Esquisses contemporaines - Maurice Barrès/02

ESQUISSES CONTEMPORAINES

M. MAURICE BARRÈS

II [1]
EN ATTENDANT LES BARBARES

Sauf de bien rares exceptions, ce n’est que par des œuvres d’imagination qu’un écrivain s’impose au grand public. Le Génie du Christianisme lui-même n’aurait pas fait entrer du premier coup Chateaubriand dans la gloire, sans les deux « épisodes « d’Atala et de René que l’auteur y avait subtilement insérés. Plus près de nous, les Essais de psychologie contemporaine ont eu certainement moins de lecteurs qu’Un crime d’amour et que Cosmopolis. C’est sans doute ce qu’avait obscurément senti M. Barrès en réservant, dès ses débuts, à l’art du roman, son effort littéraire le plus soutenu. Le roman, dans la littérature d’aujourd’hui, remplit exactement la fonction que remplissait la tragédie dans la littérature classique. Cette forme d’art est si souple, elle se prête à des talents si divers, à des conceptions si variées, qu’elle ne peut manquer d’attirer et de retenir tous ceux qui ont quelque imagination dans la pensée [2]. Mais les premiers romans de M. Barrès étaient d’une qualité si singulière et, pour tout dire, si étrangement obscurs et si ésotériques, qu’ils ont déconcerté, et même découragé, je le sais, la bonne volonté de bien des lecteurs qui n’étaient point tous méprisables. Les « Barbares » se vengeaient de leur dédaigneux « adversaire « ...en n’achetant point ses livres. Celui-ci était trop fin, trop amoureux de la gloire pour ne s’en point aviser, et pour ne point changer de méthode. Il dut rêver d’un grand roman conçu suivant une formule nouvelle, et où il se mettrait tout entier, avec toutes ses idées, philosophiques, politiques et sociales, avec son expérience de la vie et des âmes contemporaines, avec ses multiples dons d’écrivain : sorte d’épopée symbolique où il inscrirait, dans l’évocation de quelques destinées individuelles, l’histoire morale de sa propre génération. Et ce serait le Roman de l’Energie nationale.


I

L’œuvre une fois conçue (1894), elle fut bâtie tout entière, puis présentée à une Revue. Elle effraya par ses dimensions démesurées. On se contenta d’en insérer la première partie, qui fut baptisée d’un titre tout à fait heureux, et qui devait faire fortune : les Déracinés. De 1897 à 1903, les trois parties de la trilogie parurent successivement en librairie : l’Appel an soldat et Leurs Figures suivirent les Déracinés. Comme ils mettaient en scène nombre de personnages encore vivants, chacun de ces livres, ainsi qu’il était naturel, souleva de vives polémiques. L’ensemble s’imposa à l’attention générale : les critiques les moins indulgents durent convenir qu’après ce gros effort, M. Maurice Barrès était quelque chose d’autre et de plus qu’auparavant, et qu’il fallait désormais compter avec lui.

On se rappelle la donnée de ce Roman de l’Énergie nationale. C’est, entre 1879 et 1894, l’histoire de sept jeunes Lorrains, anciens élèves du lycée de Nancy, qui, brûlés du désir d’ « arriver, » grisés des discours de leur professeur de philosophie, le politicien Bouteiller, sont venus chercher fortune à Paris. Ils ne croient qu’en eux-mêmes, et leur grand maître, leur « professeur d’énergie, » est Napoléon [3]. Le journalisme, la politique, ces deux grands modernes « moyens de parvenir, » leur réussissent assez mal, au moins à quelques-uns d’entre eux : l’un, Racadot, entraîné au crime, meurt sur l’échafaud ; son complice, Mouchefrin, achève de se dégrader par des opérations du plus bas chantage. Deux autres, Renaudin et Suret-Lefort, aussi peu scrupuleux, mais plus habiles et plus heureux, deviennent, l’un agent principal d’une grande maison de publicité, l’autre député influent de la majorité républicaine, et le successeur désigne de Bouteiller. Un autre, Saint-Phlin, catholique et conservateur, retourne s’enraciner dans son pays. Un autre, Rœmerspacher, solide travailleur de Sorbonne, finira sans doute à l’Institut. Quant au dernier, François Sturel, nature inquiète, fine et nerveuse, il ne sera rien complètement : sa liaison avec le général Boulanger, ses indignations et ses velléités d’action pendant la période panamiste n’aboutiront qu’à lui faire constater son impuissance. Ce « roman de l’énergie nationale « nous laisse à dessein sous l’impression, par suite d’une mauvaise application, d’un fâcheux gaspillage de l’énergie nationale.

Cette œuvre puissante, et qui fait songer à certains romans sociaux de Balzac, n’est point sans défauts. Elle est trop touffue et elle est inégale. Les belles pages, que guettent les anthologies, y abondent. Mais le style, dans sa luxuriance, avec toutes ses qualités d’éclat, de force, d’ingéniosité aiguë, n’a pas toujours la limpidité, la simplicité, l’aisance heureuse qui distinguent les vrais classiques. Ce fleuve abondant et tumultueux charrie encore dans son cours quelques débris des vieilles roches qu’il a arrachés à ses rives ; la pureté de ses eaux est encore troublée par le limon germanique qu’elles transportent. Mais que l’écrivain consente à faire un choix parmi les sensations qui l’assaillent ; qu’il n’en retienne, pour les exprimer brièvement, que celles qui dominent et emportent les autres, et il lui arrivera de dessiner des paysages ou de tracer des portraits dont on ne saurait dépasser la vérité vivante et la force évocatrice.

Tous ceux qui ont senti et goûté la grandeur mélancolique des fins d’automne à Versailles croiront revivre leurs émotions passées en contemplant cette noble toile :


Le tapis du parc varie selon l’essence des arbres et la facilité qu’eut la pluie à le ternir. Quand le sol se bombe ou se rentre, les rayons réfractés avec des angles inégaux y fournissent mille feux non pareils. Parfois, dans le lointain, un bassin de marbre s’offre au bout des charmilles dont l’ombre zèbre le sol. Sur les côtés filent des sentiers étroits entre des haies rigoureusement taillées, et chacun d’eux aboutit à des bosquets où des bancs de Carrare délavé assistent à la chute des feuilles dans l’eau des vasques. De ces ronds-points déserts, huit chemins abandonnés mènent chacun à des solitudes d’où rayonne encore un système d’allées, toujours mélancoliques et de même enchantement, mais plus pressantes à mesure que leurs dédales se multiplient. Les feuilles se détachaient et glissaient en se froissant de branche en branche. Avec le moindre bruit, elles se couchaient, ne voulaient plus que pourrir. Un vent léger se leva qui les entraînait doucement, les faisait rouler comme des cerceaux d’enfants, les poussait jusqu’aux vasques croupissantes où des plombs bronzés, que gâte l’humidité poisseuse, émergent à fleur d’eau. O mort émouvante, formes ambiguës de la décomposition, couleurs liquéfiées où rampent les animaux répulsifs ! Nul passant, rien que la mort et la gamme de ses marbrures...


Veut-on maintenant des portraits, enlevés d’un trait de plume qui flagelle ou qui grave, ou ramassés en quelques lignes, ou amoureusement composés et dressés en pied, ou infatigablement pris et repris et qui s’acheminent à la ressemblance par des retouches successives ? C’est Constans, » avec ce ton bonhomme et cet air de maraîcher qui a des économies. » C’est Rouvier, » avec son aplomb de sanguin fortement musclé, ses larges épaules, son regard de myope qui ne daigne s’arrêter sur personne, avec tout cet aspect d’ Arménien transporté des quais de Marseille à Paris, et toujours parlant haut, de cette admirable voix autoritaire qui, depuis quatre ans, brutalise, subventionne et soutient tout ce monde-là « C’est Clemenceau, » né agressif et qui, même dans la vie familière, procède par interpellation directe et par intimidation, les bras croisés, le regard insulteur, la figure verte, cherchant son souffle. [4] « C’est Bouteiller, » avec son teint pâle, sa redingote où l’on cherchait instinctivement des traces de craie. » C’est Boulanger, » très simple, avec sa belle allure d’homme sûr de sa destinée et avec celle expression à la fois puissante et douce qui donnait tant de charme à sa physionomie, » mais avec « un fonds de vulgarité « qui reparaissait dans les moments décisifs [5]. Et c’est enfin Taine :


Le philosophe avait alors cinquante-six ans. Enveloppé d’un pardessus de fourrure grise, avec ses lunettes, sa barbe grisonnante, il semblait un personnage du vieux temps, un alchimiste hollandais. Ses cheveux étaient collés, serrés sur sa tempe, sans une ondulation. Sa figure creuse et sans teint avait des tons de bois. Il portait sa barbe à peu près comme Alfred de Musset qu’il avait tant aimé, et sa bouche eût été aisément sensuelle. Le nez était busqué, la voûte du front belle, les tempes bien renflées, encore que serrées aux arcades du front et l’arcade sourcilière nette, vive, arrêtée finement. Du fond de ces douces cavernes, le regard venait, à la fois impatient et réservé, retardé par le savoir, semblait-il, et pressé par la curiosité. Et ce caractère, avec la lenteur des gestes, contribuait beaucoup à la dignité d’un ensemble qui aurait pu paraître un peu chétif et universitaire dans certains détails, car M. Taine, par exemple, portait cet après-midi une étroite cravate noire en satin, comme celle que l’on met le soir.


