Esquisses contemporaines - Maurice Barrès/03

Esquisses contemporaines - Maurice Barrès
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 881-907).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

M. MAURICE BARRÈS

III [1]
FACE A L’ACTION

Le 12 juillet 1914, « par une acclamation unanime, » la Ligue des Patriotes, réunie pour se donner un Président, choisissait M. Maurice Barrès comme successeur de Paul Déroulède, mort depuis six mois. Le nouveau Président dénonçait avec vigueur l’active conspiration qu’il voyait se fomenter « pour rompre la Triple-Entente et lui substituer une alliance avec l’Allemagne. » Quelques jours plus tard, il adressait non seulement aux Ligueurs, mais à tous les Français, un appel pour les grouper dans une manifestation fraternelle sur le passage du Président de la République rentrant dans Paris. Et le 5 août, il commençait dans l’Écho de Paris, concurremment avec Albert de Mun, cette campagne de presse quotidienne, ou presque quotidienne, qui devait durer plus de quatre années, et qui restera son œuvre la plus belle et la plus méritoire.


I

Se représente-t-on bien, quand on n’est pas « du métier, » la difficulté de l’effort que symbolise ce simple mot : l’article quotidien ? Tous les jours que Dieu fait, trouver un sujet, — et un titre, — d’article, qui pique la curiosité et retienne l’attention ; être perpétuellement en garde contre les mille écueils et les faciles tentations de la banalité envahissante ; et quand l’article est fini, rêver sans rémission à l’article du lendemain : c’est à ce prix que s’achètent, — plus chèrement qu’on ne pense, — la réputation et l’autorité d’un grand journaliste. À ces difficultés d’ordre général s’ajoutaient, pendant la guerre, des difficultés particulières dont il importe de tenir compte : il s’agissait, parmi les pires angoisses publiques ou privées, de conserver intacte sa liberté d’esprit, de soutenir la confiance sans cesser d’être véridique, de ne pas écrire une ligne qui n’eût pour objet de maintenir et de fortifier l’union sacrée entre tous les citoyens, et qui n’allât à créer l’atmosphère morale d’où devait sortir la victoire, de rester chaleureux et grave sans tomber dans la déclamation et dans la monotonie fastidieuse. Jamais il n’a été plus malaisé, — ni plus nécessaire, — de bien remplir, durant ces longues années tragiques, le noble « ministère de la parole. »

Ce ministère, l’un des plus beaux qu’il y ait au monde, — « servir de lien entre les esprits et les âmes, » — M. Maurice Barrès l’a si magistralement rempli, que les mille ou douze cents articles qu’il a écrits pendant la guerre ont pu résister à l’épreuve décisive des productions éphémères, je veux dire la publication en volume[2]. Évidemment, nos arrière-neveux, qui n’auront pas, comme nous, vécu ces années douloureuses, n’éprouveront pas, à en feuilleter l’abondante « chronique, » les sentiments, encore tout palpitants, qui nous animent nous-mêmes : il semble pourtant que ce « papier journal » de nos émotions collectives ne les laissera pas indifférents, et qu’ils sauront bien en percevoir le permanent intérêt.

Intérêt littéraire d’abord. Certes, parmi ces innombrables articles, il en est beaucoup qui, par leur sujet même, ne se prêtent guère aux grandes envolées de style. il est difficile, avouons-le, d’être très éloquent, quand on se propose de nous renseigner avec une austère précision sur l’Excellence de nos services de transport, ou sur la question de savoir Comment se nourrissent nos soldats, ou encore sur l’organisation d’une Fédération nationale des mutilés. Sachons même à l’écrivain un gré infini de n’avoir pas jugé ces sujets indignes de lui. Il a voulu servir, et il a servi. Non content de chanter nos gloires et de pleurer nos deuils, il a voulu, à sa manière et selon ses forces, coopérer à l’action guerrière : à toutes les bonnes volontés qui s’offraient à lui, pour signaler d’utiles réformes, des progrès à réaliser dans l’armement, les services du front, des ambulances et de l’arrière, il a prêté le secours de sa plume ; il s’est fait, dans tous les ordres d’idées et d’action, le dévoué collaborateur des pouvoirs publics ; ses campagnes pour la croix de guerre, pour l’amélioration des services sanitaires, pour l’adoption d’un casque de tranchées, pour les mutilés, ont abouti à des créations bienfaisantes. Par lui de précieuses vies françaises ont été sauvées, des souffrances physiques et morales ont été épargnées à nos soldats et à leurs familles, et la somme du mal qu’a déchaîné la hideuse Allemagne a un peu diminué dans le monde. Quoi plus noble usage un écrivain pouvait-il faire de son talent, et que vaut la plus belle « littérature » du monde en face d’une « œuvre de guerre ? » M. Maurice Barrès a mérité qu’un jour les « Poilus de l’Argonne, » en lui envoyant leur offrande pour les Invalides de la guerre, le remerciassent en ces termes :


Ce sont les « Poilus de l’Argonne » qui frappent aujourd’hui à votre porte et viennent vous apporter un peu de leur cœur. Ils ont entendu votre voix, et ils l’ont aimée. Quand, penché sur la tranchée, vous avez chanté, clamé l’héroïsme et la grande vertu de nos soldats, ils se sont dit tout bas, très bas, en songeant surtout à ceux qui étaient tombés : « C’est vrai ! « Et ils vous ont béni silencieusement, au fond de leur âme, pour les hommages que vous avez rendus aux saints de la patrie. Mais, lorsque vous avez accompagné, des champs de bataille aux hôpitaux, leurs camarades mutilés, ils vous ont vraiment aimé. C’était si beau, c’était si bien, qu’un grand écrivain, mieux, qu’un grand poète, mieux encore, qu’un grand patriote s’inclinât sur les plaies saignantes du bon sang de France et sur les glorieux débris de tant de braves ! De cette haute sollicitude pour leurs camarades, les « Poilus de l’Argonne, » ceux-là qui tiennent, accrochés aux pentes de défilés fameux, vous remercient... [3]


Si M. Maurice Barrès n’était pas prêt à donner pour cette lettre tous les plus élogieux articles qu’a pu lui valoir son œuvre littéraire, il nous aurait bien amèrement trompés sur lui-même.

Mais si importants qu’ils soient, les problèmes d’organisation matérielle ne sont pas tout à la guerre. La guerre est, au fond et essentiellement, une affaire d’âme, et à qui rêve d’en embrasser tous les aspects et d’en égaler par la pensée et par l’expression l’infinie complexité, on ne saurait souhaiter une âme trop riche, une capacité d’émotion trop vibrante. M. Barrès était trop poète pour ne pas sentir quelle incomparable matière il y avait là pour lui dans le spectacle et la méditation quotidienne de cette guerre d’apocalypse qui se déroulait sur tant de théâtres, qui mettait aux prises tant de peuples divers, et d’où allait surgir tout un monde, et il ne s’est refusé à aucun des motifs qui venaient assaillir son imagination et son cœur. Il a multiplié les « visions de guerre, » visions triomphales ou visions douloureuses, visions angoissantes ou visions joyeuses ; il a ramassé à pleines mains toutes les images d’épopée qui, chaque jour, s’offraient à lui :


C’est un paysage matinal, un ciel d’or, d’argent et d’azur. Août 1914 ! Sur les coteaux, le clairon retentit : au milieu des vignes et des bois, le drapeau tricolore s’avance ; l’Alsace entonne la Marseillaise. Les fers de l’Alsace sont rompus. Déroulède, nous sommes à Mulhouse ! Vive la République française ! [4]


Voilà l’entrée en Alsace. Et voici, durant les tragiques journées de la Marne,


Ce vaste Paris de septembre, quasi désert, muet, attentif, et qui ne fut jamais plus délicat, plus noble, plus aimé que dans ces heures de solitude et de péril. Comme il était exposé ! Quelle proie il faisait, sous le charmant soleil de septembre ! Son silence surtout était prodigieux ! On allait indéfiniment, sans lassitude, avec l’amitié la plus vive, le long des avenues désertes. Les passants fraternisaient, échangeaient leurs raisons de confiance [5].


Comme toutes ces notations sont d’une fine exactitude ! Et quel est celui d’entre nous qui, tandis que la victorieuse bataille faisait rage, n’aurait pu signer ces lignes ?


