Essai de Sémantique/Chapitre XV

Hachette (p. 163-172).



CHAPITRE XV

D’UNE CAUSE PARTICULIÈRE DE POLYSÉMIE

Pourquoi une locution peut être mutilée, sans rien perdre de sa signification. — Le raccourcissement, cause d’irrégularités dans le développement des sens. — Les locutions dites « prégnantes ».

Une cause très fréquente de polysémie, cause qui échappe à toutes les prévisions et à toutes les classifications, c’est le raccourcissement. Il arrive, par exemple, que de deux mots primitivement associés l’un est supprimé. Cette ablation subite fait que le terme qui reste semble brusquement changer de sens. En ce cas, il ne serait pas juste de dire qu’il y a soit élargissement, soit restriction. L’événement survenu est d’une autre nature : comme un héritier qui entre instantanément en possession d’un bien jusque-là indivis, le dernier survivant succède à toute une locution, et en absorbe le sens.

Ce fait mérite de nous arrêter un instant, car rien n’est plus propre à montrer la véritable nature du langage.

Deux mots étant habituellement réunis, l’un peut être supprimé sans que la locution dont il fait partie en souffre le moins du monde : quelquefois même l’expression y gagne en énergie. C’est que le sens des deux mots s’étant combiné, ils ne forment plus qu’un seul signe : or, un signe peut être coupé, rogné, réduit de moitié ; pourvu qu’il soit reconnaissable, il remplit toujours le même office. On conçoit les étranges accumulations de sens qui doivent se faire, car rien n’empêche que la suppression porte sur la partie essentielle. Il ne sert de rien d’établir des catégories, selon qu’on a enlevé le premier ou le second mot, selon que l’adjectif survit au substantif ou inversement. La seule règle qui compte, c’est celle-ci : la partie qui subsiste tient lieu de l’ensemble, le signe, quoique mutilé, reste adéquat à l’objet.

Les exemples de ce fait sont innombrables : nos articles de dictionnaire n’auraient pas la longueur que nous leur voyons, si les verbes n’avaient pas absorbé en eux le sens d’un complément qui dès lors peut être omis, si les adjectifs ne s’étaient pas enrichis de la valeur d’un substantif sous-entendu, si des phrases entières ne s’étaient pas ramassées en un seul mot.

Beaucoup d’apparentes bizarreries s’évanouissent à la lumière de ce simple fait. Les langues modernes étant généralement plus chargées de sens que les anciennes (pour cette raison fort simple que l’expérience du genre humain est plus longue), nous allons d’abord leur emprunter quelques exemples. Il est vrai que quand ces faits s’offrent à nous dans le présent, ils nous paraissent à peine dignes d’être notés. Cependant ce qui se trouve dans le passé, pour être plus difficile à reconnaître, n’est pas d’une autre nature.


Tout le monde sait que la Chambre, c’est la Chambre des députés ; que quand on parle des membres du Cabinet, il faut entendre le Cabinet des ministres. En présence de ce mot de ministre, nous serions déjà embarrassés, si nous ne savions qu’à Rome, aux temps de l’empire, minister signifiait « serviteur du prince ». À son tour, le prince nous reporte vers un raccourcissement plus ancien, princeps senatūs (« premier du sénat »). C’est ainsi que d’âge en âge les mots assument en eux la signification de compagnons qui ont disparu. Sans cette sorte d’intussusception le langage ne tarderait pas à prendre des développements excessifs.

On a cru remarquer que le pouvoir absolu favorisait tout spécialement la multiplication de ce phénomène, l’idée du souverain mettant en quelque sorte hors de pair tout ce qui le concerne ou l’approche. C’est ainsi qu’à Versailles le lever était le lever du roi, et que avoir la plume signifiait imiter l’écriture du roi et tenir la correspondance en son lieu et place. Mais il n’y a là qu’un fait qui se reproduit en tout temps et à tous les étages de la société. À une certaine époque de la Révolution française, on décrétait les citoyens suspects : il semblait inutile d’ajouter d’accusation. Dans la langue judiciaire, instruire c’est instruire une affaire, un procès. Dans la langue de l’enseignement, instruire les enfants, c’est les munir des connaissances nécessaires. Au régiment, donner le mot signifie donner le mot d’ordre. À Rome, æris confessus était un homme qui reconnaissait une dette : la locution complète eût été æris alieni.

