L’Éden (p. 131-143).


L’ÉPOUSE AU FOUET


Max et Lucette sont mariés.

Cet événement n’a point changé leurs goûts, leurs désirs et leurs sentiments.

Max Darvel est déjà très estimé au Palais et les clients ne manquent pas.

Mais hors de ses occupations, c’est Lucette qui l’intéresse.

La jeune femme a abandonné son cours, elle en a donné la succession à Mlle Jeanne.

— Je puis mieux me reposer maintenant, mon chéri, je n’ai plus qu’à attendre et à préparer les instants dont tu disposes pour corriger ta petite femme.

— Quel ménage extraordinaire nous pouvons paraître aux yeux de bien des gens.

— Ils nous prennent pour des sauvages, car nous n’allons nulle part et nous ne recevons personne.

— S’ils se doutaient que tu es pour moi un bourreau !

Habitués à vivre douillettement, en soignant leur petite santé, ils n’ont que le courage de faire battre leurs tapis. Il faut aux femmes de bourgeois de doux attouchements, ne risquant pas de froisser leur chair délicate ; elles ignorent que la femme a besoin de violences savantes et que l’homme, de par sa nature, ne cherche qu’à les imposer.

— Elles n’ont point rencontré, ma chère Lucette, celui dont la domination fait tolérer même les barbaries.

— Elles n’aiment pas, ne savent pas aimer ou n’aiment pas assez.

— Ah ! qu’il faut t’aimer, je le vois, pour faire de ton corps une cible à tes instruments de torture.

— Je n’aurai pu vivre avec celle qui m’eût résisté…

L’amour n’est pas un enfant joufflu comme un ange, c’est un dieu guerrier qui veut vaincre.

Répéter les scènes qui se passaient chez Max entre les tentures lourdes étouffant les cris et les pleurs n’aurait point de fin.

Lucette aimerait-elle encore si elle n’était battue toujours ?

Elle était devenu l’épouse du fouet.

L’épouse au fouet, sujet admirable pour un de ces peintres licencieux qui savent faire ressortir les perfections et les formes d’un corps de femme dépouillé de tous ses vêtements qu’on flagelle rageusement.

L’épouse au fouet dont le visage rayonnant reflète un peu de cette douleur qui brûle sa chair sillonnée de sanglantes blessures

L’épouse au fouet disant à celui qui frappe : « Je t’aime » sans arrêter sa main.

Mais combien de petits incidents peuvent survenir dans la vie conjugale.

Max a pour domestique une belle fille dont il n’a pu juger qu’imparfaitement les charmes et les appâts secrets.

Il ne lui parle que pour les besoins du service et ne plaisante jamais avec elle.

Or, Lucette, en rentrant aujourd’hui, perçût un bruit de voix qui l’intrigua.

D’où venaient ces voix ? Elle écouta… et elle se rendit compte qu’elles partaient de leur chambre.

On ne l’avait sans doute pas entendue venir.

À pas silencieux, elle se dirigea vers cette porte derrière laquelle se passait « quelque chose ».

Cette porte était fermée, elle n’essaya pas de l’ouvrir.

Et par le trou de la serrure elle regarda.

Mais stupeur ! elle vit Max, son Max, tenant Marthe entre ses bras.

Elle criait : « Je ne veux pas… je ne veux pas… si Madame vous voyait ! »

Max ne lâchait pas la fille qui se débattait en vain.

Brusquement il desserra l’étreinte, et sans que Marthe ait pu lui échapper, il releva ses jupons, jusque par dessus sa tête, et lui en entoura le visage à l’étouffer.

Puis, les mains lestes, il dénoua le pantalon, releva la chemise et mit à découvert les fesses, superbes d’ailleurs, de Marthe épouvantée.

Et il frappa à tour de bras sur ce fessier qui peu à peu devenait rouge.

Lucette ne perdait pas un seul détail de ce spectacle. C’était cela la fessade !

De la même façon sur elle il s’exerçait.

Mais ne lui suffisait-elle pas ? Avait-il besoin de chercher d’autres victimes ?

Ce n’était pas de la jalousie qui l’oppressait, c’était de la vexation, une sorte de colère froide. Néanmoins elle regardait, avide et curieuse, cette lutte du maître et de la servante.

Elle plaignait, tout en la méprisant, cette Marthe dont l’attitude ou plutôt la position forçait le rire.

Et cependant, n’avait-elle pas, elle, Lucette, subi les mêmes outrages. Elle se rappelait Bodewski.

Marthe criait et tentait d’éviter les coups, mais les bourrades et les fortes gifles tombaient dru sur les fesses rondes, grasses et fermes.

Et c’était sur les cuisses, et c’était sur les jambes, c’était partout sur la chair nue que retentissait la main vigoureuse de Max. Mais il s’arrêta tout à coup, car Lucette poussait la porte.

Lorsqu’il la vit, il devint pâle, et laissa Marthe arranger hâtivement le désordre de sa toilette.

