Essai de Sémantique/Chapitre XXV

Hachette (p. 254-265).



CHAPITRE XXV

L’ÉLÉMENT SUBJECTIF

Ce qu’il faut entendre par l’élément subjectif. — Comment il est mêlé au discours. — L’élément subjectif est la partie la plus ancienne du langage.

S’il est vrai, comme on l’a prétendu quelquefois, que le langage soit un drame où les mots figurent comme acteurs et où l’agencement grammatical reproduit les mouvements des personnages, il faut au moins corriger cette comparaison par une circonstance spéciale : l’imprésario intervient fréquemment dans l’action pour y mêler ses réflexions et son sentiment personnel, non pas à la façon d’Hamlet qui, bien qu’interrompant ses comédiens, reste étranger à la pièce, mais comme nous faisons nous-mêmes en rêve, quand nous sommes tout à la fois spectateur intéressé et auteur des événements. Cette intervention, c’est ce que je propose d’appeler le côté subjectif du langage.

Ce côté subjectif est représenté : 1o  par des mots ou des membres de phrase ; 2o  par des formes grammaticales ; 3o  par le plan général de nos langues.


Je prends pour exemple un fait divers des plus ordinaires : « Un déraillement a eu lieu hier sur la ligne de Paris au Havre, qui a interrompu la circulation pendant trois heures, mais qui n’a causé heureusement aucun accident de personne ». Il est clair que le mot imprimé en italique ne s’applique pas à l’accident, mais qu’il exprime le sentiment du narrateur. Cependant nous ne sommes nullement choqués de ce mélange, parce qu’il est absolument conforme à la nature du langage.

Une quantité d’adverbes, d’adjectifs, de membres de phrase, que nous intercalons de la même manière, sont des réflexions ou des appréciations du narrateur. Je citerai en première ligne les expressions qui marquent le plus ou moins de certitude ou de confiance de celui qui parle, comme sans doute, peut-être, probablement, sûrement, etc. Toutes les langues possèdent une provision d’adverbes de ce genre : plus nous remontons haut dans le passé, plus nous en trouvons. Le grec en est largement pourvu : je me contente de rappeler cette variété de particules dont la prose de Platon est semée, et qui servent à nuancer les impressions ou les intentions des interlocuteurs[1]. On peut les comparer à des gestes faits en passant ou à des regards d’intelligence jetés du côté de l’auditeur.

Une véritable analyse logique, pour justifier ce nom, devrait distinguer avec soin ces deux éléments. Si je dis, en parlant d’un voyageur : « À l’heure qu’il est, il est sans doute arrivé », sans doute ne se rapporte pas au voyageur, mais à moi. L’analyse logique, comme on la pratique dans les écoles, a été quelquefois embarrassée de cet élément subjectif : elle n’a pas vu que tout discours un peu vif peut prendre le caractère d’un dialogue avec le lecteur. Tels sont ces pronoms jetés au milieu d’un récit, où le conteur a soudainement l’air de prendre à partie son auditoire. La Fontaine les affectionnait :

Il vous prend sa cognée : il vous tranche la tôle.

On les a appelés « explétifs », et en effet ils ne font point partie de la narration, ce qui n’empêche qu’ils correspondent à l’intention première du langage.

Faute d’avoir pris en considération cet élément subjectif, certains mots des langues anciennes ont été mal compris. Un linguiste contemporain, et non des moindres, traitant de l’adverbe latin oppido, se refuse à croire qu’il soit l’ablatif d’un adjectif signifiant « solide, ferme, sûr »[2]. Il demande comment ce sens peut se concilier avec des phrases telles que oppido interii, oppido occidimus. Mais c’est qu’il faut faire la part de l’élément subjectif. Nous disons de même : « Je suis assurément perdu », ou en allemand : ich bin sicherlich verloren, locutions où il y aurait, si l’on voulait s’en tenir uniquement au texte, une sorte de contradiction dans les termes.

La même chose a eu lieu encore pour l’adverbe allemand fast, qui signifie « presque », mais qui marquait autrefois une idée de fixité ou de certitude. On disait : vaste ruofen, « appeler fort », vaste zwîveln, « douter fort ». — « J’ai prié pour lui longtemps et fort. » Ich habe lange und fast für ihn gebeten (Luther). — S’il est pris au sens de « presque », c’est qu’il représente une phrase comme ich glaube fast, ich sage fast, « je crois fort ». Même chose est arrivée pour ungefähr, qui prend sa vraie signification si on le complète en : « sans crainte de me tromper ». — C’est ainsi qu’en latin pæne, ferme veulent dire « presque », quoique le premier soit un proche parent de penitus, et le second un doublet de firme ; mais il faut rétablir les locutions complètes : pæne opinor, firme credam.[3]

La trame du langage est continuellement brodée de ces mots. S’il m’arrive de formuler un syllogisme, les conjonctions qui marquent les différents membres de mon raisonnement se rapportent à la partie subjective. Elles font appel à l’entendement, elles le prennent à témoin de la vérité et de l’enchaînement des faits. Elles ne sont donc pas du même ordre que les mots qui me servent à exposer les faits eux-mêmes.