En toutes les situations, en tous les métiers, il y a une certaine idée si présente à l’esprit qu’il semble inutile de l’énoncer dans le discours. L’épithète servant à spécifier cette idée est seule exprimée. De là cette quantité d’adjectifs qui, à la longue, prennent place parmi les substantifs. Le géomètre parle de la perpendiculaire, de l’oblique, de la diagonale. Le maître de calligraphie de la ronde, de l’anglaise, de la bâtarde. À la classe de musique nous devons les blanches, les noires. Ces raccourcissements sont si connus qu’il est inutile de nous y arrêter. Mais on remarquera avec quelle fidélité se conserve le genre du substantif sous-entendu : nous disons encore à la française, à l’étourdie, de plus belle, à droite, quoique depuis longtemps le substantif, qui est mode, façon, manière, main, ait cessé d’être énoncé[1].

La famille, chez les Romains — familia, — se composait des enfants et des esclaves : de là les deux adjectifs liberi et famuli. Tous deux, de temps immémorial, sont devenus substantifs.

En Grèce, le frère issu des mêmes parents était κασίγνητος. Le frère de père seulement, ὁμόπατρος ou ὄπατρος. Le frère de mère, ἀδελφός. Avec tous ces mots, il fallait d’abord sous-entendre φράτωρ qui, étant devenu inutile, est sorti de la langue ordinaire, mais est resté dans la langue politique.

Nul doute que si nous pouvions remonter au delà de la période indo-européenne, beaucoup de substantifs de cette période se révéleraient à nous comme adjectifs.


On comprend quel large champ ces suppressions ouvrent à la polysémie. L’adjectif novellus (notre français nouveau) est un de ces diminutifs dont la langue familière, chez les Romains, était coutumière. On a donc dit novellæ en parlant des jeunes vignes, et en sous-entendant vites. Mais les légistes romains, parlant des constitutions données à l’empire après la codification de Justinien, ont dit également Novellæ (les Novelles) : ils sous-entendaient leges. Ces rencontres sont si fréquentes qu’il est inutile d’en multiplier les exemples : on sait combien l’esprit de calembour abuse de ces équivoques.

Les mots désignant un objet d’usage quotidien comme feuille, carte, planche, table, doivent leur polysémie à la suppression du déterminatif. On aurait tort de placer cette variété de significations dans le nom lui-même : elle y est entrée après coup, par le raccourcissement de la locution. En pareil cas, l’étymologie pourrait devenir le guide le plus trompeur, si à la connaissance des mots l’on ne joignait celle des choses.


L’ancienne philologie, qui avait remarqué un certain nombre de faits de ce genre, avait inventé, pour les caractériser, une dénomination originale. Quand le verbe absorbe en lui la signification de son complément, ils disaient qu’il est prégnant. L’expression est jolie, quoique inexacte, car c’est porter un défi à l’ordre habituel des choses, et faire violence à toute chronologie, comme à toute histoire naturelle, de mettre la gestation après l’existence à l’état séparé. Quoi qu’il en soit, cette absorption est extrêmement fréquente, surtout dans la langue des différentes professions et des divers états. Le sens du complément rentre alors, en quelque sorte, dans le verbe, et lui donne une signification tout à fait caractéristique. Dans le langage de la dévotion, on sait ce que c’est qu’un chrétien qui pratique, ou un malade qui est administré. Quoi de plus général que le verbe déposer ? Mais quand on parle d’un témoin qui dépose, chacun comprend qu’il s’agit de renseignements donnés à la justice. Amener veut se dire de tout objet qu’on fait approcher : mais, en terme de marine, l’ordre d’amener est l’ordre de descendre le pavillon.

En présence d’un auditeur au courant des choses, il est naturel qu’on supprime ce qui s’entend de soi. Au xvie siècle, l’expression une femme possédée ne prêtait à aucun doute : c’était une femme possédée du démon. Quand, à l’article Tribunaux, nos journaux annoncent une affaire de mœurs, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un attentat aux mœurs.