Ce sont là des pages qui classent une œuvre. Mais un paysagiste, un portraitiste même ne sont pas un romancier. Il faut encore, il faut surtout, pour mériter pleinement ce titre, savoir conter et créer des figures vivantes. Savoir conter, c’est donner au lecteur l’illusion d’une histoire vraie, c’est fixer son attention et piquer sa curiosité au moyen d’une intrigue à la fois si attachante et si claire que pas un instant l’intérêt ne faiblira. À cet égard, le « roman de l’énergie nationale « n’est pas une parfaite réussite. Le don latin de la composition y fait un peu défaut. Très différent en cela, par exemple, de M. Bourget, qui est un si puissant constructeur, M. Barrès ne tient pas d’une main très ferme tous les fils de l’écheveau qu’il doit dérouler sous nos yeux ; il les laisse s’entrecroiser, et même s’embrouiller quelquefois. Les destinées de chacun de ses héros ne sont point centrées autour d’un point fixe, et, à les suivre parallèlement, l’intérêt se disperse et se dilue. Joignez à cela que, pour des raisons de fantaisie personnelle ou de doctrine, l’écrivain se laisse volontiers entraîner à des longueurs, des digressions, des hors-d’œuvre, qui nous font perdre de vue la ligne générale du récit et rompent à chaque instant l’impression d’ensemble. Grave défaut dans un ouvrage d’imagination : le lecteur n’appartient corps et âme qu’à l’écrivain qui s’empare de son esprit dès la première ligne et ne le lâche qu’à la dernière, après l’avoir conduit, par la voie la plus directe, la plus rapide, au terme secrètement poursuivi. Au romancier qui lui procure ce singulier plaisir d’être constamment dominé, et pris, et emporté dans un vigoureux engrenage, il n’est pas loin de presque tout pardonner, même de ne point posséder le don de vie et de ne pas « faire concurrence à l’état civil. »

Cette dernière faculté, on a parfois prétendu que M. Maurice Barrès en était dépourvu. Et si l’on veut dire par là que les personnages imaginaires qu’il met en scène ne surgissent pas devant nos yeux, ses livres fermés, avec cette netteté, ce relief, cette force d’obsession qu’ont les images des êtres réels que nous coudoyons dans la vie, on a peut-être raison. Je ne revois pas Rœmerspacher et Mme de Nelles comme je revois Eugénie Grandet ou le père Goriot. Mais a-t-on remarqué qu’il n’en va pas de même pour les personnages que M. Barrès a peints d’après nature et qui appartiennent à l’histoire ? Je revois fort bien Bouteiller, — copié, comme l’on sait, fort librement d’ailleurs, sur Auguste Burdeau ; — j’entends sa belle voix grave et pathétique, et, instinctivement, je cherche, moi aussi, des traces de craie sur sa redingote de professeur. Je revois surtout Boulanger et toutes ces « figures « de « panamistes » et de parlementaires qui s’agitent au Palais-Bourbon. Et ce que le romancier n’a pas moins bien senti et rendu, c’est l’atmosphère toute spéciale où vivent, intriguent, spéculent et quelquefois tremblent ses héros. Telles séances de la Chambre, — la « Journée de l’Accusateur, » celle de « la Première charrette, » — sont de la grande psychologie collective en action et nous laissent une impression ineffaçable, — une impression analogue à celle que l’on emporte de certaines pages de Saint-Simon.

Et tout ceci revient à dire que l’art de M. Barrès, inférieur peut-être à son rêve, quand il s’agit de créer et de faire mouvoir des êtres fictifs, ne prend tout son prix que quand l’écrivain travaille d’après le modèle vivant. Son imagination est moins inventive qu’évocatrice de choses vues. « L’Appel au soldat, écrivait Jules Lemaitre, me parait être de l’histoire, au même titre, par exemple, que les Mémoires de Saint-Simon, les Mémoires d’outre-tombe ou les visions de Michelet, et à plus forte raison que les admirables chapitres de l’Éducation sentimentale où est racontée la Révolution de 1848. Toute histoire est forcément « subjective, » c’est-à-dire interprétée et par suite transformée par le narrateur, à moins que celui-ci soit un esprit tout à fait indigent. L’histoire est, dans l’Appel au soldat, d’un subjectivisme qui avoue, voilà tout [6]. » Historien, je ne sais, car peut-être se mêle-t-il trop de passion à cette représentation des mœurs contemporaines ; mais chroniqueur ou mémorialiste assurément : M. Maurice Barrès est par excellence le chroniqueur de la vie politique sous la troisième République.

Ce chroniqueur, enfin, est un écrivain qui pense ; il ne se contente pas d’évoquer : il juge la réalité qu’il peint ; il a écrit, et il faut l’en louer, un roman à thèse. L’idée générale qui domine et qui inspire son livre, c’est celle qui forme l’une des assises doctrinales des Origines de la France contemporaine, et que nous avons déjà vue esquissée on développée dans maint article de journal. Aux yeux de M. Barrès, comme aux yeux de Taine, la France d’aujourd’hui souffre surtout d’un excès de centralisation. Centralisation intellectuelle : l’enseignement universitaire, tout pénétré d’esprit classique et d’humanisme, détache les jeunes êtres qui lui sont confiés du sol natal et des traditions familiales, les coule dans un moule uniforme et artificiel ; il fabrique des « déracines « et des hommes de lettres parisiens. Centralisation politique : tout le pouvoir est concentré entre les mains de quelques centaines de mandataires qui, organisés en partis, choisissent ou imposent les ministres, et. accessibles à toutes les corruptions, battent monnaie de leurs votes, de leur influence, sans aucun souci de l’intérêt public. Centralisation administrative : une immense armée de fonctionnaires couvre le pays, recevant le mot d’ordre de Paris, appliquant des règlements qui ne tiennent pas compte des diversités locales et qui répriment impitoyablement toute velléité d’originalité, toute initiative individuelle. A ce régime, la France se meurt, la France est morte. Il n’y a qu’un moyen de la ressusciter : c’est de restreindre de plus en plus le rôle de l’État dévorateur et tout-puissant ; c’est de réchauffer ou même de recréer la vie régionale ; c’est de combattre sans trêve le parlementarisme irresponsable et incompétent.

La thèse ainsi présentée est spécieuse, et j’en dirais même volontiers ce que Pascal disait de l’athéisme, qu’« il est vrai, mais jusqu’à un certain point seulement. » Car certes, nous n’allons pas nier les réels inconvénients d’une centralisation excessive. Mais nous n’irons pourtant pas jusqu’à charger ce seul bouc émissaire de tous les péchés et de tous les malheurs d’Israël. Ce n’est pas d’un excès de centralisation que la France de 1880-1910 a particulièrement souffert ; c’est, — nous le voyons mieux aujourd’hui, — de sa défaite de 1870. On pourrait même soutenir que c’est sa centralisation, qui a permis à la France vaincue de sauvegarder jalousement et de consolider son unité nationale, et de pouvoir, à l’heure du danger, faire face de toutes ses forces réunies à l’ennemi commun. La France de la grande guerre n’a pas eu, comme la Belgique, ses « flamingants, » ni, comme l’Angleterre, son Irlande. Elle est actuellement, et de beaucoup, la plus une de toutes les nations européennes : ce résultat est assez appréciable pour être payé, fût-ce un peu cher. Et cela assurément ne veut pas dire qu’il n’y ait pas lieu, maintenant surtout, de corriger les défauts et d’atténuer les excès d’une centralisation trop rigide, de décongestionner un organisme, où quelques organes, d’ailleurs essentiels, ont pris une extension démesurée, de rendre aux membres atrophiés la souplesse et la libre aisance de la vie. Mais l’opération doit être conduite avec tact, mesure et prudence. En matière sociale, où tout est affaire de nuances et de sage opportunité, les erreurs sont toujours graves, et, sous prétexte de fuir un excès regrettable, il ne faudrait pas tomber dans l’excès contraire, peut-être plus fâcheux encore. Les décentralisateurs d’aujourd’hui et de demain devront entendre les discrètes et justes réserves qu’Emile Boutmy formulait déjà sur les vues décentralisatrices de Taine. » Dans notre société nivelée et pulvérisée, disait-il, l’Etat est actuellement la seule expression de la pairie, le seul symbole visible d’une communauté historique glorieuse. Si l’on entreprend de diminuer cette grande figure, ce doit être sans raideur théorique, avec beaucoup de ménagements et de précautions, et en lui laissant toujours de quoi soutenir un haut personnage. Autrement, le patriotisme perdrait le dernier et le seul centre de conscience par où il se saisit et se reconnaît [7]. »

La thèse du « déracinement « appellerait des resserves analogues [8]. Comme la thèse de « l’étape, » dans le roman célèbre de M. Bourget, elle n’est juste qu’à la condition de n’être pas érigée en dogme, en principe rigide et absolu. Oui, sans doute, il serait bon qu’un grand nombre de ceux qui viennent chercher fortune à Paris trouvassent dans les cadres naturels de leur province natale un utile emploi de leur activité. Mais il y a des ratés, même en province, et je ne suis pas sûr que les six « déracinés » de M. Barrès, même s’ils n’avaient jamais quitté leur Lorraine, eussent beaucoup mieux tourné que sur le pavé de Paris. Plus que de leur « déracinement, » ils me paraissent les victimes de leur amoralité personnelle, et c’est ce que l’écrivain aurait dû plus nettement indiquer, et c’est ce qu’il aurait fait peut-être, s’il n’avait pas cru devoir affecter, au cours de ses trois volumes, un air et un ton d’amoralisme qui se traduit par maints détails d’une crudité inutile et un peu voulue, et qui rappelle trop les écarts de sa première manière... Pour en venir à des cas réels et concrets, plus probants que des cas imaginaires, à chaque instant ne constatons-udus pas autour de nous les heureux effets de certains « déracinements ? « Les lettres françaises et « l’énergie nationale » eussent-elles gagné à ce que M. Maurice Barrès s’enfermât dans sa vallée de la Moselle et limitât sa destinée à être magistrat, ou même journaliste, à Nancy ? Enfin, l’enseignement universitaire peut avoir toute sorte de défauts ; mais, — ne nous laissons pas ici abuser par de mauvais souvenirs personnels de collège, — s’il se propose pour objet de franciser, d’humaniser, — c’est tout un, — les jeunes provinciaux qui lui sont soumis, de les acheminer à des conceptions moins locales, plus générales du monde et de la vie, il remplit exactement sa fonction propre, et il faut l’en féliciter. Élever un enfant, — la langue même l’indique avec une force merveilleuse, — c’est le détacher de lui-même, c’est le dégager de sa gangue originelle, et le faire progressivement passer d’un état voisin de l’animalité primitive à un état d’humanité supérieure. Elever, c’est épurer, c’est affranchir ; c’est, si l’on veut, « déraciner » en chacun de nous l’instinct égoïste et lui substituer une claire volonté d’altruisme. En ce sens, le « déracinement’ est une chose non seulement légitime, mais nécessaire ; c’est le dernier mot et la fin dernière de toute éducation véritable... Mais ne faut-il pas maintenant reconnaître qu’un livre qui, sans parler de ses autres mérites littéraires, soulève de pareilles questions, n’est pas un roman ordinaire. En écrivant son Roman de l’énergie nationale, M. Barrès a pris rang, décidément, parmi les premiers écrivains d’aujourd’hui.


II

Son œuvre de romancier, si importante qu’elle fût à ses yeux [9], n’absorbait pas son activité tout entière. Il écrivait d’autres livres, il poursuivait son labeur de journaliste ; surtout il se mêlait à l’action politique. « Depuis mon premier livre, livre d’enfant, Sous l’œil des Barbares, a-t-il dit, je n’ai donné au travail pour lequel je suis né que les instants que je dérobais à ma tâche politique. » Il avait cessé de trouver Déroulède « encombrant » et il avait adhéré à la Ligue des Patriotes. Lorsqu’en 1898, la douloureuse « Affaire « éclata, rompant avec des amitiés et des admirations dont beaucoup lui étaient chères, il prit fortement position contre ceux qui lui paraissaient mettre en péril les plus graves intérêts du pays ; il fut l’un des plus ardents promoteurs et organisateurs de la Ligue de la Patrie française ; et s’il ne l’a peut-être pas inventé, c’est lui qui, plus que personne, a fait la fortune du mot nationalisme.

