Essai de Sémantique/Chapitre XX

Hachette (p. 209-220).



CHAPITRE XX

LA FORCE TRANSITIVE

D’où vient l’idée que nous avons d’une force transitive résidant en certains mots. — Verbes changeant de signification en devenant transitifs. — La force transitive est ce qui donne à la phrase l’unité et la cohésion. — L’ancien appareil grammatical est dépouillé de sa valeur originaire.

Comme les pierres d’un édifice qui, pour avoir été jointes longtemps et exactement, finissent par ne plus composer qu’une seule masse, certains mots que le sens rapproche s’adossent et s’appliquent l’un à l’autre. Nous nous habituons à les voir ainsi accolés, et en vertu d’une illusion dont l’étude du langage offre d’autres exemples, nous supposons quelque force cachée qui les maintient ensemble et les subordonne. Ainsi s’établit dans les esprits l’idée d’une « force transitive » résidant en certaines espèces de mots.

Tout le monde connaît la différence entre les verbes dits neutres et les verbes dits transitifs, les premiers se suffisant à eux-mêmes, exprimant une action qui forme un sens complet (comme courir, marcher, dormir), les autres prenant après eux ce qu’on a appelé un complément. La question a été soulevée de savoir lesquels, de ces verbes, étaient les plus anciens. Pour moi, la réponse n’est pas douteuse : non seulement les verbes neutres sont les plus anciens, mais on doit admettre une période où il n’y avait que des verbes neutres. Je crois, en effet, que les mots ont été créés pour avoir une pleine signification par eux-mêmes, et non pour servir à une syntaxe qui n’existait pas encore.

Quelques-uns de ces verbes ayant été fréquemment associés à des mots qui en déterminaient la portée, qui en dirigeaient l’action sur un certain objet, l’esprit s’est habitué à un accompagnement de ce genre, si bien qu’il en est venu à attendre ce qui lui faisait l’effet d’une addition obligée, d’une direction nécessaire. Par un transport idéal dont les analogues se trouvent encore ailleurs qu’en linguistique, notre intelligence a cru sentir dans les mots ce qui est le résultat de notre propre accoutumance ; on a eu dès lors des verbes qui exigeaient après eux un complément. Le verbe transitif était créé[1].

Une double conséquence est sortie de ce fait : 1o le sens du verbe a été modifié ; 2o la valeur significative des désinences casuelles a été affaiblie.

Nous allons d’abord donner quelques exemples de verbes ayant changé de sens.

La racine pat exprime un mouvement rapide comme celui d’un corps qui tombe ou d’un oiseau qui vole. Elle a fourni en grec πίπτω, « tomber », πέτομαι et ἵπταμαι, « voler ». En latin, elle a donné petulans, impetus, acipiter, præpes, propitius. Mais devenu transitif, le verbe petere a marqué l’élan vers un but (petere loca calidiora, petere solem) et il a fini par marquer une recherche quelconque : petere consulatum, honores. De là petitio, appetitus.

Cette succession de sens est si naturelle que nous la retrouvons dans les autres langues.

Le grec ἱκνέομαι, proche parent de ἥκω et de ἱκάνω, signifie « aller ». Mais construit avec l’accusatif, il passe au sens de « prier ». Je me contenterai de citer ces mots d’Eschyle (Perses, 216) :

Θεοὺς δὲ προστροπαῖς ἱκνουμένη…
Implorant les dieux avec des sacrifices…

Il a donné, en cette acception, le dérivé ἱκέτης, « suppliant », d’où ἱκετεύω, « implorer ».

En sanscrit, le verbe , dont le sens ordinaire est « aller », passe au sens de « prier » s’il est suivi d’un accusatif. Le védique tat tvā jāmi (littéralement « {{lang|la|te hoc adeo}} ») est interprété par tat tvā jācē, « je te demande ceci ».


Voici maintenant une association d’idées qui est la contre-partie de la précédente.

Les verbes qui signifient « se retirer », quand ils deviennent transitifs, prennent le sens de « céder, abandonner ».

Cedo signifie proprement « se retirer » : c’est le sens qu’il a gardé dans recedo, discedo, decedo. Cedere alicui a donc signifié « se retirer par égard pour quelqu’un, lui céder le pas ». L’idée de céder le pas étant devenue ensuite le symbole de toute espèce de concession, cedo a pris le sens de « céder ». Puis, par un nouveau progrès, il a été construit avec un accusatif et a signifié « accorder ». Cedere multa multis de jure suo. — Cedere possessionem. — Cedere victoriam[2].

