Essai de Sémantique/Chapitre XVI

Hachette (p. 173-185).



CHAPITRE XVI

LES NOMS COMPOSÉS

Importance du sens. — De l’ordre des termes. — Pourquoi le latin forme moins de composés que le grec. — Limites de la composition en grec. — Des composés sanscrits. — Les composés n’ont jamais plus de deux termes.

La composition des noms est un chapitre attrayant de la linguistique indo-européenne, car on y voit plus qu’ailleurs la part du génie des différentes nations et jusqu’à l’action de l’individu, en sorte que la grammaire y confine déjà quelque peu à la critique littéraire. Aussi ce chapitre, depuis que la théorie indienne a déblayé la voie et marqué provisoirement des divisions, est-il devenu l’objet de nombreuses recherches[1].

Ce qui manque le plus à ces études jusqu’à présent, c’est le côté sémantique : il semblerait, à lire ces travaux, que les questions d’accentuation, de voyelle de liaison, d’ordre des termes, fussent tout. Je crains qu’on n’ait oublié l’essentiel, à savoir le sens, car c’est le sens, et non autre chose, qui fait le composé et qui, en dernière analyse, décide de la forme.

Il faut (c’est la condition primordiale) que, malgré la présence de deux termes, le composé fasse sur l’esprit l’impression d’une idée simple. Ἀκρόπολις désigne, non pas une ville plus ou moins élevée, mais la forteresse, la citadelle ; δολόμητις est synonyme de notre adjectif rusé ; πολύτροπος correspond exactement au latin versutus.

C’est la condition nécessaire et c’est en même temps la condition suffisante. Ainsi, en français, beau-frère, belle-fille, grand-père, quoique n’ayant rien qui les distingue extérieurement, sont des composés, parce que l’esprit, sans s’arrêter successivement sur les deux termes, ne perçoit plus que l’ensemble.

On a voulu distinguer ces composés français des composés comme ἀκρόπολις, en les appelant des juxtaposés. Mais la ligne de démarcation n’est visible que pour le grammairien. On a appelé de même juxtaposés les mots comme aquæductus, terræmotus, legislator, jurisconsultus, fideicommissum, parce que le premier terme porte la marque d’une désinence : mais pour le Latin, c’étaient des composés, et c’est même ce qui explique les particularités de phonétique et de grammaire qu’on relève dans quelques-uns d’entre eux, comme crucifixus, manifestus, triumvir. Crucifixus a abrégé son premier i. Manifestus a défiguré l’ablatif manū[2]. Triumvir a immobilisé un génitif pluriel, qui avait sa raison d’être dans des locutions comme lis trium virum. Aussitôt que l’esprit réunit en une seule idée deux notions jusque-là séparées, toutes sortes de réductions ou de pétrifications du premier terme deviennent possibles. Mais ce sont des faits accessoires, dont la présence ou l’absence ne change rien au fond des choses. La vraie composition a son critérium dans l’esprit[3].


On a longuement disserté sur l’ordre des termes, qui n’est pas le même dans toutes les langues. C’est beaucoup attacher de valeur à une question d’importance secondaire. L’ordre des termes, à l’intérieur des composés, est généralement déterminé par l’ordre habituel des mots dans la phrase. Legislator, qui est un juxtaposé, est construit selon les habitudes de la langue latine. Signifer, qui est un composé, est pareillement construit comme le seraient les deux mots dans le courant du discours. L’avantage de cet ordre est de laisser à la partie principale, qui vient en dernier, la liberté de prendre, selon la construction générale de la phrase, la flexion soit du nominatif, soit de l’accusatif, soit de tout autre cas.

Mais on sait que le grec s’écarte assez souvent de cet ordre : les essais d’explication qu’on a présentés pour interpréter selon le type sanscrit les composés comme φιλόξενος, ont été des moins convaincants. On ne s’est pas assez souvenu qu’ici nous entrons dans un domaine où l’originalité propre de chaque peuple commence à avoir plus de jeu. Il est impossible à l’individu de créer à volonté une flexion nouvelle soit de nom, soit de verbe, parce que les éléments dont les flexions grammaticales ont été formées sont depuis longtemps sortis de la circulation : mais des composés dont chaque partie présente un sens par elle-même, forme un mot par elle-même, il n’est pas interdit à l’initiative individuelle d’en essayer l’assemblage à sa guise. L’usage chez les Grecs de choisir pour noms propres des composés comme Θεώδορος, Νικόστρατος, Λεώκριτος, et d’en renverser une autre fois l’ordonnance, de manière à former ensuite Δωρόθεος, Στρατονίκη, Κριτόλαος, a pu contribuer à l’habitude de manier librement ces mots. Nous voyons ici se faire jour dans le langage une liberté consciente d’elle-même.