Un nationaliste, c’est d’abord essentiellement un homme qui rapporte tout à la France, et qui juge de tout, même de la vérité abstraite et métaphysique, en fonction de l’intérêt français. « L’assertion qu’une chose est bonne ou vraie a toujours besoin d’être précisée par une réponse à cette question : Par rapport à quoi cette chose est-elle bonne ou vraie ? Autrement, c’est comme si l’on n’avait rien dit. » Et, d’autre part, « un nationaliste, c’est un Français qui a pris conscience de sa formation. Nationalisme est acceptation d’un déterminisme [10]. » « Pour moi, messieurs, — s’écriait un jour M. Maurice Barres, dans une conférence célèbre, — dévoyé par ma culture universitaire, qui ne parlait que de l’Homme et de l’Humanité, il me semble que je me serais avec tant d’autres agité dans l’anarchie, si certains sentiments de vénération n’avaient averti et fixé mon cœur. » Un jour, à Metz, au cimetière de Chambière, en face du monument élevé à la mémoire de sept mille deux cents soldats français morts aux ambulances de 1870, il a eu la révélation de la solidarité inéluctable qui le rattache à tous ces morts, à la terre, aux traditions qu’ils défendaient. » A Chambière, devant un sable mêlé de nos morts, par un mouvement invincible de vénération, notre cœur convainc notre raison des grandes destinées de la France et nous impose à tous l’unité morale. »


Cette voix des ancêtres, cette leçon de la terre que Metz sait si bien nous faire entendre, rien ne vaut davantage pour former la conscience d’un peuple. La terre nous donne une discipline, et nous sommes les prolongements des ancêtres. Voilà sur quelles réalités nous devons nous fonder.

Que serait donc un homme à ses propres yeux, s’il ne représentait que soi-même ? Quand chacun de nous tourne la tête sur son épaule, il voit une suite indéfinie de mystères, dont les âges les plus récents s’appellent la France. Nous sommes le produit d’une collectivité qui parle en nous. Que l’influence des ancêtres soit permanente, et les fils seront énergiques et droits, la nation une [11].


Appuyé sur ce fondement solide, M. Barrès espérait rallier à sa doctrine tous les éléments sains de la communauté française. « La Patrie française, disait-il, liera partie avec les patriotes de Déroulède, avec les régionalistes, et avec tous ceux, catholiques ou positivistes, qui veulent une discipline sociale. » Les circonstances, de profondes divergences politiques entre les hommes firent avorter ce mouvement. Ceux-là mêmes qui eussent été tentés naguère de le condamner le plus sévèrement doivent reconnaître aujourd’hui, après l’expérience que nous avons faite de la volonté de guerre allemande, que ces « tumultes français, » boulangisme, nationalisme, ont eu leur raison d’être historique et leur utilité nationale. Trop absorbée dans ses querelles intérieures, endormie dans une sécurité trompeuse par les prédications pacifistes, la France risquait d’oublier le péril militaire qui croissait à sa frontière. Boulangistes et nationalistes l’ont tenue en haleine ; leurs excès mêmes ont entretenu, dans la jeunesse surtout, la flamme sacrée du patriotisme et « le sens de l’ennemi, » et à l’heure voulue, le pays tout entier s’est trouvé moralement prêt. Ses plus violents adversaires doivent aujourd’hui à Déroulède la juste réparation de leur gratitude.

Chose plus essentielle peut-être encore, le nationalisme a entretenu dans la pensée française la méditation du problème alsacien-lorrain. Le mot célèbre de Gambetta : « Y penser toujours, n’en parler jamais, » impliquait une profonde erreur psychologique : les hommes sont ainsi faits qu’ils ne pensent quelquefois qu’aux objets dont ils parlent toujours ; et la formule du grand tribun risquait fort de devenir une emphatique invitation à l’oubli. Il fallait empêcher l’odieuse et impie prescription. M. Maurice Barrès fut parmi les plus ardents à s’y employer. Ses origines mêmes le prédisposaient à cette tâche. Au sortir du « long travail de forage » auquel il s’était livré à ses débuts, il avait retrouvé dans sa petite pairie « la source jaillissante » de sa propre personnalité. Ses souvenirs d’enfance et de jeunesse lui avaient rendu familières toutes les choses de Lorraine et d’Alsace. Chaque année il revenait à Charmes passer de longues semaines dans la maison familiale ; il visitait l’Alsace et la Lorraine annexée. Un jour de juin 1899, il avait, sur le champ de bataille de Reichshoffen, rencontré le docteur Bucher, qui, « barrésien « de la première heure, avait voué un culte touchant au maître aimé de sa jeunesse et s’offrit à le guider dans son enquête sur l’âme alsacienne. La collaboration de ces deux hommes fut extrêmement féconde pour l’un et pour l’autre. Bucher dut à M. Barrès, avec d’incomparables encouragements, la révélation de son propre idéal et lactaire conception de son œuvre. Et M. Barrès dut à Pierre Bucher de mieux comprendre, dans sa complexité et sa profondeur, la question d’Alsace-Lorraine. En décembre 1899, il faisait, sous les auspices de la Patrie française, une conférence sur l’Alsace et la Lorraine. Il se défendait d’apporter à ses auditeurs « des déclamations, » mais simplement « un état sincère des gens et des lieux. » « Allons à Metz, » disait-il, et il dépeignait vivement cette ville charmante, » château de la Belle-au-Bois dormant : » « une caserne dans un sépulcre. »


Les femmes de Metz, ajoutait-il, touchent par une délicatesse, une douceur infinie, plutôt que par la beauté. Leur image, quand elles parcourent les rues étroites, pareilles aux corridors d’une maison de famille, s’harmonise au sentiment que communique toute cette Lorraine opprimée et fidèle. Quelque chose d’écrasé, mais qui éveille la tendresse, pas de révolte, pas d’esclaves frémissantes sous le maître, mais l’attente quand même, le regard et le cœur tout entiers vers la France.


Puis l’orateur, par des anecdotes et des faits précis, décrivait la lutte sourde qui, depuis 1871, était engagée à Strasbourg entre l’administration allemande, qui a déclaré une « guerre féroce à la langue, aux habitudes, à tout ce qui est d’essence française, » et une population invinciblement récalcitrante, et qui se venge en apprenant et en sachant mieux le français qu’avant la guerre. Et, généralisant, il retraçait à grands traits « le développement des âmes alsaciennes et lorraines » depuis l’annexion. Tout d’abord, « sous la douleur de la déchirure, » « ce fut la période héroïque et deprotestation. » Le système n’ayant pas produit les résultats positifs qu’on en attendait, on en changea. Ce fut alors la phase de la résistance légale. Les Alsaciens ont pris conscience de la supériorité de leur culture sur la culture germanique, et sans violence inutile, ils imposent ce sentiment à leurs maîtres d’un jour. « Dans l’Empire d’Allemagne, ils ont introduit des idées et des goûts français : un peu de France, en un mot. Au rapt du sol par la violence ils ont répondu par une lente et sûre conquête morale. » « Français ne puis, Allemand ne daigne, Alsacien suis : » telle est leur devise présente. » Et nous aussi, concluait le conférencier, nous devons travailler à cela : les maintenir dans la conscience française... Notre devoir, c’est de fortifier la France le plus possible... Si vous créez une France forte, armée, organisée, vous pouvez être certains que, de l’autre côté de la frontière, à l’instant que la politique aura choisi comme favorable, on entendra un immense cri d’amour s’élever vers la France quand elle pourra faire le geste nécessaire [12]. » Nous savons aujourd’hui combien la réalité des faits a justifié cette prédiction.

Tout en constituant et en développant les thèmes principaux de son nationalisme, et comme s’il était incapable de se laisser enlizer dans une préoccupation unique, M. Barrès ne s’interdisait pas de noter et d’orchestrer les émotions d’un autre ordre qui, au hasard des jours, venaient solliciter son ardeur lyrique. C’est ainsi qu’en plein procès de Rennes, il allait visiter Combourg, pour « s’épurer dans l’atmosphère d’un grand poète de l’honneur. » Et ce pieux pèlerinage nous a valu une fort belle méditation sur la jeunesse de René. « Fils des romantiques, je rentre dans ma maison de famille et je sonne à l’huis d’un château, survivance du passé, où je reconnais en même temps le principe de mon activité littéraire. » Fils des romantiques encore, l’auteur du livre intitulé Amori et Dolori sacrum (1903), et qui, de son propre aveu, contient des pages appartenant à la même veine que Du sang, de la Volupté et de la Mort. Parmi ces pages, certains admirateurs fanatiques de M. Maurice Barrès ont particulièrement distingué celles qui sont consacrées à la Mort de Venise, et ils déclarent volontiers, selon le mot de Sainte-Beuve sur Chateaubriand, qu’ « en prose il n’y a rien au-delà. » Je leur donnerais volontiers raison, si je ne croyais discerner dans ce morceau célèbre, avec quelques longueurs, un peu d’artifice, un peu de « littérature » aussi. et même, — soyons franc, — quelques traces de ce mauvais romantisme que ses premiers maîtres ont inoculé au poète, et dont il aura grand’peine à se défaire. Mais j’avouerai bien volontiers que « l’Incendie de Venise » est une superbe « opale, » à placer tout à côté de ce pur joyau qu’est la fameuse Lettre sur la Campagne romaine :


Là-bas, sur notre droite, Venise, au ras de la mer, s’étendait et devait faire une barre plus importante à mesure que le soleil s’anéantissait. Des colorations fantastiques se succédèrent, qui eussent forcé à s’émouvoir l’âme la plus indigente. C’étaient tantôt des gammes sombres et ces verts profonds qui sont propres aux ruelles mystérieuses de Venise ; tantôt ces jaunes, ces orangés, ces bleus avec lesquels jouent les décorateurs japonais. Tandis qu’à l’Occident le ciel se liquéfiait dans une mer ardente, sur nos têtes des nuages enivrants de magnificence renouvelaient perpétuellement leurs formes, et la lumière crépusculaire les pénétrait, les saturait de ses feux innombrables. Leurs couleurs tendres et déchirantes de lyrisme se réfléchissaient dans la lagune, de façon que nous glissions sur les cieux. Ils nous couvraient, ils nous portaient, ils nous enveloppaient d’une splendeur totale, et, si je puis dire, palpable. Vaincus par ces grandes magies, nous avions perdu toute notion du réel, quand des taches graves apparurent, grandirent sur l’eau, puis nous prirent dans leur ombre. C’étaient les monuments des doges [13].