Quelquefois la suppression change à son avantage le sens du vocable survivant. Nous en avons un exemple caractéristique dans le mot ποιητής[2].

On croit communément que le poète, aux yeux des Grecs, était « le créateur », et le poème « une création ». Cela est très beau et place très haut le poète. Mais la réalité est un peu différente. Après une première époque, celle des aèdes, où les poètes étaient leurs propres interprètes, il en vint une autre où l’on commença à distinguer l’auteur des vers et le chanteur ou acteur qui ne fait que les reproduire en public. On a dit alors μελῶν ποιητής, ou ἐπῶν ποιητής, par opposition à ῥαψῳδός ou ὑποκριτής. Puis, par abréviation, ποιητής, quand il était question d’odes ou de drames, a signifié l’auteur des vers, exactement comme quand, à la fin d’une pièce de théâtre, le public réclame aujourd’hui « l’auteur ». Mais cette dualité s’est peu à peu effacée du souvenir. Le poète, n’ayant plus besoin d’un truchement, mais gardant toujours le même nom, a paru alors devoir son titre à quelque conception plus élevée : c’est entouré de cette auréole de noblesse que son nom nous apparaît aujourd’hui.

Nous devons l’expression latine defunctus, pour désigner les morts, à une locution qui ne manquait pas de beauté en sa simplicité. Il faut compléter en defunctus vitâ, c’est-à-dire « qui s’est acquitté de la vie », celle-ci étant considérée comme une fonction difficile et sérieuse. Defunctorum memoria, c’est le souvenir de ceux qui, ayant servi en leur temps dans l’armée des vivants, ont reçu leur congé.

Par un sentiment analogue, migrare, chez Grégoire de Tours, signifie « mourir ». Il faut sous-entendre : ad dominum ou a sæculo. Transcrivons ici les réflexions de M. Max Bonnet[3]. « Toutes les locutions fixes ont ceci de commun que les mots, à force de se trouver réunis, réagissent en quelque sorte l’un sur l’autre, et prennent chacun une partie de la signification de l’autre… Il peut arriver aussi que l’un des deux, à lui seul, éveille dans l’esprit du lecteur l’idée habituellement exprimée par tous les deux. »


Je veux terminer ce chapitre par quelques exemples de locutions où le raccourcissement, en des mots très usités, a amené un remarquable changement de signification.

Quand nous disons : entendre un orateur, entendre un discours, nous employons entendre comme signifiant ouïr. Mais, en réalité, il signifie « appliquer ». Intendere est pour animum intendere[4]. Le changement de sens est d’ailleurs ancien. On trouve déjà dans Grégoire de Tours : Quos sæpe conspicit et intendit[5].

Defendere, à l’origine, signifiait « écarter » ; defendere ignem a tectis, defendere hostes ab urbe. C’est par abréviation qu’on a dit defendere urbem, defendere domos. — Mactare signifiait « enrichir, amplifier » ; par abréviation, au lieu de dire : mactare deos bove, on a dit mactare bovem, « sacrifier un bœuf ». — Adolere signifiait « augmenter, enrichir » ; par abréviation, au lieu de adolere aram ture, on a dit adolere tus, « brûler de l’encens ».

Ainsi le langage, partout où on l’examine de près, montre une pensée qui reste entière pendant que l’expression se resserre et s’abrège. En dépit des soubresauts auxquels ces ellipses exposent l’histoire des mots, il y faut voir le travail normal et légitime de l’intelligence.


  1. La plupart des problèmes relatifs au genre doivent se résoudre ainsi. Oriens, occidens sont du masculin à cause de sol sous-entendu. Prosa est du féminin à cause de oratio. Ovile est du neutre à cause de stabulum. Nous ne parlons ici, bien entendu, que des substantifs de seconde formation.
  2. Voir sur ce mot un article de M. Weil dans l’Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques, 1884.
  3. Le latin de Grégoire de Tours, p. 255.
  4. La construction régulière exigeait le datif. Nous disons encore : « Il ne veut entendre à rien. — Je ne sais auquel entendre. »
  5. La locution condamnée par les grammaires : fixer un but, fixer une personne est tout à fait de même sorte. Mais elle a le tort de venir à une époque où la langue ne se prête plus autant à ces raccourcissements.