Hier, à Versailles, en voyant la majestueuse solitude du palais, des eaux, des statues et des bosquets centenaires ; ce matin, en traversant les cours du Louvre où dorment les joyaux du génie humain, je sentais se former en moi une ardente prière de gratitude et d’amitié pour ceux qui travaillent à vaincre, pour ceux qui donnent leur sang, capable d’engendrer de nouvelles merveilles, afin de protéger, de sauver le trésor hérité des siècles. Et ma prière, où pouvait-elle aller, quand tous veulent être anonymes ? Vers toi, ô ma patrie, mère de nos défenseurs [6].


Et voici, dans leurs tranchées, les « saints de la France :


Ils sont tout roides, à cause de leurs nombreux vêtements épais et de la boue séchée qui les enveloppe d’une sorte de carapace. Quelques-uns ont sur le dos des sacs vides en grosses toiles ; d’autres s’abritent sous des morceaux de tôle plissée, qu’ils appuient aux deux parois de la tranchée. Cette vie de lutte fait briller leurs yeux dans leurs visages broussailleux, en laissant sur tout leur être une vague expression de sommeil. Ils m’écoutent avec la charmante politesse naturelle des paysans et avec un bon sourire [7].


Veut-on assister maintenant à un service pour les morts, sur le front de Lorraine ?


Qu’on se représente la scène. Quelques centaines de soldats, massés autour d’une tombe longue de trente mètres et ornée de drapeaux, de pauvres bouquets et de faisceaux d’armes. A la tête de cette tombe, deux groupes, l’un de paysans sinistrés, l’autre d’officiers et de religieuses, encadrant un autel où monte un prêtre. Il s’incline et ses vêtements sacerdotaux laissent voir son pantalon rouge.

Le prêtre-soldat ! figure étonnante qui réapparaît à de longs intervalles dans l’histoire de France, évêque des chansons de geste, moine guerrier des croisades, curé de 1914 : homme en qui résident deux mystères, et qui dispose d’une double puissance pour nous émouvoir. Toutes les têtes se découvrent, toutes les figures se contractent. Et tandis qu’il procède au service divin, chacun se livre aux songeries du cœur. Nous revivons les grands âges primitifs et purs de notre race. Le mensonge s’enfuit ; les rites redeviennent capables d’élever, d’emporter les esprits dans le ciel. Au lointain, le canon tonne ; nos villages ruinés sonnent leurs cloches malheureuses. Et quand, au sommet de l’office, le prêtre-soldat élève le calice au-dessus du champ de bataille, on entend palpiter les âmes [8].


Ce qui fait le prix de ces notations pittoresques, ce n’est pas seulement qu’elles fixent des « choses vues, » et qu’elles les placent fortement sous nos yeux ; c’est qu’elles en dégagent la signification morale et qu’elles s’achèvent en « méditations. » Méditations ardentes d’un poète qui, à chaque instant, entr’ouvre ou déploie ses ailes et qui épanche tout le lyrisme qu’il a dans le cœur. A propos de la mort glorieuse d’un tout jeune écrivain, Marcel Drouet :


Le paysage monotone est sinistre, le danger partout, le noir mystère dans tous les taillis ; l’aurore même se lève funèbre. Mais lui, pas un instant, ne s’indigne contre le destin qu’il prévoit et les forces qui l’écrasent. Sans résister au sort contraire, il glisse an gré du fleuve. Être mortel et limité, il sauve son honneur, et, gardant la paix de l’âme, sans regrets, ni supplications, ni colère, il se resserre dans ses souvenirs tendres et dans ses hautes espérances. O mort, que vos vingt ans écourtés valent mieux que notre longue jeunesse vaine ! [9]


Avais-je tort de parler de lyrisme ? Et que manque-t-il à cette page, pour en faire une « méditation » de Lamartine, ou, mieux encore peut-être, une « contemplation » de Hugo ? Et ceci encore, écrit à propos des dévastations de Lorraine :


C’est en descendant les sentiers fleuris, bordés d’arbustes et pareils à des allées de parc, qui mènent d’Hattonchâtel à Vigneulles et des Côtes de Meuse dans la Voivre, qu’enivré du charme des matinées lorraines, j’accusais le grand Ligier Richier d’excès tragique et de trop de douleur. Écartons ces branchages, ces vaines minutes rapides du printemps. Par-dessous, voyons notre terre et sa destinée éternelle. La voilà ! C’est bien celle que la grande âme de Ligier prophétisait, il y a quatre siècles. Je te reconnais : les siècles n’ont point changé : tu es toute en calvaires glorieux et en sépulcres de résurrection [10].


Poésie et philosophie ne sont pas les Muses ennemies que l’on s’imagine quelquefois : et il est au contraire tout naturel que le lyrisme le plus personnel aboutisse à des vues d’ensemble sur nos raisons de vivre et sur le sens de notre effort. Ce sont là des questions que M. Barrès a toujours présentes à l’esprit, et toutes les occasions lui sont bonnes pour nous exposer sa philosophie de la guerre :


O guerre redoutable, — s’écrie-t-il à propos de l’entrée en scène de la Turquie, — que nul n’avait désirée, car tous les hommes sensés craignaient que nous ne fussions pas prêts, un miracle, un sursaut du génie national, favorisé par les plus heureuses circonstances, a suppléé à tous les manques, et la victoire se fait sous nos yeux éblouis. Au milieu de nos efforts, de nos angoisses privées, de toute noire humanité douloureuse, qui nous empêchent de la bénir, cette guerre, nous voyons bien qu’elle est le salut. Elle nous sauve, jusqu’en Orient [11].


Quand tous ces articles de guerre ne se recommanderaient pas par ces hautes qualités littéraires, ils resteraient encore un document historique et psychologique de premier ordre. A les relire, non seulement nous y trouvons réunis et commentés pour la première fois des textes et des faits dont l’ensemble forme une importante « contribution » à l’histoire générale d’une époque dont le vivant intérêt ne fera que croître avec le temps ; mais encore nous voyons s’y tisser sous nos yeux toute la trame des sentiments, des émotions et des idées dont nous avons tous vécu, — de quelle vie haletante, fiévreuse, angoissée ! — plus de quatre mortelles années. Quand on voudra, plus tard, reconstituer l’histoire morale de la France pendant la grande guerre, c’est là dans cette « chronique » qu’il faudra aller puiser à pleines mains. « Je ne vaux, écrivait M. Barrès, que pour exprimer à haute voix nos vœux ardents, pour me faire le servant d’une sorte d’office national et de la supplication de tous. » C’est cela même, et l’on ne saurait mieux définir le rôle que s’est assigné l’auteur des Déracinés en écrivant ses articles quotidiens : dans ce long drame aux multiples péripéties qui s’est joué sur la scène du monde, il a comme rempli l’office du chœur dans la tragédie antique [12].

C’est d’abord, en réponse à l’insolent défi de l’Allemagne, la brusque « résurrection française, l’union des Français autour

[13] des grandes idées de notre race, » le « jour sacré » du 4 août, et l’élan de tout un peuple qui se porte à sa frontière. Puis, c’est la fièvre de la mobilisation et l’attente impatiente des premières batailles. « Une matière enthousiaste passant par des mains qui savent l’ordonner, voilà notre France à cette heure, plus belle, ma foi, que nous n’osions la rêver, nous-mêmes qui, toujours, avons proclamé que le génie français est de vieille formation militaire. » Et tandis que le front intérieur s’organise, que les dévouements s’offrent et se multiplient, une même pensée inquiète hante tous les non-combattants : « J’ai là trois œuvres très utiles, sans compter d’autres soins de propagande, et c’est assez pour remplir les journées, même pour remplir l’esprit. Mais tout cela n’arrive pas à accaparer suffisamment l’âme. On se surprend à se croire en faute, c’est ailleurs qu’on voudrait être, là-bas, au champ du devoir. »