Certes, l’auteur de cette page est un grand artiste. A Venise, il s’est efforcé de retrouver les traces de Wagner et de Taine, de Gautier et de Léopold Robert, de George Sand et de Musset, de Byron, de Chateaubriand et de Goethe. C’est là ce qu’il appelle le « Conseil des Dix. »


— Ils ne sont que neuf, me dit un lecteur.

— Qu’on réserve le dixième siège. Je connais telle candidature...


J’en connais une autre. Et qui sait ? si modeste qu’il soit, M. Maurice Barrès doit bien la connaître aussi.

A le prendre dans son ensemble, le recueil Amori et Dolori sacrum parait d’une inspiration encore toute romantique, et au lieu d’être daté de 1903, il pourrait l’être de 1890 : pourquoi les pages sur Une Impératrice de la Solitude ne seraient-elles pas contemporaines de Sous l’œil des Barbares, plutôt que de l’Appel au Soldat ? A y regarder pourtant d’un peu plus près, il est visible que l’auteur ne s’abandonne pas sans quelques remords à son lyrisme éperdu, à ses émotions un peu troubles et, parfois, malsaines, aux anciens guides de sa pensée et de son art. Et artiste très conscient de ses moyens et de son objet, pour mieux nous signifier que ce livre, s’il n’est pas un démenti, est tout au moins un adieu à son passé, il l’a couronné par une fort curieuse et suggestive méditation, Le 2 novembre en Lorraine, où, résumant tout son développement antérieur, il nous montre « le culte du Moi « aboutissant, nécessairement et logiquement, au culte vivifiant de la terre et des morts et, dans « un vertige délicieux, » « l’individu se défaisant pour se ressaisir dans la famille, dans la race, dans la nation, dans les milliers d’années, que n’annule pas le tombeau. » Sur la « sainte colline nationale « de Sion-Vaudémont il a « trouvé l’apaisement, » il a « compris son pays et sa race, » il a « vu son poste véritable, le but de ses efforts, sa prédestination : »


Voici la Lorraine et son ciel : le grand ciel tourmenté de novembre, la vaste plaine avec ses bosselures et cent villages pleins de méfiances. O mon pays, ils disent que tes formes sont mesquines ! Je te connais chargé de poésie. Je vois sur ton vaste camp des armes qui reposent. Elles attendent qu’un bras fort les vienne ressaisir... Plus que tout au monde, j’ai cru aimer le musée du Trocadéro, les marais d’Aigues-Mortes, de Ravenne et de Venise, les paysages de Tolède et de Sparte ; mais à toutes ces fameuses désolations, je préfère maintenant le modeste cimetière lorrain où, devant moi, s’étale une conscience profonde... Comme furent nos pères, nous sommes des guetteurs. Qu’est-ce que la pensée maîtresse de cette région ? Une suite de redoutes doublant la ligne du Rhin. Ce fut la destinée constante de notre Lorraine de se sacrifier pour que le germanisme, déjà filtré par nos voisins d’Alsace, ne dénaturât point la civilisation latine.


Fortes paroles, et de grande conséquence. Ouvrons, pour nous en mieux convaincre, le livre charmant que M. Barrès a publié, vers le même temps, sous ce titre plein de promesses : les Amitiés françaises. Ce sont, — un sous-titre nous en avertit, — des Notes sur l’acquisition par un petit Lorrain des sentiments qui donnent tin prix à la vie. Ce « petit Lorrain » est le propre fils de l’écrivain, Philippe, celui dont on a bercé l’enfance des récits de 1870, et auquel on a dit : « Les Français seront vainqueurs... le jour que tu seras grand. » Il faut noter à ce propos que les fougueux individualistes sont bien rarement d’honnêtes pères de famille ; ils ressemblent tous plus ou moins à leur maître Jean-Jacques qui, pour mieux discuter sur l’éducation, avait commencé par envoyer ses enfants à l’hôpital : n’ayant pas charge d’âmes, ils peuvent prêcher à leur aise, à l’abri de l’expérience et des responsabilités, le culte du moi et le mépris des traditions séculaires. Il en va tout autrement pour les éducateurs dignes de ce nom ; ceux-là veulent armer pour la vie réelle des êtres humains qu’ils rêvent aussi complets que possible ; ils savent quelle tâche complexe, délicate, presque effrayante, est celle qui consiste à élever un enfant ; aux théories toutes faites, aux aventures métaphysiques ils préfèrent l’autorité des faits et la leçon des ancêtres. « Nous ne rêvons pas d’un Eldorado, écrit M. Barrès. Nous ne sommes pas les éternels émigrants qui dessinent au bord d’une mer mystérieuse et sur le sable d’un rivage détesté les épures d’un vaisseau de fuite. Nous sommes des traditionnalistes. Quand toutes les idées entrent en concurrence dans l’âme d’un enfant, je m’applique à favoriser la poussée de ses ancêtres. » Et il conduit son fils sur la côte de Vaudémont, berceau de la légende et de l’histoire lorraine, à Domrémy, à Niederbronn, en Alsace, à Lourdes : il s’efforce de lui mettre dans l’âme de vivantes images françaises, et, en le maintenant dans la droite lignée de ses pères, de lui suggérer « la noble et la seule féconde discipline qu’il nous faut hardiment élire. » « Il s’agit de concevoir une sage économie de nos forces, d’organiser notre énergie et de sortir d’un désordre barbare pour l’accomplissement de notre destin. » Telle est la tradition de la France, celle « qu’il faut maintenir et développer, » « et ce soin suffirait presque à donner un sens à notre activité. » Et certes, cette subordination volontaire du sentiment à la raison implique de réels sacrifices.


Quand je reviens toujours à ma rude Lorraine, croyez-vous donc que j’ignore tant de douceurs, tant de merveilles épandues sur le vaste monde ? Si je m’en liens à Corneille, à Racine, ne distinguez-vous point que j’ai subi comme d’autres, et plus peut-être, ce flot de nihilisme et ces noirs délires que, par-dessus la Germanie, nous envoie la profonde Asie ?... Et, par exemple, croyez-vous qu’on ignore les somptueuses et déchirantes ivresses, tout le vaste flot de l’Asie, qu’un Tristan, qu’une Yseult, nous versent à nous submerger ? Leurs philtres m’enivrèrent, me corrompirent, m’allaient dissoudre. Ah ! combien ils me gênent encore ! On ne chasse plus Tristan et Yseult, s’ils mirent un jour leur poison dans nos veines... Voyons clair et, si c’est notre lâche dessein de nous abandonner, livrons-nous à ce flot stérile, à cet appétit du néant. Mais si nous préférons l’allégresse créatrice, la belle œuvre d’art française, rejetons le poison de l’Asie...


Désormais, le choix du poète est fait. Il a renoncé au néant. L’âge, la réflexion, l’expérience, l’action, la paternité ont exercé leur salutaire influence, exorcisé les séduisants et dangereux fantômes dont s’enchantait sa romantique jeunesse ; les « amitiés françaises » ont agi doucement, mais puissamment sur son âme, l’ont définitivement affranchie du lourd tribut qu’elle payait aux divinités d’outre-Rhin. Elle est libre maintenant d’entonner son « chant de confiance dans la vie. »


III

Le Roman de l’énergie nationale appelait une contre-partie. A ces six jeunes Lorrains qui, pour leur malheur et celui de la communauté nationale, avaient déserté leur pays, il fallait en opposer d’autres qui ne commissent pas la même faute. A l’exemple des « déracinés » il fallait substituer celui des « racines dans la terre de leurs morts. » A cet égard, quel cas plus intéressant, plus pathétique même à étudier que celui des Alsaciens-Lorrains qui n’ont pas émigré ? C’est toute la question d’Alsace-Lorraine qui se pose à leur sujet. Question, observons-le, qui n’est pas seulement actuelle, mais éternelle. « Ce grand drame moral n’est qu’une scène dans la longue tragédie qui se joue sur le Rhin entre le Romanisme et la Germanie. » « Les populations d’outre-Rhin ont envahi vingt-huit fois la France... Cette querelle pour la possession du Rhin ressemble assez à la lutte entre le soleil et la pluie qui se perpétue d’alternative en alternative. » Situées face à l’Allemagne, nos deux marches frontières sont les citadelles avancées de la civilisation latine, nos « bastions de l’Est. » Elles ont une mission historique à laquelle M. Maurice Barrès avait longuement et souvent réfléchi et que, depuis plusieurs années, il se proposait de décrire. C’était là « une œuvre à laquelle il se préparait, alors même qu’il ignorait devoir, un jour, l’entreprendre. »


Ce sera, — écrivait-il en 1901, à propos des Oberlé, — ce sera l’honneur de ma carrière d’écrivain, si je puis quelque jour apporter plus de lumière sur les magnifiques luttes rhénanes, luttes entre les intelligences et dans chaque intelligence. Aux frontières de l’Est, ma petite nation, à travers les siècles, a joué un rôle principal dans cet antagonisme de race où je suis, à mon tour, un modeste combattant. Nous avons filtré les races inférieures. Je ne m’écarte des querelles électorales que pour mieux me préparer à ce devoir difficile de fermer les défilés et de ralentir le flot étranger [14].

Ces « magnifiques luttes rhénanes, » l’écrivain se proposait de les mettre sous nos yeux par une série d’ « épisodes » qu’il publierait successivement. Le premier de ces épisodes, c’est le beau récit intitulé Au service de l’Allemagne.

Le livre doit beaucoup à Pierre Bucher [15] qui a servi de modèle, — de modèle très librement interprété, — pour le portrait du volontaire Ehrmann. Il semble d’ailleurs que ces pages aient tout d’abord un peu surpris les Alsaciens, comme ces photographies qui font douter de la parfaite ressemblance, parce qu’elles mettent en saillie un trait profond, involontaire et insoupçonné, d’une physionomie trop connue. En fait, la ressemblance intérieure était si subtilement attrapée, et, comme toutes les grandes œuvres d’art, le portrait fictif concentrait et exprimait si fortement les tendances intimes, presque inconscientes et inavouées, bref, toute la vie secrète, actuelle et prochaine, du modèle, il en éclairait, il en réalisait si lumineusement les virtualités, que bientôt les volontaires Ehrmann devinrent légion sur la terre d’Alsace. Une fois de plus, la vie se mit à imiter l’art. Et cela, sans doute, parce que l’art est une des forces constitutives de la vie : mais aussi, mais surtout parce qu’en étudiant l’Alsace nouvelle, l’artiste l’avait comprise, devinée et percée de part en part, et lui avait fourni la juste formule de son développement provisoire. » Jean Oberlé, écrivait-il déjà à la fin de son article sur le roman de M. Bazin, Jean Oberlé, généreux garçon que je salue avec respect, voulez-vous être un héros ? Ne quittez point l’Alsace... Demeurez un caillou de France sous la botte de l’envahisseur. Subissez l’inévitable et maintenez ce qui ne meurt pas. » Voilà la devise de l’âme alsacienne durant les années qui ont précédé la guerre. Mieux que jamais nous voyons aujourd’hui combien elle était féconde et combien elle a servi la cause de la France.