La même succession de sens se retrouve en grec. Εἴκω signifie se retirer. Εἴκειν θυράων, κλισμοῖο, πολέμου, « se retirer de la porte, d’un trône, de la guerre ». Les scoliastes le rendent par ὑποχωρέω, παραχωρέω.

On a dit ensuite : εἴκειν ὀργῇ, θυμῷ, ἀνάγκῃ, « céder à la colère, à la passion, à la nécessité ».

Mais εἴκω, s’étant construit avec l’accusatif, a pris en outre le sens de « laisser, abandonner ». Nestor, faisant des recommandations à son fils pour une course de chars, lui dit qu’en tournant la borne il doit exciter de ses cris le cheval de droite et lui abandonner les rênes :

τὸν δεξιὸν ἵππον
Κένσαι ὁμοκλήσας, εἶξαι τέ οἱ ἡνία χερσίν.

Cette succession d’idées est si naturelle qu’on peut s’attendre à la trouver encore en d’autres langues. En allemand, par exemple, « se retirer d’une affaire » se dit von einem Geschäft abtreten. Le verbe ici est neutre et a sa signification première. Mais on peut dire, en faisant transitif ce même verbe : Jemanden einen Acker, ein Recht, ein Land abtreten, « céder à quelqu’un un champ, un droit, un territoire[3] ». — En anglais, le verbe forego ou forgo signifie pareillement « se retirer » et « céder ».


Il y a loin du sens de « se tenir debout » à celui de « comprendre, savoir ». C’est pourtant le changement qui s’est fait pour la racine sta, non pas une fois, mais au moins trois fois.

Nous avons le grec ἵστημι, qui, combiné avec ἐπί, donne ἐπίσταμαι, « savoir », d’où ἐπιστήμη, « l’habileté, la science ».

On a, d’autre part, l’allemand stehen, qui a donné verstehen, « comprendre », d’où Verstand, « intelligence ». Déjà en moyen haut-allemand verstân, et en vieux haut-allemand firstân signifient « comprendre ».

Enfin en anglais on a stand, d’où understand, « comprendre », qui a été précédé de l’anglo-saxon forstandan (même sens).

Pour se rendre compte de ce changement, on doit se rappeler que les premiers arts n’ont pas été enseignés dans les livres : c’étaient des arts pratiques, où il fallait d’abord apprendre l’attitude et la position convenables. Tel a été l’art de lancer le javelot, ou de manier la massue, ou encore l’art de faire jaillir le feu, ou celui de dompter les chevaux. Il faut considérer d’autre part que ἐπίσταμαι est un verbe à forme moyenne, c’est-à-dire un verbe réfléchi : il signifie littéralement « se tenir ». Verstehen, en allemand, est encore souvent un verbe réfléchi. On dit : sich auf etwas verstehen ; er versteht sich auf Astronomie, auf Literatur, auf Politik. Nous voyons dès lors comment un verbe qui signifie « se tenir » peut passer au sens de « savoir » : Er versteht sich auf das Speerwerfen, auf das Pferdebändigen.

Homère (Il., XV, 282) emploie le participe ἐπιστάμενος avec le datif :

Τοῖσι δ’ ἔπειτ’ ἀγόρευε Θόας, Ἀνδραίμονος υἱός,
Αἰτωλῶν ὄχ’ ἄριστος, ἐπιστάμενος μὲν ἄκοντι,
Ἐσθλὸς δ’ ἐν σταδίῃ.

« Iis autem concionatus est Thoas, Andræmonis filius,
Ætolorum longe præstantissimus, peritus quidem jaculi,
Strenuus etiam in stataria. »

Les commentateurs proposent de sous-entendre μάρνασθαι. Mais cela n’est point nécessaire ; on pourrait traduire en allemand sans ellipse : sich auf den Wurfspiess verstehend.

Il n’y avait plus dès lors qu’un pas à faire pour dire, comme on le trouve déjà dans Homère : ἀνὴρ φόρμιγγος ἐπιστάμενος καὶ ἀοιδῆς, ou encore ἐπιστάμενοι πολέμοιο. Enfin l’on a déjà ἐπίσταμαι avec l’accusatif : πολλὰ δ’ ἐπίστατο ἔργα.