Mais nos langues ne s’en tiennent pas là. Le mélange des deux éléments est si intime, qu’une portion importante de la grammaire en tire son origine.

C’est dans le verbe que ce mélange est le plus visible. On devine que nous voulons parler des modes. Les grammairiens grecs l’avaient bien compris : ils disent que les modes servent à marquer des dispositions de l’âme, διαθέσεις ψυχῆς. En effet, une locution comme θεοὶ δοῖεν contient deux choses bien distinctes : l’idée d’un secours prêté par les dieux, et l’idée d’un désir exprimé par celui qui parle. Ces deux idées sont en quelque sorte entrées l’une dans l’autre, puisque le même mot qui marque l’action des dieux marque aussi le désir de celui qui parle. Le simple mot chez Homère : τεθναίης, « utinam moriaris ! » outre qu’il exprime l’idée de mourir, exprime aussi le souhait de celui à qui échappe cette imprécation. Là est sans nul doute la signification première de l’optatif.

Mais l’optatif n’est pas le seul mode de cette sorte. Le subjonctif mêle également à l’idée de l’action un élément tiré des διαθέσεις ψυχῆς. Il est vrai qu’il côtoie de près le sens de l’optatif. D’après les recherches les plus récentes, il semble que l’optatif ait été dans les védas le mode préféré pour certains verbes, le subjonctif pour d’autres, sans qu’il y ait une nuance bien nette qui les distingue[4]. Cette abondance de formes montre quelle place importante le langage faisait à l’élément subjectif. Les langues qui, comme le grec, ont conservé l’un et l’autre mode, ont cherché à les différencier. Mais la plupart des idiomes, un peu encombrés de cet excès de richesse, ont fondu ensemble optatif et subjonctif.


Le futur latin est si près du subjonctif et de l’optatif, qu’il se confond avec eux à certaines personnes. Inveniam, experiar sont, ad libitum, ou des futurs, ou des subjonctifs. Il y a là un juste sentiment de la nature des choses. Annoncer ce qui sera, ce n’est pas autre chose, au fond, dans la plupart des affaires humaines, qu’exprimer nos vœux ou nos doutes. On comprend qu’anciennement ces nuances se soient confondues. Les exemples abondent, qui montrent qu’entre le futur et le subjonctif il n’y avait aucune limite précise. Ainsi la différence entre les temps et les modes s’efface aux yeux de l’historien de la langue[5]. Ceux qui, de nos jours, ont émis cette idée extraordinaire que l’optatif avait été inventé pour être le mode de l’irréel (der Nichtwirklichkeit) prêtaient aux générations antiques la même force de conception qu’on admire chez les créateurs de l’algèbre. Mais le langage, en ces temps reculés, avait des aspirations moins hautes et des visées plus pratiques.


L’élément subjectif n’est pas absent de la grammaire de nos langues modernes.

Le français, pour exprimer un vœu, se sert du subjonctif : Dieu vous entende ! — Puissiez-vous réussir ! Quelques logiciens, pour justifier l’emploi du subjonctif, ont supposé une ellipse : « Je désire que Dieu vous entende. — Je souhaite que vous puissiez réussir… » En réalité, le français a si peu renoncé à cet élément subjectif qu’il a trouvé, pour l’exprimer, des formes nouvelles. S’il veut énoncer l’action avec une arrière-pensée de doute, il a des tours comme ceux-ci : Vous seriez d’avis que… Nous serions donc amenés à cette conclusion… Dans ces phrases, ce n’est pas une condition qu’exprime le verbe, mais un fait considéré comme incertain. Le conditionnel a donc hérité de quelques-uns des emplois les plus fins du subjonctif et de l’optatif.

Le discours indirect, avec ses règles variées et compliquées, est comme une transposition de l’action dans un autre ton. Ce que, chez les modernes, la langue écrite obtient au moyen des guillemets, la langue parlée le marquait par les formes diverses du verbe. Le subjonctif et l’optatif y avaient leur place naturelle, puisque un certain doute était nécessairement répandu sur l’ensemble du discours.


Il nous reste à parler du mode où l’élément subjectif se montre le plus fortement : l’impératif. Ce qui caractérise l’impératif, c’est d’unir à l’idée de l’action l’idée de la volonté de celui qui parle. Il est vrai qu’on chercherait vainement, à la plupart des formes de l’impératif, les syllabes qui expriment spécialement cette volonté. C’est le ton de la voix, c’est l’aspect de la physionomie, c’est l’altitude du corps qui sont chargés de l’exprimer. On ne peut faire abstraction de ces éléments qui, pour n’être pas notés par l’écriture, n’en sont pas moins partie essentielle du langage. Certaines formes de l’impératif lui sont communes, comme on sait, avec l’indicatif : il n’y a cependant aucune raison pour les regarder comme empruntées à l’indicatif. Je suis porté à croire, au contraire, que l’impératif est le premier en date, et qu’à l’inverse de ce qu’on enseigne, là où il y a identité, c’est l’indicatif qui est l’emprunteur. Peut-être ces formes si brèves, comme ἴθι, « viens ! » δός, « donne », στῆτε, « arrêtez ! » sont-elles ce qu’il y a de plus ancien dans la conjugaison.