Les idées abstraites n’ont toute leur action sur les âmes que lorsqu’elles prennent corps et vie en de parlants symboles. C’est à Sainte-Odile que M. Maurice Barrès a eu la claire révélation du « devoir alsacien » et de « sa juste tâche. » Taine était venu à Sainte-Odile, et, dans des pages célèbres, exalté par la beauté du paysage, il avait évoqué la haute et pure figure de l’Iphigénie de Gœthe. Fâcheuse erreur d’un déraciné ! Sainte-Odile se suffit à elle-même : elle ne serait pas la patronne de l’Alsace, si elle n’était pas « le nom d’une victoire latine » et catholique sur la brutalité barbare et germanique. Son histoire, sa légende résument et symbolisent des siècles d’efforts et la continuité d’une même volonté nationale. Cette volonté est plus forte que les changeantes contingences historiques. « Ainsi, de nos jours, il nous faut le même miracle qu’au temps d’Odile, fille d’Adalric. Nous attendons que notre sol boive le flot germain et fasse réapparaitre son inaltérable fond celte, romain, français, c’est-à-dire notre spiritualité... La romanisation des Germains est la tendance constante de l’Alsacien-Lorrain. Telle est la formule où j’aboutis dans mes méditations de Sainte-Odile. »

Mais cette formule générale, comment l’adapter aux circonstances présentes ? Comment traduire dans les faits contemporains « la pensée de Sainte-Odile. » C’est ici qu’intervient l’histoire qui forme le fond du livre Au Service de l’Allemagne. Fils d’un industriel qui, pour ne pas laisser tomber son usine aux mains des Allemands, est resté en Alsace après la guerre, Ehrmann, convaincu lui aussi que son devoir est de ne pas quitter le pays natal, a fait ses études de médecine à Strasbourg, puis il est entré au régiment pour y accomplir comme volontaire ses six mois de service obligatoire. Sa première journée de caserne allemande lui est si dure, qu’il songe à déserter. Mais il se ressaisit, et il mettra son point d’honneur à être un excellent soldat, à s’imposer comme tel à ses chefs, à ses camarades, à leur arracher leur estime et l’aveu de sa supériorité d’Alsacien français. Et peu à peu, à force de patience, d’empire sur soi, de souple adaptation, de dignité et de gentillesse, il sort vainqueur du duel qui s’est engagé entre le militarisme prussien et son âme irréductible de Français annexé. Le jour de son départ, il est allé prendre congé du maréchal des logis, qu’il trouve en pleurs, au chevet de son unique enfant qui vient de mourir. Il lui serre la main et lui envoie une couronne. Le lendemain, le brave homme fait irruption dans sa chambre, sanglotant, les mains tendues :


— Vous êtes vraiment un grand cœur, monsieur Ehrmann. Au moment où je ne peux plus vous servir de rien ! monsieur, on doit le dire, les Français ont plus d’humanité que les autres.

Il m’a traité de Français ! C’est le dernier mot que j’ai entendu de cette caserne, et l’un de ceux qui, de ma vie, m’auront le plus donné de plaisir.


Cette sorte de tragédie intime est traitée, comme il convenait, à la manière classique. Pas de grands mots, pas d’éclats de voix, pas de considérations théoriques formant longueur. Des faits, de brèves notations psychologiques, une action vive et continue ; quelque chose de net et de souple, de direct et de vigoureusement ramassé qui rappelle les meilleures nouvelles de Mérimée ; une forme dépouillée, rapide, incisive ; une sobriété un peu hautaine, mais puissamment suggestive. Cela est d’un très grand art, fort et fin tout ensemble, et qui s’accorde admirablement avec la donnée morale du sujet traité. Nous voilà assez loin du romantisme d’inspiration et d’expression que l’on pouvait reprocher encore à l’auteur des Déracinés et de la Mort de Venise. Il s’est « romanisé « lui aussi. » Comment ne serais-je point prêt, écrivait-il naguère, à tous les sacrifices pour la protection île ce classicisme qui fait mon épine dorsale ? « Sans rien répudier de ses heureuses acquisitions antérieures, ces sacrifices, il a eu le courage de les accomplir. Il s’est modelé sur son héros. Il a accepté une discipline intérieure. Il a voulu faire sentir à tous ses lecteurs, fussent-ils Allemands, la supériorité ordonnatrice du génie latin. Son œuvre est devenue l’un de nos « bastions de l’Est. »

Quelques années après, il la poursuivait et la complétait en publiant un second « épisode, » Colette Baudoche, Histoire d’une Jeune fille de Metz. » Colette Baudoche, nous dit l’auteur, est la sœur de l’Alsacien Ehrmann. L’un et l’autre, j’ai essayé de les présenter avec les mois les plus unis et sans aucun artifice, pour ne pas diminuer devant le lecteur une position d’un romanesque si vrai. » Ce désir tout classique de simplicité n’a-t-il pas, ici, conduit M. Barrès un peu au delà du but, très légitime et très élevé, qu’il poursuivait ? Simplicité, sobriété ne sont pas, en art, — et fût-ce dans l’art le plus attique, — synonymes de sécheresse, et il y a, nous le verrons, un peu de sécheresse dans l’exécution de ce « petit roman, plein de sens, qui éclaire d’un jour net et froid l’état des choses franco-allemandes en Lorraine. » D’autre part, le sujet lui-même, avec tout le « romanesque si vrai » qu’il comporte, impliquait-il cette largeur et cette profondeur de pathétique qui caractérisent les grandes œuvres de la littérature et de l’art ? On peut en douter. On peut plaindre et admirer profondément les récentes générations d’Alsace et de Lorraine, croire que « ces captifs et captives continuent d’ajouter au capital cornélien de la France, » et trouver que la touchante Colette Baudoche aurait quelque peine à se transfigurer en une Pauline ou une Chimène. « Petite fille de mon pays, écrit bien joliment M. Barrès, je n’ai même pas dit que tu fusses belle, et pourtant, si j’ai su être vrai, direct, plusieurs t’aimeront, je crois, à l’égal de celles qu’une aventure d’amour immortalisa. Non loin de Clorinde, mais plus semblable à quelque religieuse sacrifiée dans un cloître, tu crées une poésie, toi qui sais protéger ton âme et maintenir son reflet sur les choses. » — « A l’égal « est peut-être beaucoup dire ; mais « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père, » et, parmi les héroïnes du sacrifice volontaire, la « jeune fille de Metz » est assurée de ne pas périr.

On connaît sa modeste et douloureuse aventure. Les dames Baudoche, — la grand’mère et sa petite-fille Colette, — ont loué deux de leurs chambres à un jeune professeur allemand, Frédéric Asmus. Celui-ci, un bon pédant, mal dégrossi, mais candide et plein de bon vouloir, se laisse prendre peu à peu au charme subtil de la vieille cité messine et de la vie lorraine ; il visite Nancy, admire la noble et discrète beauté de la place Stanislas, et, les commentaires de ses hôtesses aidant, il s’ouvre lentement à un ordre de pensée et de civilisation supérieures, bref, à l’ordre français. Peu à peu, la grâce opère, sous les espèces aimables, ingénieuses et sensées de la jeune fille, et un beau jour, l’Allemand la demande en mariage. Après un mois d’indécision, à la messe anniversaire des soldats français morts pendant le siège, messe qui, chaque année, le 7 septembre, se célèbre à la cathédrale, Colette a la claire révélation de son devoir de Française : les morts ont parlé ; elle ne peut pas, elle ne doit pas épouser un Allemand : car elle perdrait l’estime des Dames de Metz.

Certes, cette « petite Française de la lignée cornélienne «  est touchante. Peut-être le serait-elle davantage, d’une part, si la lutte qui s’engage dans sa conscience était moins brièvement analysée et nous était rendue plus sensible, et, d’autre part, si son sacrifice lui était, osons le dire, plus rude. Car elle n’aime pas d’amour Frédéric Asmus, lequel, en vérité, n’est pas très séduisant. Il y a des Chimènes bourgeoises, et je crois bien que Colette Baudoche a le cœur et l’âme de l’une d’elles ; mais son Rodrigue des bords de la Sprée, avec toutes ses qualités de sérieux et de bonhomie, n’est pas fait, — du moins en France, — pour provoquer quelque grande passion : il mérite estime, sympathie, amitié, tout ce que lui donne généreusement Colette, mais rien de plus. Et je suis d’ailleurs bien aise que Colette Baudoche n’ait pas le cœur brisé en disant adieu à Frédéric Asmus : la vie lui ménage peut-être quelque heureuse compensation, et, en tout cas, si elle avait épousé son Prussien, elle aurait trop souffert quelques années plus tard... Il est probable que son cas a dû être assez fréquent dans les pays annexés, au cours des quarante-trois ans qui ont suivi nos désastres.

A ce titre, le petit roman de M. Barrès, comme celui qui l’a précédé, a une portée représentative et symbolique qui en rehausse l’intérêt et le prix. Poser des cas de conscience largement humains, en étudier la répercussion sur des âmes d’aujourd’hui, fines, complexes, hautes et vibrantes, peindre avec une sobre discrétion les situations émouvantes où la vie et leur sensibilité les engagent : la littérature classique n’a pas fait autre chose, et n’est-ce pas là le commun idéal d’art qui a inspiré des œuvres telles que le Cid, Andromaque ou la Princesse de Clèves ? L’auteur d’Au service de l’Allemagne et de Colette Baudoche s’est définitivement rallié à la meilleure tradition de chez nous. Il a très délicatement ouvragé les fines tragédies tempérées qu’il avait conçues. La peinture des sentiments des Alsaciens et des Lorrains à l’égard des vainqueurs, leur « volonté de ne pas subir, leur volonté de n’accepter que ce qui s’accorde avec leur sentiment intérieur « lui a paru une riche et noble matière d’art français. » J’ai tenté, nous dit-il, d’incorporer à notre littérature les grands exemples de constance et de fierté qu’ils fournissent chaque jour, là-bas, afin que leur vertu continue de s’exercer au milieu de nous. » Il y a excellemment réussi [16].