Cependant les armées adverses croisent le fer, et le sort des armes nous est d’abord contraire. Les hordes germaniques s’avancent à marches forcées sur Paris. La volonté française se tend dans un effort surhumain. « Voulez-vous que j’emploie le mot de prière ? Il rend bien ma pensée. A cette heure, dans tout l’univers, l’élite des hommes, les plus cultivés, les plus humains, prient pour le succès de nos armes. Ils voient que la civilisation serait diminuée, si elle était privée de notre nation, de notre ville, plus capables qu’aucune nation et qu’aucune ville de maintenir les idées généreuses dans le monde. » Une partie suprême va se jouer que nous devons aborder avec confiance, car nos armées sont intactes et leurs dispositions morales sont admirables. « Quelque chose d’heureux et de grand se prépare. » Et en effet, au bout de quelques jours d’angoisse, le miracle souhaité s’accomplit ; la victoire, que nous avions attendue quarante-quatre ans, redevient enfin française. Un immense soupir d’allégresse salue notre délivrance. » Ils s’en retournent, les Barbares, comme s’en retournèrent jadis le duc de Brunswick et Attila. Et nous, d’avoir par nous-mêmes, une fois de plus, assuré notre salut et préparé le salut du monde, quelle grandeur ! Toutes les âmes françaises en reçoivent de la lumière et une indéfectible énergie. C’est une fermentation immense dans tout notre pays. Tout un peuple, cet après-midi, battait les murs de Notre-Dame. Chacun de nous cherche où porter ses remerciements aux autels de la patrie. »

Hélas ! les Barbares devaient mettre plus de quatre années encore à regagner définitivement les frontières de leur pays. Et durant ces longues et mortelles années, que de deuils, que de misères, que d’émotions et d’inquiétudes, que d’espérances déçues ! De toutes ces fluctuations morales, de la trace qu’elles laissaient en notre âme, les articles de M. Barres nous offrent un miroir fidèle. Qu’elle est belle, par exemple, cette page où l’écrivain traduit si éloquemment les idées qui nous remplissaient le cœur, quand il nous arrivait de funèbres nouvelles de l’immense champ de bataille !


C’est notre devoir, c’est notre salut d’aimer nos morts et de recueillir leur souffle. Quelle énergie de vie ils exhalent ! O morts, que vous êtes vivants ! La France s’était amusée, par un jeu inexplicable, à s’aller reposer quelques heures dans son sépulcre, car les nations et les individus ont leurs tombeaux toujours prêts, et ses ennemis s’approchaient pour pousser la pierre et l’ensevelir ; mais, éveillée en hâte par ses plus jeunes fils, elle est sortie de sa chambre de mort. Elle va avec eux maintenant sur les rudes chemins, rouges de sang, et dit en se frappant la poitrine : « Je leur avais donné une âme héroïque ; pourquoi ai-je négligé si longtemps de les armer ? Ils vivraient ! « Ils n’ont pas cessé d’être. Ils sont seulement transformés. Ils agissent mieux que jamais [14]...


Je ne puis suivre l’écrivain dans tous les développements que lui inspirent les événements tumultueux qui se sont succédé au cours de ces cinquante mois si pleins de choses. Mais ce serait retracer son rôle d’une manière trop incomplète que de passer sous silence les campagnes qu’il a poursuivies contre le « défaitisme « et contre les partisans d’une paix sans garanties effectives. Lorsqu’on 1917 de tristes politiciens, exploitant la lassitude générale, et subissant, à leur insu, espérons-le, les démoralisantes suggestions de la propagande allemande, se laissèrent aller, envers des traîtres avérés, à des complaisances coupables, le terrible pamphlétaire de Leurs Figures se leva pour les démasquer, pour les signaler à la vindicte publique ; par ses discours, par ses articles, il porta le fer rouge dans la plaie : on lui doit des mises en accusation retentissantes qui firent reculer les puissances de ténèbres et de mort et contribuèrent singulièrement à purifier l’atmosphère morale de la France militante ; il a préparé l’avènement de l’heureuse dictature de M. Clemenceau [15]. Et pareillement, il n’a rien négligé pour préparer l’opinion aux revendications que la France aurait à faire valoir lors des négociations du traité de paix.


Quand je rêve, ou plutôt quand je réfléchis, — écrivait-il, — je me vois surtout m’allant promener librement à Luxembourg, où j’ai déjà des amis, et plus loin, dans ces belles villes de Trêves, de Coblence et plus bas encore, pour y faire aimer la France, car ces populations auront à choisir de se rattacher à nous et de partager fraternellement notre existence, ou bien de garder leurs destinées propres sous la garantie d’une neutralité perpétuelle.

Il ne peut plus être question, au long de la charmante Moselle et sur la rive gauche du Rhin, d’aucune souveraineté de Bavière, ni de Prusse, d’aucune pensée pangermaniste. Nous voulons la paix du monde, la sécurité pour nos fils et pour nos petits-fils [16].


Hélas ! ni M. Wilson, ni M. Lloyd George n’ont voulu entendre la sagesse politique de ce langage. Puissent nos enfants n’avoir pas à se repentir qu’on ne l’ait point écouté !


II

Les nations de l’Europe,— écrivait, dès le 1er mars 1915, M. Barrès, — sous le regard de l’univers attentif à cette grandiose tragédie, sont appelées depuis six mois à faire valoir les titres de leur puissance. Allemagne, que veux-tu ? Ton orgueil, justifie-le ! Et vous, noble Belgique, Russie, Angleterre, France ? Le monde a suspendu ses jugements et décidé qu’il allait connaître à l’épreuve ce qui est admirable [17].


Rien de plus juste que cette observation. Pour les peuples comme pour les individus, la guerre est une grande épreuve, dans toute la force et dans tous les sens du mot ; elle met à nu le fort et le faible de chacun ; elle déclasse et reclasse les valeurs morales suivant leurs titres d’authentique noblesse. Ce reclassement des vraies valeurs ethniques, M. Barres s’y est souvent exercé dans ses articles de guerre, et il a pu composer au jour le jour de curieux et vivants portraits des principaux peuples engagés dans le tragique conflit. Le fervent « amateur d’âmes » qu’il n’a jamais cessé d’être a voulu profiter de la prodigieuse expérience psychologique qui était instituée sous ses yeux ; et de son œuvre de guerre, on peut dégager, il a dégagé lui-même un certain nombre d’enquêtes morales du plus haut intérêt sur nos amis et nos ennemis, enquêtes dont il y a lieu de grouper et de consigner les résultats.

Sur le compte de l’Allemagne d’abord, on pourrait s’attendre à ce que l’auteur de Colette Baudoche s’exprimât sans la moindre espèce d’indulgence. Et, de fait, nul n’a mis plus fortement en lumière sa brutalité, son orgueil, sa voracité, sa lourdeur têtue, son manque absolu d’esprit de finesse. Mais la vivacité du sentiment patriotique ne le rend pas aveugle aux qualités de nos adversaires. Il voit dans l’idéalisme monstrueusement dévoyé de l’Allemagne, dans l’imagination colossalement irréelle où elle s’abandonne, l’origine de son funeste impérialisme ; mais il est trop poète pour condamner sans rémission l’imagination et l’idéalisme. Un jour, à propos d’une page testamentaire qui avait été trouvée sur un Allemand blessé, il se livre à de très suggestives réflexions sur « ce reître du Nord » qui, « près de mourir sous les peupliers de France, » « refait de la poésie nébuleuse de Germanie. » Mais la Prusse a corrompu l’Allemagne ; elle a gâté ses dons les plus précieux, « Guérissons des malades... Le Rhin est un vieux dieu loyal. Quand il aura reçu des instructions, il montera très bien la garde pour notre compte et fera une barrière excellente à la Germanie. Vous verrez, nous nous assoirons comme des maîtres amicaux sur la rive du fleuve, et nous ranimerons ce que la Prusse a dénaturé et dégradé, mais qui était bien beau. Nous libérerons le génie de l’Allemagne qu’ont aimé follement nos pères. »

En attendant le salutaire démembrement de l’unité allemande, il faut battre le Hohenzollern. A cette suprême croisade, la France a convié le monde qui, de proche en proche, a répondu à son appel. C’est l’Angleterre qui, la première des grandes puissances non alliées, s’est vaillamment rangée à nos côtés. Elle a fait pour nous secourir, — et pour se secourir elle-même, — un magnifique effort dont jamais l’Allemagne ne l’aurait crue capable. Cet effort, à deux reprises, en 1915 et en 1916, M. Barrès est allé s’en rendre compte sur place, une première fois dans une visite à l’armée anglaise, puis dans un voyage en Angleterre [18]. Il a vu défiler sous le ciel brumeux des Flandres, toutes les races amies de la France, Canadiens des lacs, spahis, Indiens du Nopal, Sikhs et Gourkas ; il a admiré l’extraordinaire bariolage de ces troupes exotiques venues librement au secours de la puissance anglaise, et il a eu pour « l’amitié canadienne » les paroles de prédilection fraternelle dont un Français peut difficilement se défendre. Il a contemplé la solidité sportive et le splendide entraînement moral de l’armée de volontaires que l’énergie de Kitchener a fait surgir du sol britannique. Il a été frappé du sérieux de ces robustes soldats « qu’une idée pure a décidés, » et qui « mettent au-dessus de tout la bravoure calme, froide, a toute épreuve. » Il a été émerveillé enfin de la perfection, de l’opulence des services de l’arrière, et de tout le confort que la vieille Angleterre a su assurer à ceux qui se battent pour elle. Lenteur puissante et grave, obstination sereine, profondeur du sentiment moral, ce sont là les traits qui lui paraissant caractériser l’âme anglaise, telle qu’elle se reflète à travers l’armée que nos voisins ont créée, presque de toutes pièces.

