L’Éden (p. 123-129).


VERS LE MARIAGE


Le lendemain de ce soir fameux, Lucette a été chez Max. De peur de sa colère et des suites funestes qu’elle pourrait comporter, elle ne lui a point parlé de M. Bodewski.

Max est violent, belliqueux et téméraire, il aurait fait naître un scandale dont elle aurait supporté, plus que tout autre, les ennuis.

Mais elle lui dit :

— Protège-moi, ne me quitte pas, près de toi, je veux vivre… Il me faut ta présence…

— Personne ne t’aura que moi.

Ils se tutoient aux instants de tendre intimité.

Malgré qu’ils soient des amants, des camarades, ils conservent cependant cette réserve de bonne éducation. Bouillante et vive, la tendresse des propos et des gestes ne lui plaît autant que de dures caresses.

Elle ne dis pas : « Je te veux ».

Elle commande et supplie :

— Bats-moi, meurtris-moi, aime-moi sans limites. Je suis ta chose.

Et il exerce sur elle, avant même qu’elle ai parlé, sa puissance d’ami flagellateur.

Elle aurait envie de lui crier :

— Ah ! que tes mains effacent la correction que m’a donnée hier le père d’Olga. Que tes mains sur ma chair effacent les traces de ses mains.

Oh ! toi, tout t’est permis. Tu peux à ton gré meurtrir et bousculer mon corps, il t’appartient. Mais lui, lui, cet étranger, ce rustre… je voudrais qu’il fut bastonné devant la foule et devant moi…

Elle est obligée de contenir ses élans de haine et c’est la volupté qui en profite car elle les accapare pour les changer en élans sensuels et en désirs de châtiments.

— Plus je vous vois, Lucette, plus je vous trouve belle.

Et il prend plaisir à débarrasser Lucette de tous les voiles qui cèlent sa beauté.

Il contemple cette statue animée qui frémit d’un long frisson qu’il arrête de la pesée de ses mains.

Les bras ouverts comme des ailes, Lucette, femme séduisante et troublante, brave le fou qu’elle aime, de sa nudité splendide. Sa tête s’incline, laissant s’éparpiller sur une épaule la chevelure qui se dénoue. Corps admirable que de nouveau Max détaille.

La chair est solide, ferme et blanche, teinte d’un rouge pâle comme la couleur qui participe du lait et du sang ou formée par un mélange de lys et de roses. Sa poitrine est unie et ample. Son dos trace dans le milieu ce sillon qui mène à la croupe puissante et ferme. Mais que de marques roses sur cette chair de femme !

Et quand elle est à genoux, ou quand elle est étendue à demi sur le lit, il est impardonnable qu’on flagelle Lucette pour la punir d’être si belle.

Elle pousse un cri qu’elle étouffe en ses mains dès que le fouet la cingle mais ensuite ses gémissements sont comme des râles que les mourants font sortir du profond de leur être sans force.

La cinglée ne lui arrache pas des lambeaux de chair, ni les verges non plus, car Max ne veut pas épuiser son amie par de dangereuses tortures. Les plaies ne se guérissent pas si vite… et les haltes seraient trop longues entre la fin d’une fustigation et son renouvellement.

Il la fesse d’abord, il la bat, puis la cravache.

D’autres fois, il se contente de la fessade, à moins qu’elle ne réclame les verges ou le fouet. Cela ne veut pas dire que parfois il n’ait l’envie, lorsqu’il rencontre dans la rue une femme à la démarche onduleuse et dont les formes sont provocantes, de la séduire à l’égal de Lucette et de lui infliger semblables corrections.

Le papillon se prend à toutes les lumières. Un homme malgré qu’il soit gâté et satisfait peut désirer les femmes dont les perfections physiques l’attirent.

Lucette n’est point jalouse. Elle ne croit pas à la trahison. Max n’abandonne pas sa proie. Entre ses mains elle est comme un oiseau qu’à grand peine on a capturé et qu’on ne veut pas lâcher.

Et puis à quoi sert de s’encombrer l’esprit de sottes suppositions ? Il faut vivre les heures qui passent sans se soucier des malheurs ou des déception qui peuvent survenir.