La question a été agitée pourquoi le latin forme moins de composés que le grec, et l’on a donné pour raison un défaut de « force plastique », ce qui est à la fois une pétition de principe et une métaphore vide de sens. Il est certain que l’envie n’a pas manqué aux poètes d’imiter les composés de la langue grecque. Les essais en ce genre ne manquent pas. Pourquoi ces composés ont-ils un air emprunté ? Pourquoi les Latins ont-ils été les premiers à en sourire ? C’est sans doute parce qu’aux créations des poètes l’intelligence de la masse a besoin d’être préparée par la langue de chaque jour. Or, les anciens composés comme princeps, pauper, simplex étaient déjà trop resserrés et contractés par la prononciation, avaient déjà trop perdu de leur transparence, pour servir d’initiation et de guide[4].

C’est à l’occasion des noms composés, ayant à trouver l’équivalent du grec ὀμοιομέρια, que Lucrèce élève sa plainte au sujet de la pauvreté de la langue latine, patrii sermonis egestas. Quintilien fait une remarque analogue : Res tota magis Græcos decet, nobis minus succedit. Il ne faut pas croire toutefois que le latin manque de composés : si on voulait les assembler tous, la liste en serait longue. Rien que la langue du calendrier en offre un certain choix, comme armilustrium, regifugium, fordicidia, etc. Le Droit n’en a pas moins : judex, manceps, justitium, etc. Ce qui manque à la langue latine, ce sont ces belles épithètes de pur ornement, si abondantes dans la poésie grecque, comme ἀργυρότοξος, βωτιάνειρα, κερδαλεόφρων… On sent que le modèle de la poésie épique a manqué.


Tout en multipliant les composés de cette sorte, le grec semble s’être imposé une limite. Il les crée pour désigner une qualité permanente, une action constante, mais non pour indiquer un fait passager ou un attribut accidentel. Achille s’appellera, par exemple, ὠκύπους : mais on ne dira pas, pour marquer qu’il vient d’être blessé au pied, βλητόπους ou τρωτόπους. Briarée aux cent bras est appelé ἑκατόγχειρ : mais le grec ne supporterait pas un composé ἐκτατόχειρ, « ayant les bras étendus », ou λιθόχειρ, « ayant une pierre dans la main[5] ». Il réserve à la phrase et au verbe le soin de marquer ces états transitoires. On sait qu’il n’en est pas de même en sanscrit : là, il arrive à tout instant qu’un composé tout chargé de circonstances momentanées absorbe en lui le mouvement de la phrase, à laquelle, après cela, il ne restera plus rien à dire. La composition est pour le sanscrit comme une seconde voie ouverte, qui lui permet de contourner, ou peu s’en faut, toute syntaxe.

C’est ainsi que de krōdhas, « colère », et ǵita, « vaincu », on fera un composé, ǵita-krōdas, « qui a sa colère vaincue, qui maîtrise sa colère ». De prāpta, « obtenu », ǵīvika, « provision », on fait prāpta-ǵīvika, « qui a ce qu’il faut pour vivre ». De kāma, « désir », et tjaktum, infinitif du verbe tjaǵ, « quitter », on fait tjaktu-kāma, « ayant le désir de s’en aller ».

Des mots comme ceux que nous venons de citer n’ont rien que d’ordinaire en sanscrit. Cette langue fait aussi entrer dans l’épithète des circonstances étrangères à la personne, comme serait l’heure du jour ou le nombre des assistants. De mātrĭ, « mère », et šaštha, « sixième », le sanscrit fait mātrĭ-šaštha, épithète des cinq frères Pândavas accompagnés de leur mère. C’est ce qu’on traduit par « ayant leur mère pour sixième [compagne] ». De asthi, « os », et bhūjas, comparatif de bhūri, « beaucoup », le sanscrit fait asthi-bhūjas, qui signifie « composé en majeure partie d’os, n’ayant que les os et la peau ». De daça, « dix », et avara, « inférieur », il fait daça-avara, épithète d’une assemblée de dix personnes au moins. Il y a là un véritable abus, qui a étendu la faculté de composition hors de ses justes limites, et qui, par contre-coup, a eu pour résultat d’atrophier les autres moyens d’expression.