Et ce sont aussi les traits qui se sont imposés à son attention au cours du rapide voyage d’étude que, sur l’invitation du gouvernement britannique, M. Barrès a fait en Angleterre, au début de l’offensive de la Somme. Il s’agissait de faire toucher du doigt aux lecteurs de chez nous l’intensité et la résolution de l’effort anglais ; l’écrivain français put interroger M. Asquith, M. Lloyd George, « le petit homme à la figure de songe » qui fut, pendant la guerre, un ami si sûr et si fervent, et, depuis la paix, un ami si inconsistant de la France. Partout il constata « sympathie, gratitude, affection pour notre patrie. » « Tout ce que les Anglais ont de ferveur intellectuelle et sentimentale, écrit-il, s’est porté sur nous... Chaque fois que Lloyd George parle en public, il parle de la France. Toujours à un moment il s’avance sur la plate-forme, et il dit : « Et puis, il y a un pays qui s’appelle la France et qui est joliment bien ! « Alors les Anglais lancent leurs chapeaux en l’air. » Dans toutes les classes de la société, l’Angleterre a fait sienne la cause de la France et pour la soutenir, cette cause, pour la faire triompher, elle a déployé une activité admirable qui se manifeste aussi bien à Oxford qu’à Sheffield et à Portsmouth. « Ce grand peuple sérieux » n’a pas « réalisé » du premier coup l’œuvre immense à accomplir ; mais une fois qu’il l’a conçue, il s’y est énergiquement attelé, et il la conduira jusqu’au bout. Pour mesurer sa puissance, plus encore que ses formidables usines, c’est sa flotte qu’il faut voir de près. M. Maurice Barrès a eu l’heureuse fortune de survoler en hydravion, — l’hydravion de la bataille du Jutland, — l’escadre anglaise : « Ces côtes couvertes de forêts profondes, écrit-il, et ce manteau bleu de la mer semé des abeilles la flotte, et puis, à mesure que l’on monte, cet isolement dans les vastes espaces tout près du ciel, quel enchantement, quelles minutes de spiritualité !... De ma vie, je n’aperçus rien d’aussi grandiose que, depuis le ciel, cette flotte aux aguets, dans un repos terrible, sur cette mer d’Ecosse. » A cette date, en effet, rien ne valait pareille vision pour enfoncer en nous le sentiment de notre sécurité et de notre inéluctable victoire.

Ce sont d’autres images, non moins émouvantes et réconfortantes, que l’auteur de la Mort de Venise était allé, deux mois auparavant, cueillir en Italie. « Vieux pèlerin des routes d’Italie, » il avait été invité par ses amis italiens à venir passer quelques jours au milieu de leurs armées. Là, il put toucher du doigt les redoutables difficultés que la nature et l’histoire avaient opposées à l’effort militaire de nos alliés et le mérite qu’ils avaient eu à entrer en guerre à nos côtés. L’amitié franco-italienne a procédé par étapes, car le propre du prudent génie italien est de ne rien brusquer, de ménager les transitions, et, d’autre part, en 1914, l’Italie était, aussi peu que possible, matériellement et moralement, préparée à la guerre. Il fallut créer de toutes pièces l’instrument de la définitive libération italienne : la maladresse et la brutalité tudesques, la générosité de l’héroïsme français firent le reste : la Marne, Verdun déterminèrent au delà des Alpes une ferveur d’émulation dont la cause alliée ne pouvait manquer de bénéficier. L’Italie sentit que, dans un conflit où l’idée latine risquait de sombrer, elle se devait à elle-même de participer pleinement au péril commun : elle « se bat, — constate M. Barrès, — pour l’accomplissement de ses destinées nationales, c’est-à-dire pour s’assurer les frontières dont elle ne peut pas se passer, et puis pour la défense de la civilisation. » Reçu par le Roi, — « saisissante figure, bien inattendue au cœur de cette Italie théâtrale et pleine de feu, » — il a été frappé de « la supériorité morale » de ce souverain sérieux, sage, délicat et bon, et il songe tout naturellement, en le voyant, à « cette conception des devoirs princiers dont notre Louis IX a créé le type incomparable. » « Je crois, déclare-t-il, avoir respiré quelque chose de cette atmosphère inoubliable de courage et de douceur, d’humilité simple et grande, de mélancolie profonde et touchante. » Et il note, d’autre part, chez les officiers, lesquels « demeurent d’une manière extraordinaire des Italiens amoureux d’art, » — et d’art théâtral, — « une aisance, un abandon » qui enchantent sa sensibilité d’artiste. Ce n’est certes point sa visite à d’Annunzio blessé, « plus charmant que jamais en jeune officier, » écoutant de la musique de chambre dans un délicieux décor vénitien, qui atténuera en lui cette impression d’art obstinément mêlé aux spectacles les plus tragiques de la guerre [19]. Tant il est vrai que la guerre met en un relief particulièrement vigoureux les traits essentiels, l’âme profonde de chacun des peuples qui y sont engagés.

Cette observation s’applique avec une rigoureuse exactitude à la grande République d’outre-Atlantique. Jusqu’à 1914, on pouvait la croire uniquement absorbée par la « chasse aux dollars, » et elle ne dissimulait point son admiration pour la force allemande. Sur la foi de la propagande germanique, elle croyait naïvement à la « décadence française. » La violation de la neutralité belge, le sursaut d’héroïsme qui dressa la France contre l’envahisseur, la victoire de la Marne dessillèrent les yeux d’un peuple resté très idéaliste sous des apparences parfois contraires. M. Barrès a scrupuleusement épié et très finement noté toutes les phases de la lente évolution qui a fait passer le peuple américain d’une sympathie, d’ailleurs très fervente, à une complète fraternité d’armes. Lettres privées, articles de journaux ou de revues, menus faits de la vie quotidienne lui servent à mesurer « les progrès de la France dans la conscience américaine. » Tout d’abord, d’un élan presque unanime, l’Amérique offre à la France en guerre le généreux hommage de son respect, de son admiration, de son regret de l’avoir méconnue. « Que les mères, écrit magnifiquement M. Barrès, que les mères qui ont perdu leur fils au champ d’honneur recueillent ce grand témoignage. Il leur appartient, il est leur joyau, leur parure de fierté sous leurs vêtements noirs. Chacune d’elles, par son enfant, a rétabli l’honneur de la France. Le monde applaudit nos soldats morts et vivants, et regarde avec un silence angoissé les mères debout au pied de la croix. » « Les descendants de ceux qui ont lutté pendant la guerre de Sécession pour l’abolition de l’esclavage et l’émancipation du Noir » ont compris, suivant le mot profond de l’un d’eux, qu’ « il s’agit cette fois de l’émancipation du Blanc. » Et c’est bientôt ce que proclament, dans un manifeste solennel, cinq cents Américains, représentant l’élite intellectuelle de leur pays. Enfin, l’Amérique officielle, poussée à bout par les provocations allemandes, se lève à son tour : « un chantier, le plus extraordinaire qui soit au monde et qui fièrement ne voulait rien être d’autre, et qui méprisait les formes où s’attardent les peuples de l’Europe, veut de sa libre volonté devenir davantage une nation. » Spectacle prodigieux : dans une violente crise de conscience, un grand peuple retrouve le principe spirituel qui était sa raison d’être historique, et le Président Wilson continue Lincoln. Mais il y a plus : la levée en masse du peuple américain contre l’immorale Allemagne n’aurait pas été si prompte, ni si unanime, ni si généreusement efficace, si la France n’avait pas dû en bénéficier plus que tout autre peuple. A l’égard de la France, l’Amérique éprouve plus que de la sympathie, plus même que de l’amitié, une ardente, profonde, admirative et respectueuse tendresse. Et cette tendresse est faite non seulement de curieuses affinités électives, mais encore d’un vif et émouvant sentiment de gratitude. Les Etats-Unis se souviennent de La Fayette plus que nous ne nous en souvenons nous-mêmes, et ils ont voulu nous rendre au centuple tout ce que nous avions fait pour eux lors de leur guerre de l’Indépendance. De là leur enthousiasme, et l’admirable intensité de leur effort. « C’est autour de la cause française que s’est cristallisé le meilleur de la bonne volonté américaine. » Cette bonne volonté, M. Barrès a mis toute sa complaisance à la décrire ; mais il n’a pas cru qu’elle dût prendre fin avec la guerre. Profondément convaincu que les deux tempéraments américain et français, par leurs contrastes mêmes, sont destinés à se compléter l’un l’autre, pour le plus grand bénéfice de chacun d’eux, il appelle de ses vœux une coopération de plus en plus intime entre les deux nations : « Comme dans ces alliances où deux êtres se complètent sans se porter ombrage, écrit-il, les éléments de l’une et l’autre civilisation ont chance de s’accorder et de s’entr’aider pour une évolution vers des fins pareilles. L’Océan, lac franco-américain, Brest tendant la main à New-York, et la chaîne ininterrompue des bateaux qui amènent aujourd’hui le renfort américain, continueront, la guerre finie, un échange pacifique de bonnes volontés et une entr’aide nationale qui dépasse dans l’histoire des deux pays cette tragique collaboration guerrière d’aujourd’hui. » Noble espérance qui est aujourd’hui celle de tous les Français clairvoyants et généreux.