La vie est courte, il faut la goûter dans les moindres choses agréables qu’elle offre. Des regrets on ne doit en avoir que pour le temps perdu. Si le plaisir occupe les journées, les journées seront bien remplies et l’amertume sera vite chassée par d’autres joies prochaines.

Elles ne viennent pas d’elles-mêmes, il est nécessaire parfois de les faire naître, et c’est ainsi que raisonnent les dilettantes, les philosophes, les fous et les amoureux.

La passion qui envahit le cœur, la volupté qui fait trembler la chair exercent une influence telle sur ceux qu’elle atteint qu’il est impossible de l’éviter.

…Lucette continue son cours.

Olga n’a plus paru avenue de Breteuil. Ses compagnes en ont montré de l’étonnement, mais Lucette leur a donné de cette absence une explication plausible.

De M. Bodewski elle n’a plus de nouvelles, mais au cas où il se présenterait de nouveau chez elle, ordre a été donné à sa domestique de ne pas le recevoir.

Dès lors, elle mène une vie plus calme partageant son temps entre ses élèves et son ami Max.

Le jeune homme a passé sa thèse avec succès. Il est maintenant avocat. Il a dit à Lucette :

— Nous nous marierons bientôt, voulez-vous ?

Elle a répondu :

— Vous agirez comme il vous plaira, le mariage ne me changera pas.

Mariée !

Elle sera, il est vrai, davantage sous le joug de cet homme qu’elle adore. Il réparera une faute que la morale réprouve. Elle n’est plus cette vierge tant chantée depuis les siècles païens. La jeune vierge est semblable au tendre bouton de la rose non encore épanouie dans toute sa pureté. Elle croît en paix à l’ombre du bosquet tutélaire, à l’abri de tout orage. Mais lorsque son sein dévoilé s’est prêté aux baisers du rossignol séducteur, bientôt séparé de la tige maternelle et indignement associée à l’herbe que foule un pied vulgaire, on l’aspire en passant sur la place publique et flétrie alors par mille baisers impurs, on chercherait en vain sa fraîcheur virginale.

Léger sourire sur les lèvres, regards à la fois hardis et humides, babils enjoués, fuite, retour précipité, amusements folâtres et continuels, tout n’est-il pas ravissant chez les jeunes vierges aux yeux de gazelles ?

Quand elles sont absentes, nous aspirons à les voir. Quand nous les voyons, nous n’avons qu’un désir : jouir de leurs étreintes.

Quand nous sommes dans leurs bras, nous ne pouvons plus nous en arracher.

Lucette fut une de celles-là qui ne connaissait de la vie que le soleil, la joie et les jeux ; depuis cet âge charmant, elle a perdu cette naïveté qui la rendait espiègle et moqueuse, elle a livré tous les trésors, tous les secrets, toutes les sensations dont on ne peut compter le nombre, non seulement pour éprouver le plaisir d’une étreinte, mais pour souffrir, souffrir, souffrir…

Ce n’est pas du rêve qu’il lui faut, ce ne sont pas des phrases caressantes, des expressions de sentiments plus ou moins sincères, ce sont des secousses plus vives et plus fortes, une perpétuelle brutalité.

Max, lui propose le mariage. Le mariage changera t-il leur façon de s’aimer ? Elle ne le veut pas.

Que lui importe d’être maîtresse, camarade ou épouse, pourvu que son corps dévêtu soit flagellé le jour, la nuit, à tous les instants possibles.

Pour conserver sa joie d’aimer, et pour prouver sa servitude et sa fidélité, elle excite Max à frapper.

Et Max n’en laisse jamais perdre l’occasion.

S’ils se fâchent — ce qui se produit quelquefois — il la bat. Avant l’amour, il la bat. Il la bat encore après, à moins que le supplice ait déjà été suffisant.

Mariés, que seront-ils de plus ?

Le tyran et l’esclave vivront ensemble, plus unis et plus libres.

Le fouet sera l’arme conjugale, et deviendra l’emblème d’une autorité légitime devant laquelle doivent s’incliner les femmes qui ont engagé leur vie dans cette impasse.