L’Éden (p. 145-151).


CHANGEMENT DE DIRECTION


Depuis des jours, des querelles nombreuses s’élèvent entre Max et Lucette.

Pour les motifs les plus futiles, la discorde naît. Elle poussa l’un et l’autre à se faire de sanglants reproches.

Max trompe-t-il Lucette ?

A-t-il découvert la femme susceptible de la remplacer et cette femme est-elle plus belle, plus soumise, plus ardente.

A-t-il été ensorcelé ?

De plus Max a des sautes d’humeur. Il n’est plus le même.

Si elle lui parle tendrement, il lui répond avec vivacité. Il la rudoie si sa curiosité l’agace. Et s’il la cravache, c’est de la colère.

Lucette souffre de ce brusque changement dans le caractère de son mari. Elle n’essaie plus d’en connaître la cause.

Chercher n’est pas toujours découvrir. Son amour pour lui ne s’est pas, au sens juste du mot, attiédi, mais il a perdu de sa puissance. Ah ! la psychologie a fort à faire dans le cas de ces deux êtres.

Max n’a plus ce respect qu’il avait pour elle, même pendant leurs jeux amoureux et cruels, il a l’air de la mépriser, de se rire de ses supplications tout en y faisant droit, et ce qu’elle éprouve dès lors n’a plus le même goût acide, la même volupté qu’avant.

Il y a à peine quelques mois qu’elle est mariée et l’on croirait que l’un des deux se repent d’avoir engagé sa vie pour un temps dont ils ignorent la limite.

— Mon Max, qu’as-tu donc ? ne suis-je plus pour toi la même qu’autrefois ?

« Je t’obéis, je suis la servante de tes désirs et tu sais que je ne puis pas te quitter, me séparer de toi, puisque je me suis donnée. Alors, pourquoi ternis-tu, par je ne sais quel effet, le bonheur que nous possédions.

« Je t’aime mon Max, je suis à tes pieds, humble, obéissante, je te le répète, fais de moi ce que tu voudras.

« Impose ta force, punis-moi si tu as à me reprocher quelque chose mais ne change pas ta femme pour une autre. »

Devant ce flot de paroles, Max restait insensible et muet. Il haussait les épaules.

— Tu es folle et ne sais pas ce que tu dis.

— Oh ! tu sais bien que je ne suis pas folle. Tes yeux deviennent méchants dès que tu me vois agressive. Tu as un secret que tu ne veux pas me dire.

— Des secrets, peuh ! je ne m’en encombre pas l’esprit d’enfantines cachotteries.

Ainsi les jours passaient, n’apportant plus de joie chez eux. Lorsqu’elle se fâchait, il n’y prêtait attention.

Au plus fort de sa douleur, alors qu’elle réclamait un peu d’amour et ses violences adorables, il répondait. « Laisse-moi donc, j’ai la main lasse. »

Oh ! ces silences, ce dédain, lui étaient d’atroces amertumes.

Les amis passionnés qu’ils furent devenaient étrangers l’un à l’autre

Lucette n’avait-elle plus pour lui le même attrait ? Sans doute.

Ah ! briser ce cœur, l’ouvrir, voir ce qu’il contenait, saisir les pensées qui s’agitaient dans ce cerveau… mais cela ne se peut…

Elle se résignait, et pour s’étourdir, elle allait au hasard de ses pas, à l’aventure, par les rues, dans les parcs, dans les magasins somptueux où la mode achalandé ses accessoires.

Des hommes la suivaient, l’accostaient, lui parlaient.

D’un geste ou d’un mot, elle leur faisait comprendre qu’inutile était leur tentative.

Et puis, que seraient-ils pour elle, ceux-là, ces étrangers ? Des amants fades et non pas les dompteurs de l’amour. Ah ! s’ils savaient !

Ils ne peuvent soupçonner ceux-là, qui ne cherchent que la satisfaction d’un désir d’éphémère volupté, l’excentrique vice dont cette femme est possédée.