IV

Ce dépouillement progressif de son romantisme originel s’est opéré, chez M. Barrès, d’une façon parfaitement consciente. A cette évolution si marquée du goût et de l’art, il a fait coopérer les circonstances changeantes de sa vie individuelle aussi bien que les expériences nouvelles qu’il lui plaisait de tenter. C’est ce que l’on perçoit fort nettement dans un livre qui, commencé en 1900, n’a été achevé et publié qu’en 1905, sous ce titre : le Voyage de Sparte. Le livre n’est point parfait : il n’est pas d’une seule venue, et l’on y sent trop les retouches et les reprises ; les longueurs, les digressions y abondent ; l’histoire de Louis Ménard, celle de Tigrane, les pages sur l’Iphigénie de Gœthe n’ont avec la relation d’un voyage en Grèce qu’un rapport bien lointain ; il se mêle aussi trop de « littérature, » — je veux dire des souvenirs de lectures trop voisines et trop fraîches, — aux impressions personnelles de l’auteur. Mais, « la part de l’envie » ainsi faite, comment ne pas savoir gré à l’écrivain d’une sincérité dont il nous donne des preuves touchantes et multipliées ? En un sujet où l’excitation factice est si facile, qu’elle aurait droit à l’indulgence, il s’y dérobe de parti pris. Il nous avoue que le polythéisme de Louis Ménard l’ « ennuie, » que la Grèce ne l’attire pas spontanément comme l’Espagne, qu’il s’y rend pour obéir aux suggestions imaginatives des maîtres parnassiens de sa vingtième année. » La curiosité qui m’oriente vers Athènes, dit-il, m’est venue du dehors plutôt que de mon cœur profond... C’est avec une sorte de maussaderie et pour remplir un devoir de lettré que je vais me soumettre à la discipline d’Athènes. Saurai-je l’entendre ? « Il l’entend d’ailleurs fort bien, mais non pas du premier coup, et, si l’on peut dire, avec son intelligence plus qu’avec son cœur. « Je ne puis y contredire, déclare-t-il, la beauté de Phidias s’impose avec domination à tous les hommes raisonnables. » Et pourtant, — Renan l’avait déjà pressenti, — un moderne ne pourra, sur l’Acropole, adresser à Athéné la prière d’un Grec du Ve siècle. » Le Parthénon n’éveille pas en moi une musique indéfinie comme fait, par exemple, un Pascal... Entre le Parthénon et nous, il y a dix-neuf siècles de christianisme. J’ai dans le sang un idéal différent et même ennemi. Bien que je reconnaisse l’interprétation hellénique de la vie comme très haute et d’immense portée, elle m’est étrangère et sans résonance. » Ce qui l’intéresse et le touche plus que tout, ce sont les souvenirs des ducs français d’Athènes, c’est la petite église catholique de Daphné. Et sans doute, en relisant Antigone au théâtre de Dionysos, il connaît des « instants de plénitude » qui lui seront une très vive jouissance et un enrichissement spirituel. Mais c’est qu’Antigone est déjà à bien des égards, une héroïne moderne. Tout au fond, Athènes désoriente un peu ce Lorrain par sa sobriété un peu nue, par sa « dure perfection. » A Athènes il préfère Sparte.


Que de force et de grandeur dans les mouvements du Taygète, quand il s’appuie largement sur la plaine conseillère de voluptés et qu’il se jette par cinq pointes neigeuses dans le ciel !... A quarante ans c’est Sparte où je me veux fixer. Sparte n’est point comme Venise une note de tendresse qui sonne au milieu du plaisir ; elle ne jette pas comme Tolède un ordre, un cri dans la bataille ; elle laisse Jérusalem gémir. Le Taygète entonne un péan.

Un cœur noyé de poésie, s’il connaît une fois la virilité du mont sous lequel tressaille la plaine pécheresse, veut mourir pour un idéal. Sa volonté d’être un héros jaillit, claire et joyeuse. Rien désormais ne le contentera qu’un fier repos au sein de la cité, une mémoire bien assise et resplendissante.

Qu’on veuille méditer cette page, si riche de substance. Elle nous explique l’inspiration et l’exécution, toutes « Spartiates «  des livres, — qui lui sont postérieurs, — Au service de l’Allemagne et Colette Baudoche. La vue du Taygète « aux cinq doigts, » la contemplation des lieux où fut bâtie Sparte, » la dompteuse d’hommes, » n’ont pas été étrangères à la conception des Bastions de l’Est. Sur le sol foulé par Léonidas, le petit-fils du soldat de Napoléon a senti se réveiller en lui l’instinct d’une vieille race militaire.

Et quand, deux années plus tard, s’interrogeant d’une âme plus sereine sur le bénéfice littéraire et moral qu’il a retiré de son voyage de Grèce, il se livre à une sorte d’examen de conscience spirituel, il se laisse aller à des aveux plus significatifs encore. Non sans résistance, il accepte « la leçon classique. » « Je reconnais, dit-il, les Grecs pour nos maîtres. Cependant il faut qu’ils m’accordent l’usage du trésor de mes sentiments. Avec tous mes pères romantiques, je ne demande qu’à descendre des forêts barbares et qu’à rallier la route royale ; mais il faut que les classiques à qui nous faisons soumission nous accordent les honneurs de la guerre, et qu’en nous enrôlant sous leur discipline parfaite ils nous laissent nos riches bagages et nos bannières assez glorieuses. » Il ne veut pas renoncer à « son aigre Lorraine, » qu’après Athènes il a retrouvée avec un plaisir indicible, et qu’il chante en des termes qu’eût enviés Virgile : « C’était le temps de la cueillette des mirabelles dans nos étroits vergers qu’entoure la grande paix lorraine ; un doux ciel bleu pommelé de nuages, d’immenses labours que parsèment des bosquets, un horizon de molles côtes viticoles, et des routes qui fuient avec les longs peupliers chantants. » Oui, certes, il y a un « miracle grec ; » mais il y a aussi un « miracle français ; » et pourquoi l’un abdiquerait-il devant l’autre ?


Épictète disait malheureux l’homme qui meurt sans avoir gravi l’Acropole. Ah ! s’il existait un pèlerinage que Pascal nous eût ainsi recommandé comme la fleur du monde ! Je rêve d’un temple dressé par un Phidias de notre race dans un beau lieu français, par exemple sur les collines de la Meuse, à Domrémy, où ma vénération s’accorderait avec la nature et l’art, comme celle des anciens Grecs en présence du Parthénon...


Mais l’homme qui fait ce rêve, ce n’est pas en vain que, de ses yeux de chair, il a vu le Parthénon :


La déesse m’a donné, comme à tous ses pèlerins, le dégoût de l’enflure dans l’art. Il y avait une erreur dans ma manière d’interpréter ce que j’admirais : je cherchais un effet, je tournais autour des choses jusqu’à ce qu’elles parussent le fournir. Aujourd’hui, j’aborde la vie avec plus de familiarité, et je désire la voir avec des yeux aussi peu faiseurs de complexités théâtrales que l’étaient les yeux grecs... Si la France relève, par l’intermédiaire romain, de la Grèce, c’est une tâche honorable, où je puis m’employer, de maintenir et de défendre sur notre sol une influence civilisatrice... Reste, m’a dit la Grèce, où te veulent tes fatalités... Demeure à l’Orient de la France, avec ta petite nation, à combattre pour ma beauté que tu n’es pas prédestiné à vivre [17].


Ce dégoût de l’enflure, heureuse leçon du génie grec, nous l’avons constaté dans les romans alsaciens de M. Maurice Barrès. Nous le constaterions encore dans le petit livre sur Greco ou le secret de Tolède, ou encore dans la Colline inspirée. Je ne sais, à vrai dire, si, dans ce dernier cas, » son aigre Lorraine « a très heureusement inspiré l’auteur de Colette Baudoche. De bons juges ont regretté le temps qu’il a passé en compagnie de ces trois prêtres schismatiques, que leur mysticisme individualiste a poussés hors de l’Eglise, et dont l’histoire morale est si loin de présenter l’intérêt largement humain qui s’attache, par exemple, à la destinée spirituelle d’un Lamennais ou d’un Luther, d’un Renan, ou même d’un Loyson. S’il y a des sujets qui « portent « un écrivain, assurément ce n’est pas celui-là ; et il semble que le biographe des frères Baillard aurait pu aisément trouver, dans l’histoire religieuse de sa province natale, quelque épisode qui fût plus complètement digne de son talent. N’a-t-il donc jamais été tenté d’écrire une Vie de Jeanne d’Arc [18] ?

Entre temps, la vie d’action l’avait repris dans son engrenage. En 1906, il était rentré au Palais-Bourbon comme député de Paris. Il y rentrait à un mauvais moment, au lendemain de la loi de Séparation, au plus fort de nos discordes civiles. Longue et néfaste période où « les Français ne s’aimaient pas, » où la France, indifférente en apparence au péril extérieur grandissant, semblait prendre plaisir à se déchirer elle-même. Le peintre et le pamphlétaire de Leurs Figures a eu sous les yeux, plusieurs années durant, la plus riche matière d’observation qui pût tenter la plume d’un psychologue de la vie parlementaire. C’est cette expérience qui a alimenté nombre d’articles dont la verve sans indulgence a réjoui la malice, piqué la curiosité, enchanté le goût de tous ceux qui lisent, et même de plus d’un des bénéficiaires des abus que l’écrivain attaquait. Si l’étranger n’écoutait pas aux portes, quel est le Français cultivé et libéral qui n’applaudirait pas a quelques-unes au moins des pages vengeresses qui s’intitulent avec une truculente franchise : Dans le cloaque ?

M. Barrès ne s’en tenait pas d’ailleurs à ce rôle, tout négatif, d’observateur ironique et d’écrivain d’opposition. Il intervenait dans les discussions pour défendre, avec une autorité croissante, les causes qu’un intérêt supérieur lui rendait particulièrement chères. A vivre parmi des passions contradictoires, il prenait fortement conscience de dispositions intérieures que la vie, jusqu’alors, semblait avoir un peu obnubilées. » Je ne me connais pas comme un croyant, écrivait-il, mais l’infernale stupidité de nos anticléricaux m’oblige à sentir, à voir dans mon cœur la divine nécessité de la religion de mes pères. Auprès du cercueil de Brunetière, l’autre matin, je songeais que nous rendions à notre respecté ami, dans cette sublime atmosphère des mots latins les plus émouvants, un hommage que nulle puissance ne pourrait ni interdire, ni suppléer. Ce n’est pas que je subisse l’influence des dogmes, mais je m’incline avec amour sous l’inévitable et très chère influence du passé [19]. » C’était retrouver l’état d’esprit, et presque les termes du testament de Fustel de Coulanges. Et, quelques jours après, à la tribune de la Chambre, il déclarait :


Sous couleur de guerre au cléricalisme, c’est la guerre au catholicisme qu’on veut faire. Or je me range parmi les défenseurs du catholicisme... Je ne vais pas parmi ces défenseurs en qualité de fidèle ou de croyant, je n’y vais même pas en invoquant le principe de liberté... Je rejoins et défends le catholicisme menacé, parce que je suis patriote, au nom de l’intérêt national.