On pourrait supposer, il est vrai, que les grammairiens indous, fidèles à leurs vues systématiques, ont quelquefois interprété comme des composés, et traité comme tels, de petites phrases où les mots sont mis bout à bout, selon une construction assez lâche, dans laquelle il ne faut chercher ni règles d’accord, ni règles de subordination. C’est un soupçon dont on ne peut se défendre quand on voit les explications extraordinaires auxquelles les commentateurs ont recours. Nous voyons, par exemple, que, dans une narration, nihçvāsa-paramā (soupirant beaucoup) est traduit par « regardant les soupirs comme la chose suprême », et cintā-parā (très pensive) par « ayant pour premier bien la méditation ». On se demande si ce ne sont pas là des interprétations artificielles, et si derrière ces prétendus composés ne se cache point un état de la langue beaucoup moins rigoureusement ordonné[6]. Un examen des langues modernes de l’Inde, dont les habitudes percent à travers le sanscrit, contribuera à résoudre ces doutes.

Je me suis permis cette digression pour montrer comment les différentes parties d’une langue sont dans une dépendance mutuelle, et comment, en développant outre mesure l’une d’elles, on s’expose à en affaiblir quelque autre. J’ajouterai que l’allemand moderne, qui fait grand usage de la composition, n’est pas sans courir quelque danger du même genre, non pas chez Göthe et Schiller, ni chez les écrivains de même rang, mais dans le langage ordinaire, dont la dernière page des journaux nous apporte des spécimens[7].


J’ai dit plus haut que le génie des différentes nations commence à se montrer dans cette partie de la grammaire.

À la langue grecque appartiennent ces composés d’aspect assez bizarre, et qui ont beaucoup embarrassé, dont le premier membre est terminé en σι : φιλησίμολπος, « qui aime les chants », τερψίχορος, « qui se plaît à la danse », λυσίπονος, « qui repose de la fatigue », φθισίμβροτος, « destructeur des hommes », ὠλεσίοικος, « qui détruit la maison », Ἀρκεσίλαος, « qui défend les peuples », ἀλεξίκακος, « qui écarte le mal », σωσίπολις, « qui sauve la cité », etc. Les explications n’ont pas manqué pour rendre compte de ce premier terme : ce n’est pas ici le lieu de les discuter. Nous croyons que le point de départ a été un tour quelque peu emphatique, comme l’imagination populaire est bien capable d’en inventer, tel que « le Salut de la Cité, le Rempart du peuple ». Ce qui est certain, c’est que rien de pareil ne se trouve ailleurs. Les poètes latins ont bien essayé quelque chose de semblable. Versicolor doit rappeler ἀμειψίχροος, fluxipedus veut ressembler à ἑλκεσίπεπλος. Mais ces formations n’ont jamais pu s’acclimater en latin. Au contraire, encore aujourd’hui les Grecs forment des composés de cette sorte : ἀλεξικέραυνος signifie « paratonnerre » et ἀλεξιβρόχιον « parapluie ».

Il y a plaisir à collectionner les créations de la langue grecque en ce genre : δακέθυμος, « qui mord le cœur », ἑλέπολις, « preneur de villes », χαιρέκακος, « qui se réjouit du mal », ἐθελορήτωρ, « qui a la prétention d’être un orateur », δοξόσοφος, « qui se croit sage », φαινομηρίς, « qui laisse voir ses cuisses » (en parlant des filles de Sparte), ἀμβολογήρα, « qui recule la vieillesse » (surnom d’Aphroditè chez les Spartiates).


Je veux encore mentionner une autre formation qui s’est surtout développée dans les langues germaniques.

L’allemand contenait un certain nombre de composés comme himmel-blau, « bleu comme le ciel », schnee-weiss, « blanc comme la neige », stock-fest, « solide comme une souche », où le premier mot sert de spécimen à la qualité marquée par le second terme. Sur ce type, la langue moderne a largement travaillé : on sait que les composés de cette sorte sont en grand nombre. Nous citerons seulement : thurm-hoch, « haut comme une tour », blei-schwer, « lourd comme le plomb », eis-kalt, « froid comme la glace », felsen-fest, « solide comme le rocher », leichen-bleich, « pâle comme un mort », etc. Quelques-uns de ces termes de comparaison ont passé des mots où ils avaient leur raison d’être en d’autres où ils n’ont que faire, et où, avec ou sans intention, ils produisent un effet plus ou moins bizarre. C’est ainsi qu’à cause de stock-fest, « solide comme un tronc », on a dit stock-taub, « sourd comme une bûche », stock-blind, « complètement aveugle », stock-finster, « complètement obscur ». Après avoir dit stein-hart, « dur comme la pierre », on a eu stein-alt, « vieux comme les pierres », stein-müd, « très fatigué », stein-reich, « très riche »[8].