— Eh bien, ne te gêne pas, mon ami… tu profites de mon absence…

Il l’interrompit…

— Assez… je n’ai pas d’observations à recevoir de toi.

La fureur de Marthe était à son comble.

— Si ce n’est pas honteux, abuser de moi.

— Marthe, laissez-nous.

— Je ne veux plus rester ici… c’est la première fois…

Et la domestique quitta la chambre en rajustant ses cheveux à demi-défaits.

À peine avait-elle disparu, que Max saisit les poignets de sa femme et lui dit, d’une voix brutale :

— Tais-toi, entends-tu, tais-toi.

— Pourquoi as-tu agi ainsi envers cette fille ?

— Que t’importe !

— Il m’importe beaucoup, elle parlera…

— Je suis avocat, je saurai me défendre.

— Alors, tu t’amuses avec les bonnes dans ta chambre, dans notre chambre, comme un vulgaire collégien.

— Je te répète : tais-toi !

— Non, je ne me tairai pas… j’ai le droit de te reprocher ta conduite, elle est indigne.

— Veux-tu te taire ?

— Non !

— Tais-toi, je t’en prie, Lucette, cette scène est ridicule. Si tu es jalouse de ta domestique, tu as tort.

— Je ne suis pas jalouse, oh ! non, je suis honteuse pour toi.

Pour toute réponse, il ricana.

Mais Lucette fût châtiée d’importance pour ses bravades et ses injures.

À coups de verges il se vengea sur elle, mais l’amour qui le plus souvent les animait tous deux, aux instants mêmes les plus cruels, avait pris la forme d’une mutuelle et excessive colère.

 

La flagellation comporte deux buts : dominer l’être qui vous aime, le corriger, imposer sa force par plaisir pour exacerber son désir et cet amour, ou bien frapper par vengeance, sous l’influence d’une rage que l’on ne peut contenir.

La flagellée fait aisément la différence du châtiment, car, malgré la jouissance ressentie, elle discerne qu’on lui fait mal pour lui faire mal ; et la volupté en est amoindrie.

Lucette ne peut détester Max tout à coup, l’aimant trop et depuis longtemps, mais une rancune existe et cette rancune elle ne la dissimule pas.

Elle demande pardon, elle veut apaiser cette folie inaccoutumée, elle veut arrêter le bras de son mari.

— Pardon ! pardon !

Et c’est, lui, pourtant, qui est le coupable, mais Lucette fut, dès le premier jour, la plus faible, l’asservie, celle qui doit obéir et supporter et il est trop tard maintenant pour se révolter ou même essayer d’attendrir. C’est un beau calvaire qu’elle gravit et le sommet de calvaire est loin d’être atteint, il est caché par la réalité du présent qui l’attache au mari tyrannique.

— N’en bats pas d’autre que moi, supplie Lucette, moi seule te suffis. Pourquoi chercher d’autres maîtresses alors que je suis là, à tes côtés, et qu’à ton ordre j’obéis. Infliger des supplices à celles qui n’en ressentent aucun plaisir est inutile.

Max est trop orgueilleux pour s’excuser auprès de sa femme. Il n’accepte pas les reproches sensés qu’elle lui adresse.

… Marthe est partie.

À Lucette elle a dit insolemment en s’en allant :

— Je plains Madame…

Elle ne se doute pas, l’ignorante et peu perspicace servante, que les plaisirs et les sensations se différencient suivant le tempérament, les goûts et les conditions des femmes ; telle se complaît aux jeux habituels de l’amour, aux étreintes longues ou brèves ; telle autre ressent seulement de la satisfaction aux à-côtés de cet amour, certaines veulent de légères caresses, de doux baisers et de tendres paroles… mais il en est dont l’appétit exige les meurtrissures, les coups et des contrefaçons d’assassinat.

Les natures sont aussi diverses que les voluptés et l’on ne peut blâmer cette amante ou cette épouse de n’en pas vouloir ou d’en vouloir trop.

Si la pierreuse reste attachée à son souteneur, c’est parce qu’il la cogne et ces « raclées », elle les veut, elle les cherche, et si on ne les lui donnait pas, elle mépriserait le compagnon de sa déchéance.

Les femmes sont nées pour la souffrance, qu’elle soit morale ou physique, il leur en faut, plus elles sont châtiées, moins vite elles trahissent.

Si Lucette compare son existence d’aujourd’hui à celle d’autrefois, elle l’épouvante. Mais elle ne sait pas si elle était heureuse et si elle est malheureuse aujourd’hui. Le passé était charmant, innocent, mais monotone.

Actuellement, elle vit dans un perpétuel vertige qui lui fait oublier les regrets dont son cœur est rempli.

Si elle ne possède plus cette paix délicieuse dont les yeux gardent l’attrait, un feu la brûle, une folie l’envahit, sa passion la transfigure et elle semble, aux psychologiques instants, vivre dans cette extase, commune aux martyrs de tous les amours.

Le torrent majestueux et grondeur a remplacé la source calme qui bruissait entre des prés fleuris.

Ainsi la jeune fille se mue en femme.

