Essai de Sémantique/Chapitre XVIII

Hachette (p. 191-198).



CHAPITRE XVIII

COMMENT LES NOMS SONT DONNÉS AUX CHOSES

Les noms donnés aux choses sont nécessairement incomplets et inexacts. — Opinions des philosophes de la Grèce et de l’Inde. — Avantages de l’altération phonétique. — Les noms propres.

Nous avons réservé pour la fin de cette seconde partie la question qu’à l’ordinaire on pose au début de toute étude sur le langage : comment les hommes s’y sont-ils pris pour donner des noms aux choses ? Ce que nous avons vu dans les chapitres précédents nous dicte notre réponse.

De tout ce qui précède nous pouvons tirer une conclusion : il n’est pas douteux que le langage désigne les choses d’une façon incomplète et inexacte. Incomplète : car on n’a pas épuisé tout ce qui peut se dire du soleil quand on a dit qu’il est brillant, ou du cheval quand on a dit qu’il court. Inexacte, car on ne peut dire du soleil qu’il brille quand il est couché, ou du cheval qu’il court quand il est au repos, ou quand il est blessé ou mort.

Les substantifs sont des signes attachés aux choses : ils renferment tout juste la part de vérité que peut renfermer un nom, part nécessairement d’autant plus petite que l’objet a plus de réalité. Ce qu’il y a, dans nos langues, de plus adéquat à l’objet, ce sont les noms abstraits, puisqu’ils représentent une simple opération de l’esprit : quand je prends les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce qui se trouve dans l’idée se trouve dans le mot. Mais si je prends un être réel, un objet existant dans la nature, il sera impossible au langage de faire entrer dans le mot toutes les notions que cet être ou cet objet éveille dans l’esprit. Force est au langage de choisir. Entre toutes les notions, le langage en choisit une seule : il crée ainsi un nom qui ne tarde pas à devenir un signe.


Pour que ce nom se fasse accepter, il faut sans doute qu’à l’origine il ait quelque chose de frappant et de juste : il faut que par quelque côté il satisfasse l’esprit de ceux à qui il est d’abord proposé. Mais cette condition ne s’impose qu’au début. Une fois accepté, il se vide rapidement de sa signification étymologique. Autrement celle-ci pourrait devenir un embarras et une gêne. Quantité d’objets sont inexactement dénommés, soit par ignorance des premiers auteurs, soit par quelque changement survenu qui a troublé la convenance entre le signe et la chose signifiée. Néanmoins les mots font le même usage que s’ils étaient d’une parfaite exactitude. Personne ne songe à les reviser. Ils sont acceptés grâce à un consentement tacite dont nous n’avons même pas conscience.

Le lecteur reconnaît ici une matière qui a défrayé les discussions de la Grèce et de l’Inde. Le commencement du débat se trouve pour nous dans le Cratyle de Platon. Socrate donne tour à tour raison aux deux opinions : d’abord à celle qui soutient qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui appartient par nature, puis à celle qui admet que la propriété du nom réside dans le consentement des hommes. Cette discussion a duré aussi longtemps qu’il y a eu des écoles de grammaire en Grèce et à Rome. Ce qu’on sait moins, c’est que le même débat a occupé les écoles des brahmanes. « Si l’herbe est appelée trĭna d’après sa qualité de piquer (trĭ), pourquoi ce nom ne s’applique-t-il pas à tout ce qui pique, par exemple à une aiguille ou à une lance ? Et, d’autre part, si une colonne est appelée sthūnā parce qu’elle se tient debout (sthā), pourquoi ne l’appelle-t-on pas aussi celle qui soutient ou celle qui s’emboîte[1] ? »

Soit croyance plus ou moins raisonnée à une justesse nécessaire du langage, soit respect pour la sagesse des ancêtres, on ne s’est jamais fait faute, à aucune époque ni chez aucun peuple, de prendre des consultations auprès des mots sur la nature des choses. Quelquefois ce n’était pas à la langue maternelle, trop connue et trop voisine, qu’on s’adressait, mais à quelque langue plus ancienne. Cette conviction de l’ὀρθότης ὀνομάτων est universellement répandue. Cependant un peu de réflexion aurait dû faire comprendre que le langage étant une œuvre d’improvisation, où le plus ignorant a souvent la plus grande part, et où le hasard des événements a mis largement sa marque, il n’est guère raisonnable de lui demander des leçons de physique ou de métaphysique. Ç’a pourtant été un travers de toutes les époques. Je ne veux rien dire des anciens, ni des savants du moyen âge : mais nous voyons encore le chef de l’école sensualiste au xviiie siècle, Condillac, céder à la même illusion. Il vient de raisonner sur les qualités ou apparences des corps. « Dès que les qualités, dit-il, distinguent les corps et qu’elles en sont des manières d’être, il y a dans les corps quelque chose que ces qualités modifient, qui en est le soutien ou le sujet, que nous nous représentons dessous, et que, par cette raison, nous appelons substance, de substare, être dessous. » L’ancêtre des idéologues raisonne ici comme un pur élève de la scolastique.