Toute pareille est l’histoire des deux verbes germaniques. L’allemand dit avec l’accusatif : Verstehst du mich ? — Keiner hat die Sache verstanden. Et en anglais : Do you understand me ? — Who has understood the apologue ?

Ces trois exemples montrent de la façon la plus claire que la force transitive ne se borne pas à établir un lien entre le verbe et son complément : elle transforme le sens du verbe.


Il y a une conclusion historique à tirer de ces faits.

Quand on parcourt les listes de « racines » dressées par les grammairiens indous et adoptées, sauf rectification, par la science moderne, on constate que la plupart ont déjà le sens transitif. Ceci prouverait, s’il en était besoin, l’antiquité de la syntaxe. Mais on risquerait souvent de beaucoup s’éloigner de la vérité, si l’on croyait que le sens attribué à ces racines est le sens originaire et initial. Beaucoup, en prenant une valeur transitive, ont dû changer d’acception. Les exemples que nous venons de donner le démontrent surabondamment. Ceux qui croiraient que la racine man a signifié dès l’origine « penser » ou la racine budh « savoir », commettraient la même erreur que si, en un dictionnaire historique latin, on inscrivait « demander, prier » comme premier sens de petere.


Nous passons maintenant à la seconde conséquence, qui a été d’affaiblir la valeur significative des désinences casuelles.

Il est intéressant d’observer comment la force transitive entre peu à peu en lutte avec la valeur originaire des cas, ou — pour parler sans métaphore — comment la force de l’habitude fait qu’à la longue un certain cas est considéré comme le cas complément par excellence. On avait dit d’abord avec l’accusatif : petimus urbem, parce que l’accusatif marque le lieu vers lequel on se dirige. Mais, l’analogie aidant, on a dit aussi : linquimus urbem, fugimus urbem, en sorte que l’accusatif, de cas local qu’il était, est devenu cas grammatical. Rien ne pouvait être plus destructif de la valeur originaire des désinences.

Sequor signifiait littéralement « je m’attache » : il correspond au grec ἕπομαι qui prend après lui le datif. Mais on a dit : sequi feras, sequi virtutem. — Meditor signifie « je m’exerce » : il correspond au grec μελετῶμαι, dont il est la copie plus ou moins exacte. Mais on a dit meditari versus, meditari artem citharœdicam[4].

Une fois le type du verbe transitif adopté, il se multiplie rapidement. Des verbes comme dolere, flere, tremere, qui, par nature, sembleraient devoir rester sans complément, se construisent couramment avec l’accusatif : Tuam vicem doleo. — Flebunt Germanicum etiam ignoti. — Te Stygii tremuere lacus. L’esprit d’imitation peut aller fort loin en ce genre. Amo étant devenu verbe transitif, ardeo, pereo, depereo, demorior le sont devenus également. Nous trouvons chez les poètes comiques : Is amore illam deperit.


Toutes les langues anciennes n’en sont pas encore, à cet égard, au même point. Le grec a conservé plus longtemps que le latin le sentiment de la valeur des cas. Ainsi un certain nombre de verbes grecs prennent après eux le génitif.

C’est à cause de l’idée partitive exprimée par le génitif qu’on le trouve employé avec les verbes signifiant « manger, boire ». Nous disons de même en français : « boire du vin », et non « boire le vin ». Πίνειν οἴνου, ὕδατος, γάλακτος est la construction habituelle. Pour une raison semblable on a le génitif avec les verbes signifiant « goûter, toucher, prendre, obtenir[5] ». Quand Thétis, implorant Zeus, lui touche le menton, le poète dit : καὶ ἔλλαβε χειρὶ γενείου. Toujours pour le même motif, le génitif est employé avec les verbes signifiant « désirer », comme ἴεσθαι, ὀρέγεσθαι, ἐπιθυμεῖν[6]. Hector est pris du désir d’embrasser son enfant :

Ὣς εἰπὼν οὗ παιδὸς ὀρέξατο φαίδιμος Ἕκτωρ.