Mais elle s’épanouit alors et son corps devient un butin précieux pour l’homme qui s’en est emparé.

Lucette et Max ne sont point ennemis.

Leurs querelles ne font qu’augmenter leurs désirs d’eux. Leur vice les fait s’aimer davantage peut-être.

Le vice fait beaucoup plus d’heureux que la vertu, disait le marquis de Sade ; je sers donc bien mieux le bonheur en général en protégeant le vice qu’en récompensant la vertu.

Lucette se dit : « Mon mari a tous les droits sur moi. J’ai le devoir de lui obéir et de lui plaire et lui-même doit me contenter. Pour ne pas qu’il me quitte, j’endurerai tous les tourments et ces tourments je les adore car ils m’attachent à lui davantage ».

 

Mais Lucette a rencontré L. Bodewski. Elle aurait voulu l’éviter mais il l’arrêta poliment.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle essaya d’être aimable. Son air courroucé aurait pu intriguer les passants et lui valoir de la part du Russe des railleries blessantes. Il fut d’ailleurs correct.

— M’en voulez-vous toujours ?

— Oh ! Monsieur, je ne puis pardonner si vite l’offense que vous m’avez faite.

— Vous avez dit : si vite. Vous auriez donc l’intention de me pardonner un jour.

Elle sourit et ne répondit pas.

— Il ne faut pas mal me juger, méchant ? Non… je suis une brute, c’est vrai, mais une brute sentimentale… on ne sait jamais ce que la vie peut faire de nous et qui sait si dans l’avenir vous n’aurez pas besoin de ma protection.

— Mon mari est là… monsieur…

— Ah ! les maris ! J’en suis un moi-même et je sais comment ça marche dans un ménage.

Lune de miel d’abord, plus tard lune de fiel.

J’ai gardé de vous une impression telle qu’elle ne peut s’effacer ainsi. Je serais si heureux d’être pour vous un ami… et certes vous ne vous repentirez pas… vous… je…

Il balbutia, ne sachant comment terminer sa phrase.

— Taisez-vous, lui dit-elle, ne me proposez rien, restez sage et fidèle… je ne vous en voudrai plus du jour où vous n’essaierez pas de m’entraîner dans une aventure dangereuse.

— Nous ne nous comprenons pas.

— Je ne veux pas comprendre, et comprendrais-je, que je ne pourrais vous répondre. J’aime mon mari.

— Je ne vous empêche pas de l’aimer… mais… savez-vous ce que l’avenir vous réserve ?

« Le cruel que j’ai été vous paraîtra peut-être, par la suite, celui qu’on ne déteste plus. » Il prit congé d’elle, la salua respectueusement et la regarda s’éloigner jusqu’à ce que ses yeux ne puissent plus l’apercevoir.

— Jolie femme, murmura-t-il.

Flageller ce corps gracieux doit être un plaisir délectable !

Lucette ne pouvait s’empêcher de songer à cette rencontre… son cœur bondissait dans sa gorge, elle était tremblante et ivre… ivre de crainte… comme si de toutes parts, l’environnant, les hommes tendaient le poing vers elle, pour assouvir d’étranges voluptés dont elle connaissait les secrets.

Cependant, M. Bodewski ne lui avait tenu, durant la conversation rapide qu’ils venaient d’avoir ensemble, que des propos sans importance. Elle avait deviné les secrètes intentions du Russe dont elle redoutait d’avance la persécution.

Il la savait mariée mais il ne savait pas l’étrange et douloureux amour qui avait provoqué ce mariage. Le sachant, il eût fait plus librement des propositions dont elle n’aurait pu ni discuter la bizarrerie, ni montrer pour elles de la répugnance ou de la crainte, puisque de son propre gré, elle demandait la fessade et la flagellation.

Mais les tyrans se choisissent et la passion doit jouer un rôle même dans les pires excès du libertinage et des savantes cruautés. Elle pouvait aimer Max et détester M. Bodewski.

Aucune sympathie ne l’attirait vers lui et malgré les repentantes phrases que tout à l’heure il prononçait, elle n’oubliait pas l’humiliation subie chez elle par mesquine vengeance.

De s’être trouvé seul, en face de la jolie Lucette, avait réveillé en lui le désir, non pas de séduire, mais d’exercer sur une chair inviolée sa folie de férocité.

Il lui avait été facile de vaincre sa pudeur, sa faiblesse, sa peur. Des regrets, il n’en avait point. L’amant qui déshonore, celui qui assouvit son vice sur les femmes faibles et belles, ont-ils des remords ? Non.

Ils ont pris dans une heure de volupté particulière les sensations les plus extrêmes et les plus excessives et nulle sensation agréable ne s’oublie et si l’oubli en venait on en rechercherait le souvenir.

Il lui a dit, à Lucette : » Je serais heureux d’être un jour votre ami… » Elle a un peu pardonné à cet homme ému ou qui paraissait l’être.

Mais cela ne veut pas dire qu’ils se reverront un jour ou qu’ils ne se reverront jamais.