des constructions comme invenire viam, attingere metam. Ici le point de vue change : l’accusatif semble être régi par le verbe. Dans un chapitre précédent, nous avons montré, par l’exemple de petere et quelques autres, comment les verbes, de neutres qu’ils étaient, sont devenus transitifs[7]. De cette façon, un autre type d’accusatif s’est peu à peu imprimé dans les esprits : l’accusatif-régime. Le langage, avec sa logique particulière, comme il avait dit : cupere divitias, a dit temnere divitias ; comme il avait dit : sequi honores, il a dit fugere honores. L’idée primordiale de l’accusatif devait nécessairement s’effacer en présence de cette diversité : à l’accusatif local succède un accusatif grammatical.

On a vu plus haut[8] que ce changement s’est opéré lentement. Ainsi les verbes grecs qui se construisent avec le génitif, comme ἀκούω, ἐπιθυμῶ, τυγχάνω, témoignent d’un état de la langue où la valeur propre du cas est encore distinctement sentie. C’est seulement avec le temps que s’établit dans les esprits une sorte de nivellement exprimé par la règle : Les verbes actifs veulent après eux l’accusatif.

Quelques savants, préoccupés du fond des choses, ont voulu établir une catégorie spéciale de verbes où l’accusatif marquerait le résultat de l’action, comme quand on dit : Deus creavit mundum, scribo epislulam, Themistocles extruxit muros. Mais ces verbes, qui se distinguent des autres pour le sens, n’en diffèrent en aucune façon pour l’emploi : on dira aussi bien : Xerxes evertit muros, mandata neglexit.


Entre l’accusatif régime et l’accusatif de direction la parenté n’est plus sentie. Aussi rien ne s’oppose à ce qu’un même verbe prenne simultanément l’un et l’autre. Quand, dans Homère, le devin Hélénus invite sa mère Hécube à mener les femmes troyennes au sanctuaire d’Athénè,

Νηὸν Ἀθηναίης,ξυνάγουσα γεραιὰς
Νηὸν Ἀθηναίης,

ces deux accusatifs ne se gênent nullement l’un l’autre. Il en est de même quand Sarpédon, accusant Pâris, se plaint des maux qu’il a causés aux Troyens :

Τρῶας.καὶ δὴ κακὰ πολλὰ ἔοργεν
Τρῶας.

Hérodote, rapportant ce qu’il a appris de l’éducation chez les Perses, dit qu’ils forment leurs enfants à trois choses seulement : monter à cheval, tirer à l’arc et dire la vérité. Παιδεύουσι τοῦς παῖδας (c’est l’accusatif régime) τρία μοῦνα (c’est l’accusatif de direction), ἱππεύειν, τοξεύειν καὶ ἀληθίζεσθαι. La même construction se retrouve en latin : Catilina juventutem multis modis mala facinora edocebat[9].

Une fois en possession de cette construction, le langage la retourne comme ferait le mathématicien d’une équation algébrique : il la met au passif. Rogatus sententiam, edoctus litteras, id jubeor, διδάσκομαι τὴν μουσικὴν, κρύπτομαι τοῦτο τὸ πρᾶγμα : toutes constructions qu’on aurait peine à comprendre sans la logique particulière dont nous avons parlé.


Si nous voulons comprendre le troisième emploi de l’accusatif, qui est de marquer la durée, il nous faut retourner à la signification originaire. L’espace et le temps étant, pour la logique du langage, deux choses toutes semblables[10], on dira de la même façon jusqu’à quelle époque une action s’est continuée et jusqu’à quel endroit s’est prolongé un mouvement : des deux parts, l’accusatif marque la direction. Démosthène, rappelant que la puissance des Thébains a duré depuis la bataille de Leuctres jusqu’à ces derniers temps, s’exprime ainsi : ἴσχυραν δέ τι καὶ Θηβαῖοι τοὺς τελευταίους τουτουσὶ χρόνους μετὰ τὴν ἐν Λεύκτροις μάχην. Pour dire que Mithridate en est à la vingt-troisième année de son règne, Cicéron dit : Mithridates annum jam tertium et vicesimum regnat.