Comment le langage nous renseignerait-il sur la substance et la qualité ? Il ne peut nous donner que l’écho de notre propre pensée : il enregistre fidèlement nos préjugés et nos erreurs. Il peut nous étonner quelquefois, à la façon d’un enfant, par la franchise de ses réponses ou la naïveté de ses représentations : il peut nous fournir de précieux renseignements historiques dont il est le dépositaire involontaire[2] ; mais ce serait en méconnaître le caractère que de vouloir le prendre pour instructeur et pour maître.

Les mots créés par les lettrés et les savants ont-ils plus d’exactitude ? il n’y faut pas beaucoup compter. Au xviie siècle, Van Helmont, d’après un souvenir plus ou moins présent du néerlandais gest, « esprit », appelle gaz les corps qui ne sont ni solides ni liquides. Cela est aussi vague et aussi incomplet que spiritus en latin ou ψυχή en grec. Dans un sentiment de patriotisme, un chimiste français, ayant découvert un nouveau métal, l’appelle gallium : un savant allemand, non moins patriote, riposte par le germanium. Désignations qui nous apprennent aussi peu sur le fond des choses que les noms de Mercure ou de Jupiter donnés à des planètes, ou ceux d’ampère et de volt récemment donnés à des quantités en électricité.

Tout le monde sait qu’il y a des noms savants donnés par méprise : ils font cependant le même usage que les autres. Christophe Colomb appelle Indiens les habitants du Nouveau-Monde. Un département français doit à une fausse lecture de s’appeler Calvados[3].


Nous pouvons donc nous résumer de cette façon :

Plus le mot s’est détaché de ses origines, plus il est au service de la pensée : selon les expériences que nous faisons, il se resserre ou s’étend, se spécifie ou se généralise. Il accompagne l’objet auquel il sert d’étiquette à travers les événements de l’histoire, montant en dignité ou descendant dans l’opinion, et passant quelquefois à l’opposé de l’acception initiale : d’autant plus apte à ces différents rôles qu’il est devenu plus complètement signe. L’altération phonétique, loin de lui nuire, lui est favorable, en ce qu’elle cache les rapports qu’il avait avec d’autres mots restés plus près du sens initial ou partis en des directions différentes. Mais alors même que l’altération phonétique n’est pas intervenue, la valeur actuelle et présente du mot exerce un tel pouvoir sur l’esprit, qu’elle nous dérobe le sentiment de la signification étymologique. Les dérivés peuvent impunément s’éloigner de leur primitif, et, d’autre part, le primitif peut changer de signification sans que les dérivés soient atteints. Quoique le mot latin venus, qui était primitivement du neutre, et qui signifiait « grâce, joie », eût été adopté pour désigner l’Aphroditè grecque, le verbe veneror, « rendre grâce, honorer », n’en a pas moins gardé son sens religieux et chaste.


On a soutenu que les noms propres, comme Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient une espèce à part et étaient situés en dehors de la langue. Il y a bien quelques raisons en faveur de cette opinion : nous voyons d’abord que pour cette catégorie le sens étymologique n’est d’aucune valeur ; de plus, ils passent d’une langue à l’autre sans être traduits ; enfin ils suivent généralement les transformations phonétiques d’une marche plus lente. Néanmoins on peut dire qu’entre les noms propres et les noms communs il n’y a qu’une différence de degré. Ils sont, pour ainsi dire, des signes à la seconde puissance. Si le sens étymologique ne compte pour rien, nous venons de voir qu’il n’en est guère autrement des substantifs ordinaires, pour lesquels le progrès consiste précisément à s’affranchir de leur point de départ. S’ils passent d’une langue à l’autre sans être traduits, ils ont cette particularité en commun avec beaucoup de noms de dignités, fonctions, usages, inventions, costumes, etc. S’ils participent un peu moins aux transformations phonétiques, cela tient au soin spécial avec lequel on les conserve, et ils ont encore ceci de commun avec certains mots de la langue religieuse ou administrative.

La différence avec les noms communs est une différence tout intellectuelle. Si l’on classait les noms d’après la quantité d’idées qu’ils éveillent, les noms propres devraient être en tête, car ils sont les plus significatifs de tous, étant les plus individuels. Un adjectif comme augustus, en devenant le nom d’Octave, s’est chargé d’une quantité d’idées qui lui étaient d’abord étrangères. D’autre part, il suffit de rapprocher le mot César, entendu de l’adversaire de Pompée, et le mot allemand Kaiser, qui signifie « empereur », pour voir ce qu’un nom propre perd en compréhension à devenir nom commun. D’où l’on peut conclure qu’au point de vue sémantique les noms propres sont les substantifs par excellence.


  1. Jàska, Nirukta, au début.
  2. Quand tous les monuments de la céramique et de la sculpture auraient péri, les mots effigies, figura, fingere, nous diraient que les Romains n’ont pas été étrangers aux arts plastiques. Le seul substantif invidia nous apprendrait que la superstition de la jettatura existait à Rome. Telle est la nature des renseignements que nous fournit le langage.
  3. On sait que Calvados est pour Salvador. L’erreur est venue d’une carte du diocèse de Bayeux, de 1650, qui porte ces mots : Rocher du Salvador. Sans la faute de lecture, le rocher n’aurait jamais eu pareille fortune.