Les verbes qui marquent l’activité des organes, comme « entendre, voir, connaître, savoir, se souvenir » complètent cette série. Il y a, en effet, une différence entre la prise de possession effective et directe, qu’exprime l’accusatif, et l’atteinte plus ou moins superficielle qu’exprime le génitif, et qui convient pour ces verbes à signification intellectuelle. Le latin a gardé un seul exemplaire des verbes de cette sorte, memini, qui prend le génitif, comme pour attester que cette construction n’a pas toujours été étrangère aux langues de l’Italie. Mais déjà memini lui-même se rencontre avec un complément à l’accusatif : Suam quisque homo rem meminit, dit Plaute. Et Virgile : Numeros memini, si verba tenerem.

Le latin, tout en nivelant sa syntaxe, a cependant gardé le souvenir d’un état plus ancien et plus semblable au grec. Les verbes signifiant « désirer, aimer » ont fini par prendre la route commune, c’est-à-dire qu’ils se sont fait suivre de l’accusatif : mais les adjectifs ou participes dérivés de ces verbes restent fidèles à l’ancienne construction. On continua de dire avec le génitif : cupidas famæ, amans laudis, quoique cupere, amare eussent depuis longtemps cessé d’être employés de cette façon.

La construction avec le génitif s’est conservée pareillement en sanscrit. Elle se maintient même, pour quelques-uns d’entre eux, en allemand moderne : Iss des Brodes. Geniesse dieser Freude. Wir pflegen der Ruhe.

L’ancien appareil grammatical n’est donc pas supprimé : mais il est dépouillé de sa valeur originaire au profit d’un ordre nouveau. La phrase, en cette nouvelle période du langage, se compose de mots qui sont les uns régissants, les autres régis. La syntaxe confisque à son profit la signification individuelle des flexions. C’est ce qu’on pourrait appeler, en faisant un emprunt à la mythologie germanique, « le crépuscule des désinences ».

Faut-il, dans cette adaptation à de nouveaux usages, voir une décadence ou un progrès ? La question peut sembler oiseuse, puisque chaque époque se fait le langage dont elle a besoin. Mais s’il fallait répondre, je dirais qu’on y doit voir un progrès. S’il est dans la nature de tous les arts de se transformer, comment le plus nécessaire des arts, celui qui est fait pour accompagner la pensée à chacun de ses pas, n’aurait-il pas transformé la matière à lui léguée par l’enfance de l’humanité ? Le progrès paraît à tous les yeux. Les mots qui étaient, pour ainsi dire, enfermés en eux-mêmes, contractent peu à peu des liens avec les autres mots de la phrase. Celle-ci, quoique composée de petites pièces immobiles et rapportées, nous apparaît tantôt comme une œuvre d’art ayant son centre, ses parties latérales et ses dépendances, tantôt comme une armée en marche dont toutes les subdivisions se relient et se soutiennent.


  1. On est convenu de réserver le nom de verbes transitifs aux seuls verbes qui se construisent avec l’accusatif. Dans un sens plus large, on peut appeler aussi transitifs les verbes qui, comme μιμνήσκω, χρῆσθαι, se construisent avec le génitif ou le datif. Ce n’est pas le choix de tel ou tel cas qui importe, mais l’étroite connexion établie par l’esprit, à tel point que le verbe paraîtrait incomplet sans son accompagnement.
  2. Inversement, obstare est arrivé en français au sens d’enlever. On a dit d’abord : « ôter la retraite à quelqu’un, lui ôter les moyens de vivre ».
  3. Jacob Grimm, dans son Dictionnaire, a interverti l’ordre des choses. Il considère le sens transitif comme le plus ancien. Il traduit par deculcare, et donne comme premier exemple : den absatz vom schuh, den schuh vom fusz abtreten. Dans la locution : ein Land abtreten, « céder un territoire », il croit voir une image : mit dem fusze von sich abtreten. La métaphore serait, à tout le moins, bizarre.
  4. Meditor, meditatio, sont des termes d’école ou de gymnase venus de Grèce en Italie : ils représentent le grec μελετᾶν, μελέτη, μελέτημα. Un exercice militaire s’appelait meditatio campestris ; un exercice oratoire, meditatio rhetorica. Virgile emploie le mot comme verbe neutre et au sens propre quand il dit : meditantem in prœlia taurum.
  5. Θιγγάνειν, ψαύειν, τυγχάνειν.
  6. C’est ce qu’ont méconnu d’excellents grammairiens, qui ont préféré supposer une ellipse. Ainsi Kühner (§ 415) explique ἐπιθυμῶ τῆς σοφίας par ἐπιθυμῶ ἐπιθυμίαν τῆς σοφίας.