Je considère que la nationalité française est liée étroitement au catholicisme, qu’elle s’est formée et développée dans une atmosphère catholique et qu’en essayant de détruire, d’arracher de la nation ce catholicisme, si étroitement lié avec toutes nos manières de sentir, vous ne pouvez pas prévoir tout ce que vous arracherez... [20]


Ce patriotisme prévoyant et généreux lui tenait les yeux constamment ouverts sur le péril extérieur. Il maintenait énergiquement contre les empiétements du germanisme les droits et la dignité de la communauté française ; il dénonçait les maladresses de ceux qui se montraient trop prompts à oublier [21] ; il signalait sans relâche les graves dangers de l’émigration dans l’Alsace-Lorraine annexée. Il écrivait : « Si les folies de nos Méridionaux, ce qu’à Dieu ne plaise ! devaient livrer à l’Allemagne une nouvelle bande de territoire, je ne quitterais pas ma Lorraine. Je demeurerais à Charmes pour être un élément de résistance française, de persistance latine et lorraine. Je supporterais de voir l’épais nuage des sauterelles affamées s’abattre sur mon plateau lorrain. Elles ne mangeraient tout de même pas ce que je couvrirais de terre ! » [22] En 1911, dans un moment particulièrement critique, appelé à Metz pour y commémorer les morts de 1870, il y prononçait un vibrant discours, fort audacieux dans sa discrète franchise, et qui dut faire sourciller plus d’un pangermaniste. Il y célébrait la constance de la fidélité lorraine et la profondeur de la tendresse française. « Vous savez qu’en France, déclarait-il, sur tous les sujets, nous sommes profondément divisés : c’est notre vieux défaut national ; c’est une maladie dont nous avons toujours souffert et dont nous nous sommes toujours guéris. Quand il y fallait un miracle, eh bien ! une jeune paysanne de Lorraine s’en chargeait. Vive la Lorraine ! C’est toujours elle qui rétablit l’unité française. S’il s’agit de vous, il n’y a plus qu’un sentiment, une seule voix, un seul peuple. » Il rappelait avec joie une magnifique parole récente de Jaurès : « L’Alsace et la Lorraine sont comme ces arbres qu’on peut séparer par une muraille de la forêt, mais qui, par les racines profondes, vont rejoindre sous la muraille de l’enclos les racines de la forêt primitive. » Il notait avec finesse les curieuses affinités électives qui, des deux côtés des Vosges, rapprochaient entre elles les générations nouvelles, « ce rythme, disait-il, qui soulève dans la même cadence notre jeunesse et la vôtre. » « Nos fils et vos fils ne se sont jamais vus, ils se ressemblent et ils s’aiment. » Il citait avec attendrissement ce mot qu’il avait lu « dans un cimetière de la Lorraine heureuse : » « Qu’il soit béni celui qui posa l’espérance sur les tombes. » Espérance, foi dans l’avenir, « tous ces grands cris de vigueur et de confiance indéterminée qui sont l’âme de notre nation « scandaient infatigablement les phrases, on serait tenté de dire les strophes de cette noble harangue.


Attachons-nous, concluait l’orateur, à cette vertu d’espérance. Et puisqu’ayant à parler, dans Metz, de la France, je me suis imposé de n’y rien dire que je ne puisse penser en présence d’un digne Allemand, et par exemple d’un Goethe, c’est à celui-ci que j’emprunterai le mot par lequel je veux clore et résumer tout ce que nous avons éprouvé au cours de ces trois journées. Oui, nous prendrons pour mot d’ordre le beau mot de Goethe dans le deuil : « Allons ! par-dessus les tombeaux, en avant ! « [23]


Et comme si ces paroles n’étaient pas assez explicites, il les commentait en deux articles qui en soulignaient le sens et la portée : « Au reste, disait-il, c’est très clair, très simple et très net, ce que nous attendons, ce que nous souhaitons des annexés : qu’ils restent Alsaciens et Lorrains, qu’ils demeurent pareils à eux-mêmes, de manière qu’au jour où nous reviendrons les prendre, nous nous reconnaissions les uns les autres sans peine et que la vie recommence, la vie de la famille française, comme si les dures années de la séparation n’avaient pas existé. Nous arriverons, et ils diront : Nous vous attendions ; nous reconnaissez-vous ? « — « Eh bien ! la bataille continue, — écrivait-il encore. — Qu’est-ce qu’un armistice de quarante années ? Sommes-nous prêts, sommes-nous les meilleurs ? Voilà l’unique question, la grande question toute claire, toute crue, qui chasse les vaines songeries. » Se faisant l’écho des impressions vécues qu’il avait recueillies en Lorraine, il répondait à la question ainsi posée avec un optimisme auquel la guerre, au total, devait donner pleinement raison. Soldats et officiers, artillerie, haut commandement, sur tous ces points essentiels, les Lorrains annexés estimaient l’armée française nettement supérieure à l’armée allemande ; et ils se laissaient aller à des « pensées de libération. » « J’entendais vraiment, nous confie M. Barrès, des captifs saluer l’espérance [24]. » A cette date, exprimer ces pressentiments qui, si tôt, allaient devenir prophétiques, ce n’était pas rendre un mauvais service à son pays.

En attendant l’inéluctable échéance, c’était lui en rendre un autre que d’évoquer et de chanter la Grande Pitié des églises de France. — Ce beau livre, — l’un de ceux où les divers aspects et les contrastes mêmes de la pensée et du talent de M. Barrès s’expriment le plus complètement et se concilient de la façon la plus harmonieuse, — est à la fois le plus personnel peut-être et le plus impersonnel de tous ceux qu’a écrits l’auteur des Déracinés. Il y a dans le Voyage de Sparte quelques lignes qui pourraient servir d’épigraphe à l’œuvre tout entière de l’écrivain. Il n’en saurait vouloir, nous dit-il, au voiturier lacédémonien qui le berce et l’ennuie de sa monotone et intarissable chanson : « Si je cours, avoue-t-il, dans ces montagnes du Péloponèse, c’est pour y ressentir des humeurs nouvelles et les traduire en phrases longues, brèves, lourdes, ailées, pareilles à des barques mouvementées sur mon cœur. Quand je suis si personnel que je ne parviens pas à fixer mon attention sur le terrain de Mantinée, sur les vestiges de Tégée, ni sur le lion de Piali, convient-il que je blâme un pauvre cocher qui ne s’occupe, comme moi, qu’à produire son âme ? « Ne nous étonnons pas que ce grave sujet des églises de France lui ait été un nouveau prétexte « à produire son âme : « c’est le propre des questions religieuses, par quelque biais qu’on les prenne, d’émouvoir en chacun de nous et de faire affleurer à la surface de notre être ce qu’il y a en nous de plus intime et de plus profond. M. Maurice Barrès ne pouvait échapper à la règle générale.

Non pas, on l’entend bien, qu’il aborde le problème religieux en théologien, ou en critique. Son point de vue est bien plutôt celui d’un libre philosophe et moraliste, doublé d’un poète et d’un artiste. » Il n’est pas nécessaire, écrit-il, de posséder une foi parfaite pour prendre un plaisir de vénération devant l’image sereine de la foi. » Lui qui a si souvent dit : « L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! « il sait qu’ « il ne faut pas compter sur le rationalisme non plus que sur la science pour cultiver toute l’âme. » « Connaissez mieux, s’écrie-t-il en pleine Chambre, connaissez mieux la nature humaine, celle des simples et celle des plus grands : il y a chez nous tous un fond mystérieux et qui ne trouve satisfaction que dans ce phénomène mystérieux lui-même qu’on appelle la croyance. Il y a une part dans l’âme, et la plus profonde, que le rationalisme ne rassasie pas et qu’il ne peut même pas atteindre. » « C’est qu’aussi bien, dira-t-il encore, quelques notions de plus ou de moins n’y changent rien, nous sommes tous le même animal à fond religieux, inquiet de sa destinée, qui se voit avec épouvante, encerclé, battu par les vagues de cet océan de mystère dont a parlé le vieux Littré et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile. » Eh bien ! ce fond religieux « à la fois très fécond et très redoutable, » « l’Eglise y met une discipline ; » elle canalise, si l’on peut ainsi dire, le sentiment religieux. Et de cela on doit lui savoir un gré infini. Par elle, le sentiment religieux est réglé, épuré ; il reste, dans nos médiocres sociétés modernes, la grande source profonde et irremplaçable d’idéalisme et de poésie. Qu’on aille au village, qu’on assiste à la procession du 15 août, — que le poète nous décrit en des pages qui ont l’air échappées du Génie du Christianisme. » J’ai entendu, nous dit-il, Parsifal à Bayreuth : tout y est lourd, grossier, volontaire, près de cette fête de la pureté... C’est ici que la petite ville peut prendre le sentiment de sa beauté morale, et s’évader des soins matériels... J’ai vu passer la poésie dont je suis un fils reconnaissant et dévoué. » Détruire les églises, tracasser ou paralyser ceux qui veulent les sauver de la ruine, c’est pécher contre l’Esprit, c’est prêter main forte à la Bête. Ecoutez le poète méditer dans la cathédrale de Reims : « Que me demande-t-on si je crois ? Je suis sûr que j’appartiens à la civilisation du Christ, et que c’est mon destin de la proclamer et de la défendre… J’accueille le chant des chrétiens et m’y associe dans mon cœur… J’ai le cœur serré, moins du passé que de l’avenir, devant cet incomparable édifice menacé… » — Pressentiment tragique, et qu’un très prochain avenir n’allait que trop justifier. — « J’ai vu la mort envahir les parties les plus périssables de l’édifice, mais, je le jure, son âme demeure… Ici les générations héritent les leçons et les exemples d’une haute civilisation. »

Défendre les églises, c’est, proprement, « défendre l’éternel. »


Rien ne sert d’objecter que Messieurs X… Y… Z… et Madame Trois-Étoiles, adversaires déclarés du christianisme, font voir des vertus de sacrifice et le plus beau sens de l’honneur. Est-ce que l’on songe à le nier ? Le fait ne va pas contre ce que je dis. Ces anti-chrétiens vivent dans une société toute formée par le catholicisme ; ils sont eux-mêmes compris et interprétés par une société catholique ; ils bénéficient de l’atmosphère, et leur noblesse morale, que des observateurs superficiels seraient tentés de prendre pour une qualité naturelle, ils la reçoivent de l’Église même.