« Et maintenant la France ! » Ce mot qui suffisait à dresser debout, dans un élan d’enthousiasme, les plus grands auditoires américains, M. Maurice Barrès a dû souvent se le répéter à lui-même au cours de ses enquêtes psychologiques sur les diverses nations belligérantes. Il est visible que l’auteur de l’Ame française et la Guerre ne perd jamais la France de vue, et qu’à ses yeux aucun objet d’étude ne vaut celui qui consiste à observer et à définir l’âme nationale, telle qu’elle s’est révélée à la lumière de la grande tragédie qui, quatre années de suite, s’est jouée sur la scène du monde. Cette pensée de derrière la tête, — leur titre même en témoigne, — éclate dans tous ses livres de guerre : elle inspire plus précisément encore sa conférence de Londres sur les Traits éternels de la France et son livre, son très beau livre sur les Familles spirituelles de la France.

Invité par l’Académie britannique à venir parler de la France aux Anglais, M. Barrès a excellemment réalisé une très ingénieuse et profonde idée. Laissons-le nous l’exposer lui-même :


M’étant proposé, nous dit-il, de mettre en valeur les titres de notre nation à l’estime universelle, j’ai produit les lettres les plus émouvantes de nos soldats et de leurs familles et puis des faits authentifiés par les mises à l’ordre de l’armée. En regard, je lisais des fragments sublimes de nos chansons de geste ou bien de nos vieux chroniqueurs. C’était comme si j’avais pris à poignée dans le médaillier de la France les types les plus glorieux pour les mêler à nos croix de guerre [20].


Belle image et noble pensée qui a été supérieurement rendue. L’archevêque Turpin et le jeune Vivien, saint Louis et le pape Urbain II, Guillaume d’Orange et Jeanne d’Arc, Godefroy de Bouillon et le chevalier d’Assas viennent donner la réplique à Jean Allard-Méeus, à Alain de Fayolle, à Gaston Voizard, à François Laurentie, à Driant, à Jacques Péricard, le héros de « Debout, les morts ! » Ce sont les mêmes mois, les mêmes attitudes, les mêmes états d’âme généreux, héroïques et naïvement sublimes qui se renouvellent et se font écho à plusieurs siècles d’intervalle... Je doute qu’un Français puisse relire tout ce discours sans que des larmes d’émotion et d’admiration lui montent aux yeux, sans ressentir ce frisson spécial de fierté qu’on éprouve à Versailles, dans la Galerie des Batailles, à constater qu’un vieux peuple comme le nôtre a derrière lui toute une longue et glorieuse tradition de vertu militaire, et que ses plus beaux gestes se répètent à travers l’histoire, il est heureux que de telles pages aient été traduites dans presque toutes les langues : l’âme française ne pourrait souhaiter un plus éloquent et plus véridique témoignage.

Ce témoignage se retrouve précisé et développé dans le livre sur les Diverses familles spirituelles de la France. Ce livre, — que peut-être n’aurait-on pas attendu jadis de l’auteur de Leurs Figures, — on ne saurait trop en louer la généreuse inspiration. C’est le plus beau gage d’union sacrée qu’un écrivain français put fournir. C’est la plus triomphale réponse que l’on ait jamais faite à ceux qui expliquent toute l’histoire de notre pays par l’opposition et la domination alternée de « deux Frances » ennemies et irréconciliables. Sous la diversité apparente des « familles spirituelles » qui ont surgi sur notre sol, l’écrivain a découvert et mis en un puissant relief l’identité foncière des âmes. Catholiques, protestants, israélites, libres penseurs, syndicalistes, internationalistes, traditionalistes, ils ne cherchent plus à heurter violemment leurs credos respectifs, mais ils puisent dans leurs croyances particulières, des raisons, parfois diverses, parfois analogues, de se sacrifier pour la même cause supérieure et sacrée. Leurs lettres nous font pénétrer dans leur vie intérieure. M. Barrès a feuilleté bon nombre de ces lettres : il en a extrait, classé, commenté avec une respectueuse piété, avec la plus cordiale et la plus intelligente sympathie, les passages les plus significatifs. Et ce livre ainsi composé est l’un des plus émouvants que je connaisse, et celui peut-être où nous pouvons le mieux saisir l’âme de la France en guerre.

Il y a 25 000 prêtres environ dans l’armée française. Qu’ils aient été pour beaucoup dans le magnifique état moral de nos soldats, là-dessus tous les témoignages concordent. Les tragiques réalités de la vie et de la mort ont rendu au catholicisme ses puissants moyens d’action sur les âmes. La vieille religion de nos pères, aux yeux de ces innombrables chrétiens, fervents ou médiocres, qui ont déjà tant souffert et qui, demain peut-être, vont mourir, a perdu ce caractère abstrait, lointain, un peu conventionnel qui, les mirages de la vie aidant, avait naguère rebuté beaucoup d’entre eux, esprits superficiels, ou prévenus, trop aisément dupes des apparences. Vigoureusement simplifiée, ramenée à ses données fondamentales, à ses dogmes essentiels, aux grandes idées de sacrifice, de purification et d’immortalité personnelle qui en sont la substance même, elle reprend tout son empire sur les consciences ; elle redevient, comme au temps du christianisme primitif, un aliment souverain de la vie morale. Sous sa toute-puissante influence, l’état d’âme des premiers martyrs est redevenu, sur tout notre front, chose courante et presque normale, et ils sont littéralement légion ceux qui, comme Polyeucte, courent « à la mort, à la gloire, » avec cette ardeur d’abnégation souriante qui est un paradoxal défi jeté à la nature. Mais là encore, là surtout, les prêtres ont prêché d’exemple. « Je n’en crois, a dit Pascal, que les témoins qui se font tuer, » et quand il s’agit de pousser les autres au sacrifice suprême, de simples prédications verbales, si éloquentes et si persuasives fussent-elles, seraient totalement insuffisantes. « Rien que pour le mois de septembre 1915 (affaires de Champagne), nous dit M. Barrès, j’ai dans les mains cent cinquante-six dossiers individuels de prêtres et de religieux morts au champ d’honneur : pour les batailles de 1916 à Verdun, deux cent six dossiers d’ecclésiastiques glorieusement morts ; et j’ai eu à ma disposition (au début de 1917) les textes officiels de trois mille sept cent cinquante-quatre citations de membres du clergé et des congrégations, parmi lesquels plusieurs ont jusqu’à six ou sept étoiles ou palmes. » Qu’ajouter à l’éloquence de pareils chiffres ?