Nous avons fait allusion au dédoublement de la personnalité humaine. Il y a dans la conjugaison sanscrite et zende une forme grammaticale où ce dédoublement se laisse apercevoir à découvert ; je veux parler de la première personne du singulier de l’impératif, comme bravāni, « que j’invoque », stavāni, « que je célèbre ». Si bizarre que puisse nous paraître une forme de commandement où la personne qui parle se donne des ordres à elle-même, cela n’a rien que de conforme à la nature du langage[6]. Cette première personne dit plus brièvement ce qui est exprimé en d’autres langues d’une façon plus ou moins détournée. Le français emploie le pluriel. Les bergers de Virgile s’interpellent eux-mêmes à la seconde personne :

Insere nunc, Melibœe, piros ; pone ordine vites !

On doit comprendre maintenant pourquoi il a toujours été si difficile de donner une définition juste et complète du verbe. Ce sont encore les anciens qui y ont le mieux réussi. Les modernes, en définissant le verbe « un mot qui exprime un état ou une action », laissent échapper une grosse partie de son contenu, — la partie la plus délicate et la plus caractéristique.


Si des modes et des temps nous passons aux personnes du verbe, les choses deviennent encore plus frappantes.

L’homme est si loin de considérer le monde en observateur désintéressé, qu’on peut trouver, au contraire, que la part qu’il s’est faite à lui-même dans le langage est tout à fait disproportionnée. Sur trois personnes du verbe, il y en a une qu’il se réserve absolument (celle qu’on est convenu d’appeler la première). De cette façon déjà il s’oppose à l’univers. Quant à la seconde, elle ne nous éloigne pas encore beaucoup de nous-mêmes, puisque la seconde personne n’a d’autre raison d’être que de se trouver interpellée par la première. On peut donc dire que la troisième personne seule représente la portion objective du langage.

Ici encore il est permis de supposer que l’élément subjectif est le plus ancien. Les linguistes qui ont essayé de décomposer les flexions verbales devraient s’en douter : tandis que la troisième personne se laisse assez bien expliquer, la première et la seconde personnes sont celles qui opposent le plus de difficultés à l’analyse étymologique.

Une observation analogue peut être faite sur les pronoms. Il n’a pas suffi d’un pronom « moi » : il a fallu encore un pronom spécial pour indiquer que le moi prend part à une action collective. C’est le sens du pronom « nous », qui signifie moi et eux, moi et vous, etc. Mais ce n’est pas encore assez : en beaucoup de langues il a fallu un nombre tout exprès pour indiquer que le moi est pour moitié dans une action à deux. C’est l’origine et la véritable raison d’être du duel dans la conjugaison.

On doit commencer à voir à quel point de vue l’homme a agencé son langage. La parole n’a pas été faite pour la description, pour le récit, pour les considérations désintéressées. Exprimer un désir, intimer un ordre, marquer une prise de possession sur les personnes ou sur les choses — ces emplois du langage ont été les premiers. Pour beaucoup d’hommes, ils sont encore à peu près les seuls… Si nous descendions d’un ou plusieurs degrés, et si nous recherchions les commencements du langage humain dans le langage des animaux, nous trouverions que chez ceux-ci l’élément subjectif règne seul, qu’il est le seul exprimé, le seul compris, qu’il épuise leur faculté d’entendement et toute la matière de leurs pensées.

Il ne s’agit donc pas d’un accessoire, d’une sorte de superfétation, mais au contraire d’une partie essentielle, et sans doute du fondement primordial auquel le reste a été successivement ajouté.


  1. Ἤ, μήν, τοί, πού, ἴσως, δή, τάχα, σχέδον, ἄρα, νύν, etc.
  2. Cf. le grec ἔμπεδος, « solide ».
  3. Sur pæne, voir Mém. de la Soc. de ling., V, p. 433.
  4. Delbrück, Altindische Syntax, § 172, Whitney, Indische Grammatik, § 572.
  5. Οὐκ ἔσσεται, οὐδὲ γενήται. — Οὔ πω ἴδον, οὐδὲ ἴδωμαι. — Εἰ δέ κε μὴ δώωσιν, ἐγὼ δέ κεν αὐτὸς ἕλωμαι, etc. Cf. Tobler, Uebergang zwischen Tempus und Modus, dans la Zeitschrift für Völkerpsychologie, II, p. 32. Voir aussi Mém. de la Soc. de ling., VI, 409.
  6. On s’est demandé si cette première personne en ni est ancienne ou si elle est une acquisition relativement récente. Sa présence en zend, où elle a, au moyen, une forme correspondante en , peut faire croire qu’elle est ancienne. Nous aurions ici un débris archaïque qui, ne se rattachant plus à rien, a plus tard disparu presque partout de l’usage.