Essai de Sémantique/Chapitre XVII

Hachette (p. 186-190).



CHAPITRE XVII

LES GROUPES ARTICULÉS

Exemples de groupes articulés. — Leur utilité.

Comme les pièces d’un engrenage, que nous sommes si habitués à voir s’adapter l’une dans l’autre que nous ne songeons pas à nous les figurer séparées, le langage présente des mots que l’usage a réunis depuis si longtemps qu’ils n’existent plus pour notre intelligence à l’état isolé. C’est ce que j’appelle les groupes articulés. Leur importance en syntaxe est très grande. Il suffira de citer en exemple les locutions comme parce que, pourvu que, quoique, attendu que, afin que, etc. Il n’y a pas de langue qui n’en ait un certain nombre. C’est la pensée des ancêtres qui les a ainsi ajustées, et qui les a léguées aux âges postérieurs comme un appui ou comme un levier. Ce que les formulaires sont dans le droit ou dans l’administration, ces groupes articulés le sont pour le raisonnement de tous les jours.

La plupart des hommes en font usage sans y avoir jamais arrêté leur attention. Ils s’incrustent si bien dans notre esprit qu’ils déterminent les mouvements de notre pensée. On ne les reconnaît bien que quand on rapproche la langue maternelle d’une langue étrangère. Partout où deux populations différentes sont en contact, les fautes et les erreurs qui se commettent de part et d’autre en révèlent la présence[1].

Si les classes lettrées venaient à disparaître, les groupes articulés formeraient bloc, et c’est le bloc, non les parties, qui survivrait pour fournir les éléments de la langue de l’avenir. Tout le monde sait que le mot, à l’état isolé, n’existe pas très clairement dans la conscience populaire, et qu’il est exposé à s’y souder avec ce qui précède ou ce qui suit. Nos bureaux télégraphiques, où les mots sont comptés un à un, doivent avoir à ce sujet une ample récolte d’observations. Nous nous servons pour interroger du groupe est-ce que, pour marquer le doute du groupe peut-être que, pour expliquer le motif d’une action du groupe c’est que, autant de locutions qui semblent aujourd’hui d’une seule venue. En grec moderne, le futur se marque au moyen de la particule θα suivie du subjonctif : θα λέγῃ, « il dira ». Cette particule θα n’est pas autre chose que l’amalgame du groupe θέλει ἵνα, « il veut que »[2]. Ces faits doivent nous rendre prudents sur le compte des particules anciennes, si courtes, mais souvent si chargées de sens, que Pott comparait aux substances légères dont une pincée suffit pour changer le goût et la saveur d’un mets[3].

Non seulement ces groupes articulés gardent entière la signification des éléments dont ils sont composés, mais ils bénéficient en outre d’une valeur qui ne leur appartient pas en propre, mais qui résulte de la position qu’ils occupent habituellement dans la phrase. Je prends comme exemple le mot cependant, où nous croyons sentir aujourd’hui une opposition. Rien dans ce mot ne marque l’opposition. Mais comme il arrive souvent qu’on énumère deux faits concomitants pour les opposer entre eux, l’idée adversative y est peu à peu entrée. Nous croyons de même sentir une valeur d’opposition dans les conjonctions latines quamvis, quanquam, etsi, etiamsi, licet, etc. Tous ces mots sont simplement affirmatifs ; quelques-uns même exagèrent l’affirmation, permettant de l’étendre aussi loin qu’on voudra, pour faire ressortir d’autant plus le fait tenu en réserve, qui viendra limiter ou contredire la première proposition[4]. L’auditeur, averti par l’usage, prévoit si bien cette seconde assertion que dès la première il sent naître l’antithèse.

Ces locutions ayant passé à l’état de groupe indissoluble peuvent garder des formes grammaticales qui n’existent plus dans le langage courant. Ainsi le latin duntaxat contient l’aoriste du subjonctif du verbe tango, analogue à λύσῃ, λέξῃ. Un ancien substantif neutre regum, signifiant « direction », est contenu dans l’adverbe ergo, pour e rego, « en ligne droite, par conséquent »[5]. Dans l’allemand nur nous avons une petite proposition : ne wære, « si ce n’était ». Le grec moderne ἄς, qui marque une invitation (ἂς λαλήσωμεν, ἂς εἰσέλθωσι), représente l’ancien impératif ἄφες, « permets ».

Le langage, à mesure que nous le regardons de plus près, nous révèle de nouvelles stratifications sémantiques. Il a fallu ce long travail pour qu’un raisonnement un peu serré pût se communiquer à autrui sans déviation ni obscurité. Aujourd’hui le bénéfice de ce travail est à la disposition de chacun : il est si facile de manier ces groupes articulés, qu’on est tenté de croire qu’ils ont existé de tout temps. L’enfant en apprend le maniement comme il apprend à se servir de l’héritage de ses pères. Cependant la vue des peuples peu avancés nous montre que non seulement ils ont plus de peine à se faire comprendre, mais, ne trouvant aucun appui à leur pensée, ils ont de plus grands efforts à faire pour la maintenir présente à l’esprit et pour en rester maîtres.

L’imitation peut transporter d’un idiome à l’autre ces groupes articulés qui ont été les instruments de la syntaxe et sur lesquels se déroule la période. On est même tenté de croire que la forme de la période n’a été inventée qu’une fois : quand on lit quelque Sénatusconsulte latin ou quelqu’une de ces Epistolæ adressées par les empereurs romains aux provinces, on y reconnaît le même agencement qu’aux édits de nos parlements et aux ordonnances de nos rois. La partie la plus immatérielle du langage ne se perd pas. La phonétique et la morphologie ont raison de distinguer ce qui est d’imitation savante et ce qui est de tradition populaire : entre ces deux éléments la fusion ne se fait point. Mais en sémantique cette distinction n’a pas d’utilité. Même interrompue à certains moments, la chaîne du progrès s’y peut toujours renouer.


  1. M. Hugo Schuchardt a étudié à ce point de vue le langage parlé par les Slaves et par les Allemands d’Autriche. Il essaie de réduire en tableaux et en chiffres les fautes causées des deux côtés par un souvenir intempestif de la langue maternelle. Ce sont, au fond, les mêmes fautes qu’on fait au collège, et que nos professeurs estiment au jugé.
  2. Dans le dialecte épirote, au lieu de θα, on trouve encore θελά.
  3. Voir, par exemple, la fine analyse de la particule latine an, par James Darmesteter, dans les Mémoires de la Société de linguistique, t. V.
  4. Quamvis sis molestus, nunquam te esse confitebor malum, (Cicéron, Tusc., II, 25, 61. Il est question de la douleur.) « Sois importune tant que tu voudras : je n’avouerai jamais que tu es un mal. »
  5. Cf. e regione.