Moins nombreux, plus dispersés que les catholiques, — il n’y a qu’un millier de pasteurs en France, et ils sont quatre cents dans l’armée, — les protestants peuvent difficilement se grouper et se prêter le mutuel réconfort de leurs expériences morales. Leur idéal, plus intérieur, rejoint d’ailleurs sur tous les points essentiels celui des soldats catholiques : ils insistent particulièrement sur la nécessité du retour de l’Alsace-Lorraine à la France, sur l’évidente, l’absolue justice de la cause française. « On ne m’envoie pas me faire tuer, écrit magnifiquement l’un d’eux ; je vais combattre, j’offre ma vie pour les générations futures. Je ne meurs pas, je change d’affectation. Celui qui marche devant nous est assez grand pour que nous ne le perdions pas de vue. » Quant aux israélites, croyants ou incroyants, préoccupés qu’ils sont, pour la plupart, de montrer qu’ils sont dignes d’appartenir à la communauté française, ils justifient par leur vaillance l’idéalisme qu’ils ont hérité de leur race.

On aurait pu craindre que le pacifisme et l’internationalisme des socialistes ne leur fussent un obstacle à la claire intelligence du grand drame où se sont jouées les destinées nationales ; et, de fait, il s’est bien trouvé quelques pèlerins de Zimmerwald et de Kienthal pour pousser à la paix blanche et pour prêcher la réconciliation universelle. Mais l’ensemble du parti, violemment déçu par la trahison de la social-démocratie, profondément convaincu que l’avenir des classes laborieuses était étroitement lié à la victoire française, s’est levé en masse contre l’impérialisme germanique et, pour faire « la guerre à la guerre, » s’est bravement astreint à la stricte discipline qu’il répudiait si follement naguère. Ainsi transformé, l’idéal socialiste a inspiré de très nobles sacrifices et légitimé des actes du plus pur patriotisme. En face des socialistes se dressaient, avant 1914, avec une intransigeante âpreté, ceux qui s’appelaient eux-mêmes les traditionalistes. Avant de libérer la patrie, ils eurent à se libérer eux-mêmes. » Ces vainqueurs de la Marne avaient premièrement, au fond de leur conscience, vaincu la Germanie, dégagé les vertus et les vérités de chez nous, bref, assuré en eux le triomphe de la France... Tous prévoyaient et annonçaient la guerre. » Ils n’eurent qu’à se souvenir du passé pour le continuer ; mais ils l’ont fait avec une générosité admirable ; et le nombre de leurs morts prouve assez le sérieux tragique avec lequel ils ont voulu rendre témoignage à leurs doctrines.

Rendre témoignage : sur ce point ils sont tous d’accord, les soldats de notre France. « Un trait commun à ces diverses familles d’esprit durant cette guerre, — dit fort bien M. Barrès, — c’est qu’elles sentent toutes que le meilleur, le plus haut d’elles-mêmes, leur part divine est engagée dans le drame, et périrait avec la France. » Catholiques, protestants, socialistes, tous, en défendant la France, défendent leur foi particulière. Et tous ils ont raison. Le génie de la France est assez large et assez humain pour que tous les idéalismes se reconnaissent et se réconcilient en lui. » Cette catholicité, ce souci de l’humanité entière, c’est la marque du génie national, c’est une note généreuse et profonde dans laquelle s’accordent toutes nos diversités. » Pour l’avoir bien montré, pour avoir brossé cet émouvant « tableau où il a cherché, fidèle secrétaire de la France, à préparer les versets d’une Bible éternelle de notre nation, » M. Maurice Barrès a rendu lui aussi un impérissable témoignage à la France éternelle.


III

Enfin il a lui sur le monde, ce jour tant désiré où l’Allemagne, vaincue, dut, à genoux, demander grâce. M. Maurice Barrès qui, quelques jours auparavant, avait, à la Sorbonne, prononcé un éloquent discours pour célébrer l’imminent retour de l’Alsace-Lorraine à la patrie française, fut de ceux qui assistèrent à la rentrée triomphale de nos troupes dans les provinces reconquises. « Minute sacrée « dont il a, d’une main frémissante et ferme pourtant, fixé le radieux souvenir. Le président de la Ligue des Patriotes, le successeur de Déroulède se devait à lui-même d’être à Metz le 19 novembre 1918, le jour où Pétain se fit conduire au tombeau de Dupont des Loges, à Colmar, le 22, le jour où Castelnau y reçut les ovations d’une foule en délire, à Strasbourg, le 25, le jour où Gouraud, Pétain et Castelnau, dans l’immense cathédrale, assistèrent au Te Deum de la victoire. Moment unique de l’histoire de France, et qui, par la plénitude et la grandeur des émotions qu’il déchaîna dans les âmes, défie toute parole humaine, fût-ce celle d’un maître du verbe. « Pour moi, écrit modestement, humblement M. Barrès, j’ai le cœur trop petit, l’esprit trop faible ; je ne peux pas saisir, contenir et vous apporter toutes les émotions, toutes les raisons par lesquelles je suis assailli depuis que la marée française a recouvert les terres d’Alsace et de Lorraine et rejoint, revivifié leurs profondes sources indigènes. L’événement dépasse l’expression individuelle et seules des cités lui peuvent donner une voix. Acceptons notre insuffisance. Les grandes choses doivent être dites simplement. » Voici l’arrivée des premiers officiers dans un village des environs de Metz :


De tous les coins les enfants accourent, tandis que, sur les seuils, les femmes et les hommes restent figés, n’osant croire, pétrifiés de crainte et de bonheur.

Nous demandons le maire : il arrive les mains tendues : « Nous vous attendions depuis quarante-sept ans. »

Rien de plus.

On se regarde avec des yeux pleins de larmes, on se reconnaît : on est de même race, il n’y a plus qu’à s’embrasser.


Puis, c’est l’entrée quasi religieuse des soldats de France dans la vieille cité messine. Et cette « chose vue « dans la cathédrale de Strasbourg :


Pétain vient d’inviter Castelnau à se tenir auprès de lui. Je n’oublierai jamais le geste filial du plus vieux des chanoines. Ce vieillard, le chef du chapitre, tenait dans sa main la main du maréchal de France, et ils allaient ainsi comme un enfant avec son père, ou comme deux frères. Sainte familiarité, indicible simplicité de l’héroïsme ! Les orgues exultaient d’allégresse, les lumières faisaient un diadème aux poilus, les voix escaladaient le ciel, et tout le monde pleurait... Tous les morts de la guerre et tous les survivants emplissaient la nef, heureuse de contenir une fois une âme digne de ses beautés.


Ces gestes, ces mots, ces spectacles inoubliables, il était de toute nécessite morale que l’auteur d’Au service de l’Allemagne en fût le témoin émerveillé et l’annaliste fidèle. Il manquerait quelque chose à son œuvre si ces pages, puissamment symboliques, n’y figuraient point. Et l’on conçoit qu’il ait pu écrire : « Jusqu’à la dernière minute de notre vie, quand nous baisserons nos paupières pour nous recueillir, nous trouverons toujours dans notre conscience l’étincelle qu’y déposent ces grands jours [21]. »

Mais ce n’est pas seulement en Alsace-Lorraine que « l’appel du Rhin « s’est fait entendre de la France triomphante ; c’est dans tous les pays rhénans. Et toute la France a suivi et « s’en est allée tremper ses drapeaux dans le fleuve. »