Il s’en trouve, comme M. Bodewski, par exemple, qu’une circonstance particulière mit en présence de Lucette, dont les appétits cruels correspondent aux sensations auxquelles depuis longtemps déjà elle est habituée.

Si d’avoir été battue par lui a laissé dans son esprit une sorte de répugnance et de rancune, c’est simplement parce qu’elle pouvait faire entre Max et le Russe une comparaison ne pouvant et ne devant pas être à l’avantage de celui-ci. Et puis enfin, suprême raison, elle n’aimait pas cet étranger impertinent.

Si la vie lui devient impossible, doit-elle chercher à se perdre ailleurs ?

Les occasions ne manquent pas, mais il faut savoir les saisir.

Son corps blessé frissonne de n’être plus effleuré même par les mains barbares et les armes dociles.

Elle n’aime pas cet apaisement qui succède à tant de tortures. Si Bodewski se doutait de ce qui se passe en elle, la tourmente, l’énerve, quelle proie il aurait là.

Ah ! il ne regretterait plus son audace première.

Il penserait : « Je n’avais pas tort en agissant ainsi que je l’ai fait. J’avais devant moi une professionnelle et une adepte de la fessade. Pourquoi me gênerais-je ? »

Mais Lucette veut qu’il l’ignore, car elle craint cet homme. Il est terrible. Ses yeux perçants la font trembler.

Oh ! son regard, il la suit partout…

Échappera-t-elle à ce barbare ? Sa destinée l’entraîne vers un gouffre sur le bord duquel une simple poussée peut la faire choir jusqu’au fond.

Ah ! quel tourbillon dans sa tête, quels frissons parcourent son corps !

Et dans ce Paris tumultueux, où tous les vices se rencontrent et font de la ville du plaisir une ville de débauche, Lucette redoute le hasard maléfique qui la perdra tout à fait.

On n’aura pas pour elle de pitié, d’indulgence et d’estime.

On rira, on la comparera à toutes les autres femmes qui font métier d’hétaïres.

On dira : « C’est une fille de joie semblable à celles-là qui vendent leurs corps, expertes en l’art des voluptés les plus étranges, hystériques, morphinomanes, batteuses d’hommes, lesbiennes, et avides de flagellations.

C’est pour cela qu’elle doit être prudente et ne point courir après l’inconnu dangereux.

Le jour où Max ne voudra plus d’elle, il la chassera, et le prévoyant, elle fera en sorte de se livrer à un autre esclavage, pour le temps le plus long possible.

Mais elle ne rencontrera pas un autre Max, car elle aime Max et elle ne pourra aimer deux fois et de la même façon sauvage.

On pourra l’aimer et ne pas la comprendre.

Mais elle suscitera les colères, les folies, les vengeances.

Comme l’errante des fortifs, elle provoquera les gestes terribles de celui qu’elle aura consenti à suivre. Elle s’inclinera devant sa force et sa brutalité et s’il ne fait pas oublier son mari, il le remplacera un peu.

Oh ! à quoi songe-t-elle là ?

Elle ne sait pas, elle divague, elle perd la raison. La crise passera.

Le temps balaiera les désaccords et le souvenir de ces querelles conjugales.

La voilà rassurée, consolée, confiante.

Un sourire sur sa bouche.

Elle redresse la taille et regarde les hommes en face, bien en face, comme pour leur dire : « Vous ne m’aurez pas, non, vous ne m’aurez pas ! »

Et vite elle rentre chez elle, prête à soutenir la bataille qui dure depuis des jours.

Mais les combattants n’ont pas d’armes égales.

Ils sont animés de sentiments différents : Il veut la victoire, elle veut la défaite… la même ardeur ne peut de part et d’autre se montrer. Et ce n’est pas une victoire qu’il faudrait, c’est un armistice, c’est la paix.