Ainsi s’est formé ce que les grammairiens appellent l’accusatif de durée : Vejorum urbs decem æstates hiemesque continuas circumsessa… Flamini Diali noctem unam extra urbem manere nefas est. On trouve chez Lysias, pour dire qu’un homme est mort depuis trois ans : τέθνηκε ταῦτα τρία ἔτη. Le latin dit de façon non moins étrange : Puer decem annos natus.

Il est arrivé, ce qui ne pouvait manquer, que l’accusatif de durée s’est quelquefois confondu avec l’accusatif régime. Quand, en français, nous disons : les années qu’il a vécu, on ne sait au juste comment il faut considérer cette construction. Le même fait se rencontre dans les langues anciennes[11]. On peut différer d’avis sur quelques-uns de ces cas et l’on connaît les hésitations de l’orthographe française, mais sauf ces rencontres particulières pour lesquelles il est difficile de formuler une règle, l’existence d’un accusatif de durée est hors de doute ; il forme la troisième étape de cette histoire.


Il nous resterait à expliquer les locutions comme decem pedes latus ou comme os humerosque deo similis. Mais nous ne voulons pas prolonger une étude trop technique : ce que nous avons dit suffit pour montrer comment procède la logique populaire.

Cette logique, nous le répétons, repose tout entière sur l’analogie, l’analogie étant la façon de raisonner des enfants et de la foule. Une locution est donnée : on en tire une autre à peu près semblable. Celle-ci, à son tour, en produit une troisième, un peu différente, qui provoque de son côté des imitations, sans que, pour cela, la première et la seconde aient cessé d’être productives. Le langage, de cette façon, peut aller fort loin. Celui qui apprend la langue par l’usage n’est nullement surpris, car il ne songe pas à rapprocher, ni à comparer entre elles, des applications si différentes. Mais celui qui, dans un livre, les trouvant énumérées à la file, veut y découvrir une idée commune, une idée mère, risque de se perdre dans les plus pâles abstractions. Il faut refaire le chemin parcouru, tâcher de reconnaître les tournants, et ne jamais oublier que, le langage étant l’œuvre du peuple, il faut, pour le comprendre, dépouiller le logicien et se faire peuple avec lui.


  1. Corpus Inscriptionum latinarum, I, no 551.
  2. Æn., VI, 542.
  3. Les exemples chez les prosateurs sont plus rares. On trouve cependant chez Cicéron : Ægyptum profugisse,… Africam ire,… Rediens Campaniam… Mais, en général, les noms de pays sont précédés d’une préposition : peut-être faut-il faire ici la part des copistes et des éditeurs, lesquels pouvaient aisément ajouter un in ou un ad qui leur paraissait nécessaire.
  4. Iliade, I, 317.
  5. Od., III, 162.
  6. Euripide, Tr., 883.
  7. Voir p. 209. Il faut ajouter que la plupart des langues, par un instinct d’ordre et de clarté, ont opéré une répartition, affectant les uns au rôle exclusif de verbes neutres, employant exclusivement les autres comme verbes transitifs.
  8. Voir ci-dessus, p. 218.
  9. L’accusatif régime est celui des deux qui, la construction étant renversée et le verbe mis au passif, devient le sujet de la phrase.
  10. On peut s’en assurer en examinant les adverbes de lieu, comme hic, ubi, inde,… qui servent également à exprimer une idée de lieu et une idée temporelle.
  11. En sanscrit : çatam ǵiva çaradas, « puisses-tu vivre cent ans ! » — En grec : ἕνα μῆνα μένων, « restant un mois ». Τὴν αὔριον μέλλουσαν εἰ βιώσεται (Euripide, Alc.. 784) [« personne ne sait] s’il vivra le jour de demain ». Les langues anciennes ont l’air de ranger ces constructions sous la catégorie de l’accusatif régime. Mais le français se montre plus préoccupé du fond des choses, qui exige l’accusatif de durée.