Or il faut maintenant préciser les espérances que « ces jours du suaire déchiré » nous ont fait concevoir. » Comment rétablir le commandement de notre race sur le Rhin ? « C’est la grande question qui désormais se pose à la conscience française. Tant qu’elle n’a pas été réglée officiellement, entre gouvernements alliés, dans ses données fondamentale, M. Barrès s’est efforcé d’en préparer une solution conforme à l’équité, aux réalités historiques, à l’intérêt de la France et de la civilisation générale. Il recueille et commente avec une pieuse insistance tous les souvenirs que la France a laissés sur la rive gauche du Rhin, les sympathies, parfois à peine refroidies, qu’elle y a fait naitre au cours du dernier siècle, les regrets ardents que sa retraite y a provoqués, les espoirs, encore balbutiants, que sa réinstallation y a fait surgir. Dans la Sarre, à Trêves, dans le Luxembourg, il s’enquiert de tous les faits qui sont de nature à favoriser « les amitiés françaises, » « l’indépendance du Palatinat et son développement intellectuel arrêté par le prussianisme. » Et à dénombrer les principaux vestiges, qui n’aspirent qu’à refleurir, de l’influence française dans cette Rhénanie qui a déjà connu et aimé la gloire de nos armes, il s’exalte, il entrevoit pour son apostolat une noble mission nouvelle : « A chaque fois, s’écrie-t-il, que j’ouvre les admirables albums du commandant Esperandieu, et que je vois ces dieux et ces héros gallo-romains remontés à la vie, ressuscites, sortis de terre, quelle ardente impatience j’éprouve de me mettre à notre nouvelle tâche qui est de faire jaillir derechef les antiques sources et d’offrir leur divin rafraîchissement aux provinces rhénanes ! [22] « 

Les négociateurs du traité de Versailles, s’ils ont connu ces prédications enthousiastes et persuasives, n’ont pas cru devoir en tenir compte ; ils ont résisté à « l’appel du Rhin. » Ils n’ont pas voulu donner à la France ses « frontières naturelles ; » ils lui ont même refusé ses frontières de 1814 : ils se sont contentés de lui restituer celles de 1870. La Rhénanie n’a pas été détachée du Reich, même sous les simples espèces d’un État indépendant et neutre, et le contrôle que nous sommes autorisés à exercer sur elle reste limité, peu durable et précaire. Que, dans son for intime, M. Maurice Barrès ait jugé suffisantes ces concessions finales faites aux légitimes exigences françaises, c’est ce que se refuserait à croire le plus distrait de ses lecteurs. Mais, par patriotisme, par esprit politique aussi, il s’est abstenu de critiquer publiquement les dispositions du traité de paix. Il a accepté la situation de fait que la guerre, — et la volonté anglo-saxonne, — ont créée à la France ; il a sincèrement admis que les destinées de la Rhénanie se développassent dans le cadre de l’Empire allemand ; mais il n’en a pas moins voulu poursuivre son œuvre de rapprochement franco-rhénan : et pour donner plus de retentissement à son effort de propagande, il a professé à l’Université de Strasbourg sur le Génie du Rhin une série de leçons qui, recueillies en volume, ont pour objet de tracer aux nouvelles générations françaises tout un programme d’action en pays rhénan.

Livre très généreux, puisqu’il écarte, de propos délibéré, les souvenirs douloureux de la dernière guerre, et puisqu’il se défend bien de violenter en quoi que ce soit les aspirations naturelles des populations rhénanes. Livre de poète et d’artiste au moins autant que de moraliste et d’homme politique. » Ce qui m’a poussé, avoue-t-il, c’est mon amour du sujet que je voulais traiter. Un tel amour que je ne peux voir où que ce soit, dans la page la plus morne du livre le plus insipide, le nom du fleuve brillant et mystérieux, sans en recevoir une espèce de commotion, un prodigieux éveil d’intérêt, une curiosité de tout l’être. » Et encore : « Magie des nuées qui flottent sur le fleuve et ses collines ! Nous tous, gens des deux rives, que nous nous tournions en esprit vers le Rhin, aussitôt nous sommes pris d’un tressaillement de poésie et d’un mystérieux attrait. » Et il a beau vouloir « se discipliner » et « se circonscrire, » « concentrer et refroidir son sentiment pour le rendre plus opérant : » il est visible que son « imagination, hantée par le romantisme du Rhin, » a donné le branle à sa sensibilité et à sa réflexion, bref, qu’il a été comme ressaisi par le génie de sa race, ce « Mosellan qui trouve dans la vieille Lotharingie son parfait climat moral, » et que, tout en s’efforçant d’exprimer, sur ces graves questions, « la pensée de la France, » il cède obscurément à ces « puissances invincibles du désir et du rêve » qui peut-être, à leur insu, conduisent mystérieusement tous les hommes...

On ne saurait nier en tout cas que la question soit admirablement posée par le conférencier dans la Préface de son livre :


Puisque des rapports de tous genres sont inévitables entre la France et la rive gauche que les armées alliées occupent, la meilleure préparation pour le rôle que nos administrateurs, nos officiers, nos soldats et chacun de nous, nous pouvons avoir à tenir, c’est évidemment l’étude des conditions dans lesquelles ce contact s’est déjà présenté... Quelle aide la plus visible la France a-t-elle donnée à la vie spirituelle, économique, intellectuelle de la rive gauche ?... Il s’agit de savoir ce qu’ont fait nos pères, non pour les répéter, mais pour apprendre de leurs succès et de leurs fautes, dans le passé, le secret d’une coopération actuelle franco-rhénane.


Ce captivant programme, M. Maurice Barrès l’a excellemment rempli. Après avoir essayé de définir, d’après les textes de nos écrivains, ce qu’il appelle « le sentiment du Rhin dans l’âme française, » il lâche de caractériser la vie légendaire, religieuse, économique du peuple rhénan, et il n’a point de peine, dans ces divers domaines, à reconnaître l’apport français et à en montrer, relativement à l’apport prussien, la généreuse et féconde influence. Tandis que la Prusse asservit, la France libère. Elle doit reprendre et poursuivre son œuvre, brutalement interrompue par un siècle de domination prussienne. « La France sur le Rhin doit agir d’une telle manière qu’elle incline les Rhénans à un idéal spirituel et social qui les détourne à tout jamais du germanisme de Berlin et qui les amène à rentrer en contact plus étroit avec la culture latine, avec notre esprit occidental. »

Certes, c’est là une noble mission, et M. Barrès, qui nous l’expose avec une chaleur persuasive, a bien raison de penser qu’elle n’est pas au-dessus des forces de la France. Puisque, pendant quinze ans, la France militaire doit vivre en Rhénanie, il sera bon qu’elle suive, en les tempérant peut-être d’un peu de prudence, les directions de M. Barrès. Ce sera conforme à ses généreuses traditions de « nation apôtre ; » et qui sait si son intérêt profond ne lui commande pas cette attitude ? Car s’il est à craindre qu’on lui refuse éternellement les clefs de sa maison, en travaillant du moins à apprivoiser et à « civiliser » la Rhénanie, et, par la Rhénanie, l’Allemagne tout entière, elle aura, en cas de succès, fait beaucoup pour sa sécurité personnelle et pour la pacification générale.

De cette politique rhénane M. Barrès s’est fait le théoricien et le défenseur, non seulement dans ses conférences de Strasbourg et dans ses articles de journal, mais à la tribune de la Chambre. Au lendemain de la ratification du traité de paix, il avait été réélu député de Paris sur le large programme du « Bloc national, » dont, avec M. Millerand, il avait été le principal artisan. A ce titre, il avait eu la joie de voir enfin aboutir un projet dont il avait pris depuis longtemps l’initiative : à l’unanimité, le Parlement avait proclamé Jeanne d’Arc patronne de la France et avait décidé de célébrer sa mémoire par une fête nationale. Pour plaider la cause de la sainte de la patrie, pour expliquer les lenteurs de l’opinion parlementaire à se rallier à son idée, l’auteur de Colette Baudoche s’était montré bien ingénieusement habile : « J’écarte, disait-il, les petites explications tirées de l’esprit ombrageux des partis, et, allant droit au centre de nos difficultés, je crois pouvoir dire que, par une sorte d’instinct, nous attendions tous une occasion parfaite. Ce n’était pas ingratitude ni indifférence, mais scrupule de respect. Nous attendions d’être plus sûrs de notre accord profond les uns avec les autres, et de notre accord avec cette haute figure. Quelque chose nous avertissait de ne pas nous presser et qu’une heure élue sonnerait, une de ces heures magnanimes qui portent en elles la vertu de hausser les esprits et de réconcilier les cœurs [23]. » Ces paroles sont de 1914. Six ans plus tard, les Chambres françaises souscrivaient à cet insinuant et généreux langage.