Plusieurs années avant la publication du livre de la Grande Pitié des Églises de France, l’un des plus fins critiques d’aujourd’hui, pénétrant et subtil historien des idées et des âmes religieuses, M. Henri Bremond, écrivait déjà à la fin d’une longue étude sur l’auteur des Amitiés françaises : « Si le XXe siècle doit avoir son Génie du Catholicisme, ni les artistes, ni les docteurs ne s’étonneront de lire, à la première page d’un pareil livre, le nom de M. Barrès. » M. Barrès a tenu à justifier ce pronostic : avec les plus nobles d’entre les écrivains ses contemporains ou ses aînés, il a pris rang parmi les apologistes du dehors.

Ces généreuses et hautes pensées étaient exprimées sous une forme des plus originales. Le livre de la Grande Pitié, c’est, munie de ses pièces justificatives, l’histoire intérieure et extérieure de la campagne que, six années durant, M. Maurice Barrès a poursuivie, au Parlement et dans la presse, en faveur des églises de France, que la haine imbécile de quelques sectaires aurait voulu vouer à la destruction ou à la ruine. Discours à la Chambre, lettres, méditations, rêveries, confidences, articles de journaux, il y a un peu de tout dans ce livre, — je veux dire un peu de tous les genres où s’est exercé M. Barrès, et l’auteur de Leurs Figures y donne la main à celui de la Colline inspirée. Aucun désordre d’ailleurs dans cet apparent pêle-mêle : un goût très sûr, une discipline très sévère président à la distribution des matières ; la complexité des sentiments, des idées et des faits que l’auteur met en œuvre est librement, mais fortement soumise à la souple régularité d’un ordre latin, d’un art parfaitement classique. En même temps que nous voyons s’instruire, au jour le jour, sous nos yeux, une grande cause nationale, nous assistons à la suggestive genèse d’une large pensée religieuse.


Nous sommes en mars 1914. Réalisant un vieux rêve d’origine peut-être romantique, M. Maurice Barrès, comme Chateaubriand et comme Lamartine, est allé « se soumettre aux cités reines de l’Orient, » et recueillir sur place les éléments d’une enquête sur le rôle et la situation de la France dans le Levant. Par son œuvre et son action d’homme de lettres et d’homme politique, par son évolution morale et littéraire, par la nature d’un talent tout à la fois très personnel et très hospitalier, très ouvert notamment aux tentatives juvéniles, il est sans contredit le plus en vue, le moins discuté, le plus « représentatif » des écrivains qui viennent d’atteindre la cinquantaine. Les jeunes de toutes les écoles, en France et à l’étranger, le saluent et même le vénèrent comme un maître : ils écrivent sur lui des articles, des brochures, et même des livres ; ils lui consacrent de copieuses, naïves ou touchantes « enquêtes [25]. » Sa « chanson heurtée, elliptique » s’est peu à peu imposée à tous. Surgisse le tragique duel ethnique que si souvent il a pressenti : nul ne sera plus qualifié pour exprimer et pour chanter « l’âme française et la guerre. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Le théâtre, où M. Barrès s’était essayé en 1894, en donnant la Comédie parlementaire, dont la censure interdit la représentation, convenait évidemment beaucoup moins à son genre de talent et à sa tournure d’esprit. « Cette gazette, étant littéraire, s’occupera rarement des théâtres, » écrivait-il dédaigneusement dans les Taches d’encre (5 novembre 1884, p. 62).
  3. Il faut rapprocher le célèbre chapitre des Déracines, Au tombeau de Napoléon, de l’article, non recueilli en volume, du Journal (14 avril 1893), sur Napoléon professeur d’énergie. Citons-en quelques lignes : « Je suis sûr que nous manquons d’énergie, de volonté, d’enthousiasme, et puis aussi d’une qualité moindre, de la flamme romanesque. Le vrai traitement, la réelle psychothérapie ne serait point de conduire nos enfants dans les maisons d’idiots et de leur dire : « Sois semblable à ceux-ci pour être heureux. » Mais racontons-leur la vie de Bonaparte. Même, n’ayez point de scrupule de leur dire : « Petit enfant, si tu le peux, sois semblable à celui-ci. » Pour ma part, je considère que tout individu qui n’est point malade d’admiration, d’enthousiasme sans issue à la lecture du Mémorial de Sainte Hélène, doit être jeté dehors à coups de pied... Ah ! s’il est quelqu’un de qui ces noms : Bonaparte ! Napoléon ! l’Empereur ! M. de Buonaparte ! ne fasse pas battre le cœur, je ne suis pas de sa race, il m’est plus étranger qu’un nègre ou qu’un sous-préfet. Quant à moi, j’entends bien ne mourir que de mon cœur usé pour avoir trop aimé l’homme de Brumaire, et, avec lui, cinq ou six héros, des hommes qui surent marcher sur les flots et n’y furent pas engloutis, parce qu’ils avaient confiance en eux-mêmes... »
  4. Cf. dans un article, non recueilli en volume, sur Clemenceau littérateur (Figaro du 20 mai 1896), cet autre portrait : « C’est un homme. Considérons avec plaisir cette physionomie indomptable, son teint jaune et les plans violemment accusés de cette figure si vivante où éclate le besoin de vous expliquer à vous-même ce que vous alliez lui exposer. »
  5. L’Appel au soldat, éd. originale Juven, p. 95, 222, 226 ; — Leurs Figures, éd. originale Juven, p, 135-136.
  6. Jules Lemaitre, l’Appel au soldat (Écho de Paris), non recueilli en volume.
  7. Emile Boutmy, Taine, Scherer, Laboulaye, A Colin, 1901, p. 43. —Cf. pp. 120-123, une très forte page dans le même sens, et dans les Questions politiques d’Émile Faguet (A. Colin, 1899), la belle étude intitulée : Décentralisateurs et Fédéralistes.
  8. Voyez là-dessus, dans la Revue du 15 novembre 1907, l’article de M. Doumic sur les Déracinés.
  9. « Ai-je un talent ? Si faible qu’il soit, en interprétant les aventures de l’Énergie nationale dans ces dernières années, j’ai mieux servi l’esprit français, que par les trois cents réunions où j’ai dénoncé les parlementaires. » (Scènes et doctrines du Nationalisme, éd. originale, Juven, p. 6.)
  10. La Terre et les Morts (sur quelles réalités fonder la conscience française), Paris, Bureaux de la Patrie Française, 1899, p. 12.
  11. La Terre et les Morts, p. 16-20.
  12. La Patrie française : Septième conférence, par Maurice Barrès : L’Alsace et la Lorraine, Paris, Bureaux de la Patrie Française, 1900. — Cette conférence, comme la précédente, sur la Terre et les Morts, a été reproduite dans les Scènes et Doctrines du Nationalisme, mais avec bien des coupures et des variantes.
  13. Amori et Dolori sacrum, éd. originale, Juven, p. 53-54.
  14. Figaro du 10 novembre 1901.
  15. « Je dirai un jour, comment de nos entretiens acharnés, pleins d’une foi profonde, sortirent mes livres alsaciens et lorrains... » (Discours prononcé par M. Maurice Barrès aux funérailles de Pierre Bucher, L’Alsace du 19 février 1921).
  16. Pour mesurer l’action d’un écrivain sur ses lecteurs, rien ne vaut les « petits faits vrais, » les témoignages précis et positifs. De ces témoignages involontaires, il m’en tombe un sous les yeux, dont il est, je pense, bien inutile de souligner l’intérêt. Je l’emprunte à une lettre qui m’est communiquée, et qui est datée du 20 août 1913 : «... Deux de mes amis étaient, l’autre dimanche, à Metz. Étant allés faire leur pèlerinage au monument du Souvenir français, au cimetière, ils virent se diriger vers eux un soldat portant l’uniforme allemand. Tout d’abord, ils essayèrent de l’éviter. Le soldat insista et, franchement, les aborda d’un : « Bonjour, Messieurs ! « Il avait deviné des Parisiens et des patriotes, et il avait besoin de s’excuser à leurs yeux. Il leur dit : « Que l’uniforme que je porte ne vous indispose pas... Nous sommes ici les soldats de Barrès ! « Et comme l’un de mes amis lui faisait remarquer que le numéro de son régiment était le même que le sien : « Avec cette différence, répondit le jeune Lorrain, que, vous, c’est de l’autre côté ! « En se serrant la main, pour se quitter, tous trois avaient les larmes plein les yeux…»
  17. Le Voyage de Sparte, éd. originale Juven, p. 278-283. — D« ces déclarations, on peut rapprocher les dernières lignes de la réponse au discours de réception de M. Jean Richepin : « La règle toute seule et défendue avec superstition mène droit au formalisme stérile ; l’indépendance cultivée pour elle-même, c’est la confusion, le caprice, l’incohérence ! Heureux celui qui parvient à conquérir son équilibre entre ces tendances ennemies, qui, sans paralyser aucune de ses puissances de désir, et sans rien négliger de ses réserves héréditaires, ne fait qu’une seule âme des deux âmes qui nous sollicitent tour à tour, une seule âme, à la fois audacieuse et disciplinée. »
  18. On a recueilli en un petit volume intitulé : Autour de Jeanne d’Arc (Paris, Champion, 1916), les articles que M. Barrès a consacrés à la sainte de la patrie.
  19. Le ton de M. Clemenceau (Écho de Paris, 15 décembre 1906), non recueilli en volume.
  20. Discours à la Chambre, 21 décembre 1906.
  21. Le Voyage des trente et un maladroits ; Encore nos trente maladroits ; Réponse à un germanophile (Écho de Paris, 5 mai, 11 mai 1908, 24 février 1910), non recueillis en volume.
  22. Il ne faut plus émigrer (Éclair du 18 avril 1907), non recueilli en volume.
  23. Un discours à Metz (15 août 1911), édition originale, Emile-Paul, p. 12-23. — Sur les circonstances où ce discours a été prononcé, cf. l’Ame française et la Guerre, t. I, p. 49-54 : édition originale, Emile-Paul.
  24. Autour d’un discours à Metz — (Écho de Paris 1er et 15 septembre 1911), non recueilli en volume.
  25. Voyez, dans la Revue française du 3 août 1913, Maurice Barrès et la Jeunesse étrangère. On y a recueilli le curieux témoignage d’un Allemand, le Dr Curtius, qui, depuis, a consacré tout un livre à l’auteur des Déracinés.