Les langues qui préfèrent la dérivation à la composition sont d’une matière moins docile, elles se prêtent moins facilement à la création de vocables nouveaux, pour lesquels il leur faut non seulement choisir un suffixe, mais préparer la partie antérieure du mot. Ainsi le français, pour tirer des dérivés de frère, se sert du latin (fraternel, fraternité). Il est clair que les idiomes qui emploient habituellement des composés et dans lesquels les suffixes eux-mêmes sont d’anciens mots indépendants, n’ont pas à lutter contre des difficultés de ce genre. J’en citerai un seul exemple. Le voyageur Bleek, parlant des claquements de langue — en anglais, click — usités chez les Hottentots, emploie à ce propos, pour désigner certains dialectes qui, par exception, en sont dépourvus, le composé clickless. Ni le français, ni aucune des langues romanes, ne pourrait ici entrer en lutte avec l’anglais. Mais ce n’est sans doute pas un hasard que l’idée de la « pureté », l’idée dont sont sorties l’Académie de la Crusca et l’Académie française, soit éclose chez les nations qui se servent de dérivés.

Ne croyons pas cependant qu’un peuple soit jamais empêché de former les mots nouveaux dont il a besoin. Si nous retournons au latin, c’est que le français a grandi en quelque sorte sous les yeux du latin, et qu’une vieille habitude, qui s’est fortifiée de siècle en siècle, nous ramène de ce côté. Au cas où ce grand réservoir eût manqué, le génie populaire eût cherché dans une autre voie. L’homogénéité de certaines langues, comme le lithuanien, vient de ce qu’elles ont été amenées à tirer tout d’elles-mêmes. Accoutumance, commodité plus grande — voilà ce que nous trouvons : il ne faut parler ni de contrainte, ni de loi fatale.


Je rappellerai en terminant ce chapitre le principe qui domine la matière.

Quelle que soit la longueur d’un composé, il ne comprend jamais que deux termes. Cette règle n’est pas arbitraire : elle tient à la nature de notre esprit, qui associe ses idées par couples. Il peut arriver que chacun des deux termes soit lui-même un composé. Ainsi dans le mot aristophanesque στρεψοδικοπανουργία, le second terme πανουργία est un dérivé de πανοῦργος, qui est formé de πᾶν et de ἔργον, et d’autre part στρεψόδικος contient lui-même deux mots. Mais il est clair que chacune des deux parties ne compte que pour un seul élément. L’important, en pareil cas, est de mettre la coupure au bon endroit : c’est la difficulté des langues qui abusent de la composition.


  1. On trouvera une liste bibliographique dans les Studien de Curtius, V, p. 4, et VII, p. 1 ; une énumération des ouvrages plus récents chez Brugmann, Grundriss, II, p. 21. Citons seulement ici deux travaux français, l’un et l’autre importants : Meunier, Les Composés syntactiques en grec, en latin, en français (Durand, 1872) ; Ars. Darmesteter, Traité de la formation des noms composés (2e  édition, 1894).
  2. Festus, participe passé de fendo, « heurter ». Res manifesta est une chose qu’on peut toucher du doigt.
  3. Ces considérations devraient être décisives quand on discute de l’orthographe des noms comme arc-en-ciel, chef-d’œuvre, cul-de-sac, etc. Il n’y a pas de doute qu’il faudrait favoriser l’unification.
  4. Si l’anglais n’avait que des composés comme world (pour wer-old, « âge d’homme »), ou lord (pour hlāf-ward, « qui dispense le pain »), la langue anglaise n’aurait pas plus que la nôtre gardé l’usage des composés.
  5. En sanscrit, grāva-hasta, de grāvan, « pierre », et hasta, « main », est une épithète du prêtre qui écrase le soma. — Cf. F. Justi, Zusammensetzung der Nomina.
  6. Pour reprendre les exemples cités plus haut, on comprendrait très bien l’interprétation suivante : « les cinq frères Pândavas, leur mère sixième ». Et ainsi des autres. — Nous disons en français : « Il vient, les cheveux hérissés, le visage en feu », sans qu’il soit possible d’expliquer, au point de vue de la syntaxe française, ce que sont ces membres de phrase.
  7. Präsidentschaftswahlkampf. — Postdampfersubventionsvorlage. — Vierwaldstätterseeschraubendampfschiffgesellschaft. — Das einjährigfreiwillige Berechtigungswesen. — Heute verschied Frau… Chef-redacteurs-wittwe der Allgemeinen Zeitung.
  8. Au lieu de dire : Es schreit zum Himmel, « cela crie au ciel », l’allemand, par une ellipse dont l’habitude dérobe la hardiesse, peut dire : Es ist himmelschreiend. Il y a eu sans doute amalgame avec les composés comme himmelklar, himmelweit, « clair comme le jour », « loin comme le ciel ».