Heureux les écrivains que les circonstances et la nature de leurs préoccupations et de leur talent amènent à se faire les porte-parole de leur pays ! Le subtil ironiste de Sous l’œil des Barbares est devenu l’avocat presque officiel de toutes les grandes causes françaises. Hier, il plaidait pour nos églises ; aujourd’hui, il dénonce « la grande pitié des laboratoires de France [24]. » Le monde latin célèbre-t-il le centenaire de Dante : c’est lui qui, à la Sorbonne, rendra au grand poète l’hommage des lettrés de chez nous. L’admirable discours, fin et fort, chaleureux et nuancé, qui dut faire tant de plaisir à nos amis d’Italie, et qui, je le sais, n’a pas été moins goûté des spécialistes les plus avertis que du simple public des honnêtes gens ! Que de choses seraient à relever dans cet éloquent et pénétrant morceau, et qui sont, comme eût dit Sainte-Beuve, « devinées de poète à poète ! »


Qu’a-t-il donc, ce Dante, pour attirer les grandes âmes ? Qu’a-t-il à leur offrir ? Il leur offre l’expérience d’une vie complète. On le dénature quand on le fixe par une épithète saisissante dans une seule attitude. Le sombre Alighieri ! Qu’est-ce à dire ? Ceux-là peuvent se contenter de cette épithète qui se sont bornés à relire son Enfer et n’ont pas poussé plus loin... Connaissez-vous son portrait du Bargello de Florence ?... Voilà le jeune victorieux qu’il fut avant de devenir le vieux vaincu, popularisé par le buste de Naples. Et en lui toute la culture de son époque... Vox privata, s’écrie-t-il encore en parlant de lui-même. Nous connaissons cette voix si fière. C’est la voix des Milton, des Voltaire, des Chateaubriand, des Hugo. Dante a reçu sa mission de son génie d’artiste. Il possède une conception architecturale de la société et ne peut se passer de la faire connaître. Tout homme, pourvu seulement qu’il soit un être de grandes pensées, trouve en lui un élargissement de son âme et des espaces pour son rêve [25].


Mais tout serait à citer dans ce noble discours. Ce jour-là encore, M. Maurice Barrès a eu la bonne fortune d’exprimer « la pensée de la France. »


Arrivé au terme de cette longue étude, je suis pris d’un scrupule. A suivre dans tous ses méandres une pensée très mobile, très accueillante et très diverse, en ai-je bien saisi et fait sentir la suite et l’unité ? N’ai-je pas, à plus d’une reprise, laissé la ligne de ce robuste, souple et complexe talent se briser entre mes lourdes mains de critique ? Certes, il a beaucoup changé, et dans le grave orateur du Génie du Rhin et du discours sur Dante, il serait assez difficile de reconnaître le biographe amusé de Bérénice. Mais qu’on aille au fond des choses : il a évolué, il s’est développé, épanoui, plus qu’il n’a changé. L’auteur des Barbares avait « de l’avenir » et des parties sérieuses dans l’esprit ; et d’autre part, en cherchant bien, il ne serait pas impossible de trouver çà et là dans ses derniers ouvrages, encore un peu d’égotisme et de dilettantisme littéraire. N’ayons pas le pharisaïsme de nous en étonner. Ce qui est certain, c’est que le romancier des Déracinés a très librement, mais très fidèlement suivi le mouvement de la pensée de son temps. Parti du pur individualisme, il a progressivement élargi son moi jusqu’à lui faire contenir et exprimer le nationalisme intégral : un nationalisme sans étroitesse, et qui sait être juste et libéral, même à l’égard de ses ennemis, mais qui n’en est pas moins un nationalisme résolu : les « Barbares » ont été repoussés jusqu’aux frontières du monde hellénique et latin. Né romantique de par ses hérédités et ses premières lectures, il a débuté par le romantisme le plus exalté et le plus nuageux ; et, comme un vin généreux qui peu à peu se dépouille, il est allé se clarifiant, se simplifiant, se disciplinant et, sans répudier toutes ses rêveries de poète, il a connu le prix de l’ordre, de la sobriété, de la raison, bref, il s’est rangé à la tradition classique. Dilettantisme, pessimisme, nihilisme, il a commencé par sacrifier, — avec combien d’autres ! — à tous ces faux dieux de sa jeunesse ; mais il les a reniés à temps, et par la plume et par l’exemple, il a fini par glorifier les saines vertus et le nécessaire optimisme de l’homme d’action.

Cette évolution est toute pleine d’enseignements que tous les candidats à la gloire pourront méditer avec fruit. Si M. Maurice Barrès s’était trop longtemps attardé aux jeux d’esprit qui remplissent ses premiers livres, il aurait été sans doute l’éternel élu des petites chapelles littéraires ; il n’aurait jamais été le grand écrivain national, admiré de tous, qu’il est devenu depuis. Par la riche variété de son œuvre, par la multiplicité de ses dons, par la souplesse pénétrante d’une pensée singulièrement agile, aiguë, hospitalière, par toute son activité d’écrivain et d’homme public, par le tour et l’accent de sa personnalité morale, par la grâce et la vivacité prenante d’un style tour à tour nerveux, familier, poétique, et dont la vivante spontanéité s’accompagne de beaucoup d’art, M. Maurice Barrès a noblement tenu en haleine les âmes qui ont préparé la victoire française et qui l’ont si magnifiquement gagnée.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier.
  2. La majeure partie des articles de M. Barrès ont été recueillis en une série de volumes auxquels il a donné pour titre collectif l’Ame française et la Guerre (Émile-Paul, 1915-1919. Une autre édition à tirage limité a commencé à paraître à la librairie Plon sous le titre de Chronique de la Grande Guerre. À cette série se rattache directement le beau volume intitulé les Familles spirituelles de la France (Émile-Paul).
  3. Pour les mutilés, p. 89.
  4. L’Union sacrée, p. 38.
  5. Sur le chemin de l’Asie, p. 44.
  6. L’Union sacrée, p. 156.
  7. Les Saints de la France, p. 122-123. — Cf. dans Sur le chemin de l’Asie, p. 114, une magnifique évocation des hécatombes allemandes de l’Yser.
  8. Les Saints de la France, p. 52-53. — Chateaubriand eût envié ce dernier trait et cette admirable petite phrase.
  9. L’Amitié des tranchées, p. 15.
  10. L’Amitié des tranchées, p. 343.
  11. Les Saints de la France, p. 35.
  12. C’est M. Barrès qui, le premier, a baptisé la Voie sacrée la fameuse route de Bar-le-Duc à Verdun.
  13. L’Union sacrée, p. 253.
  14. La Croix de guerre, p. 300.
  15. Voyez, dans les Tentacules de la Pieuvre, les pages intitulées : En regardant au fond des crevasses (p. 73-154).
  16. La Croix de guerre, p. 896, 345, 305.
  17. De la sympathie à la Fraternité d’armes : les États-Unis dans la Guerre, Alcan, 1919, p. 1.
  18. Voyez Une visite à l’armée anglaise, Berger-Levrault, 1915 (recueilli dans Pour les mutilés, Emile-Paul, 1917) et Voyage en Angleterre, Émile-Paul, 1919.
  19. Dix jours en Italie ; Crès, 1917. Ces pages sont recueillies dans le livre intitulé : Pendant la bataille de Verdun, Emile Paul, 1919 (p. 245-376).
  20. Voyage en Angleterre, p. 27.
  21. L’Appel du Rhin : La Minute Sacrée, Société littéraire de France, 1919, p. 44, 16, 20, 21, 22, 46.
  22. L’Appel du Rhin : la France dans les Pays rhénans (Une tâche nouvelle) Société littéraire de la France, 1919, p. 82.
  23. Autour de Jeanne d’Arc, Edouard Champion, 1916, p. 44. — « On demande quelquefois : « Qu’est-ce qui vous fait plaisir dans la vie ? « Je réponds : « Rien que le travail. » — « Mais encore ? » — « Eh bien ! d’avoir contribué à donner à la France, hier, la Croix de guerre, et, aujourd’hui, le patronage de Jeanne d’Arc. » (Que Jeanne d’Arc patronne de la France se dresse d’abord à Strasbourg, Écho de Paris, 23 juin 1920).
  24. Voyez la Revue du 15 janvier 1920.
  25. La grande Mission de Dante, Revue hebdomadaire, 11 juin 1921.