Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XII

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 274-287).

La Tête Noire.

CHAPITRE XII.

LE COL DE MOMING. — ZERMATT.

Le 10 juillet, je me rendis avec Croz à Sierre, dans le Valais, par la Tête Noire, le col de la Forclaz et Martigny. Le versant suisse de la Forclaz ne fait pas honneur à la Confédération helvétique. Si le chemin a été amélioré, les mendiants qui l’infestent nuisent singulièrement à la beauté du paysage.

Nous dépassâmes plus d’un piéton qui gravissait péniblement cette fournaise, persécuté par de vrais troupeaux d’enfants parasites. Ces malheureuses petites créatures pullulent tout le long du chemin comme des vers dans un fromage pourri. Chaque enfant porte un panier de fruits avec lequel il harcèle sans relâche le touriste fatigué. Ils voltigent tous autour de lui comme un essaim de mouches, lui mettent incessamment leurs paniers sous le nez, l’assomment par leurs obsessions. Méfiez-vous-en ! ne goûtez pas leurs fruits ; n’y touchez pas. Chaque pêche, chaque raisin vaut pour ces enfants la rançon d’un roi. Inutile de vous mettre en colère ! autant essayer de chasser des guêpes : ils n’en bourdonnent que davantage. Quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, le résultat sera le même : « Donnez-moi quelque petite chose. » Voilà l’alpha et l’oméga de toutes leurs requêtes. Ils apprennent, assure-t-on, cette phrase par cœur avant de savoir l’alphabet ; elle sort de toutes les bouches. Depuis le petit bonhomme gros comme le poing jusqu’à la jeune fille de seize ans, tous répètent en chœur : « Donnez-moi quelque chose, ayez la bonté de me donner quelque chose ! »

De Sierre nous remontâmes le Val d’Anniviers jusqu’à Zinal, pour rejoindre nos deux anciens compagnons, Moore et Almer. Moore avait l’ambition de découvrir un chemin plus court que les deux passages déjà connus entre Zinal et Zermatt[1]. Il m’avait montré sur la carte du général Dufour qu’une ligne directe, tirée entre ces deux localités, passait exactement sur la dépression qui se trouve entre le Zinal-Rothhorn et le Schallhorn. Dans sa conviction on devait pouvoir franchir la chaîne par cette dépression ; et, comme ce passage était en ligne droite, il espérait le trouver plus court que ceux qui décrivent mille circuits par le Triftjoch et le col Durand.

Moore nous attendait, et nous remontâmes immédiatement la vallée, puis la partie inférieure du glacier de Zinal pour gagner l’Alpe Arpitetta, car, d’après nos renseignements, il devait y exister un chalet où nous pourrions passer la nuit. Nous finîmes par trouver ce gîte désiré[2], mais il ne répondait guère à notre attente. Hélas ! ce n’était pas un de ces jolis chalets élégamment construits, avec un vaste avant-toit, et orné de pieuses sentences gravées en caractères inintelligibles. C’était une misérable cabane, perchée tant bien que mal sur le flanc de la colline, couverte de dalles grossières d’une espèce d’ardoise, sans porte ni fenêtre, entourée de flaques d’ordures et d’une malpropreté impossible à décrire.

Un indigène, affreusement sale, nous invita à entrer. L’intérieur de la cabane était très-sombre ; mais, quand nos yeux se furent un peu habitués à l’obscurité, nous vîmes que notre palais occupait un espace d’environ 4 mètres 50 cent. sur 6 mètres ; si d’un côté il avait à peine 1 mètre 50 cent. de hauteur, de l’autre il avait presque 2 mètres ; sur le côté le plus haut avait été ménagée une plate-forme un peu élevée au-dessus du sol, large d’environ 1 mètre 80 cent. et couverte d’une litière de paille à moitié pourrie et de peaux de moutons encore plus dégoûtantes. C’était la chambre à coucher ; le reste formait tout à la fois le salon et l’atelier. L’indigène malpropre était fort occupé de la fabrication de ses fromages. Un de ces tabourets à un pied qui servent à traire les vaches, solidement attaché au bas de ses reins, lui donnait la plus étrange tournure quand il se levait pour souffler dans un grand tube, car, pour fabriquer ses fromages, il lui fallait souffler, à ce qu’il paraît, pendant dix minutes dans ce grand tube qui remplace un soufflet. L’opération terminée, il s’accroupissait sur son tabouret pour reprendre haleine, tirait quelques bouffées d’une petite pipe, puis se remettait à souffler dans son tube avec une vigueur nouvelle. Ce procédé de fabrication était, nous dit-on, indispensable à la bonne qualité du fromage ; il nous parut, je l’avoue, assez malpropre. Je sais maintenant d’où provient la saveur particulière de certains fromages suisses.

De gros nuages noirs et d’une teinte plombée, qui montaient de la vallée, vinrent se heurter sur le glacier de Moming avec d’autres nuages qui descendaient du Rothhorn. La pluie tomba par torrents au milieu des roulements assourdissants du tonnerre. Les pâtres accoururent se mettre à l’abri dans le chalet sans s’inquiéter du bétail qui sut bien descendre tout seul du pâturage, au triple galop, dans un steeple-chase effréné. Gens, vaches, pourceaux, chèvres et moutons, oubliant leurs antipathies réciproques, se précipitèrent vers le seul refuge qu’ils pussent trouver sur la montagne. Le charme qui avait depuis plusieurs semaines enchaîné les éléments était rompu, et le cirque qui s’étend du Weisshorn à Lo Besso devint le théâtre sur lequel ils firent éclater leur rage.

Une sombre matinée succéda à cette nuit agitée. Nous étions fort indécis. Devions-nous avancer ou redescendre dans la vallée ? Dans l’espoir que le bien l’emporterait sur le mal, nous quittâmes le chalet à 5 heures 40 minutes, à la recherche de notre passage. [Nous partîmes, dit Moore, escortés des assurances les plus encourageantes de tous les habitants du chalet. « Ne vous inquiétez pas du temps, disaient-ils, car il est absolument impossible de monter au col que vous voulez gravir. »]

Nous dûmes d’abord escalader quelques pentes ordinaires, puis traverser le plateau d’un glacier. Avant de quitter ce glacier, il devint indispensable de déterminer exactement la direction qu’il nous fallait suivre. Deux opinions nous divisaient. J’étais d’avis de gouverner droit au sud et de gagner le plateau supérieur du glacier de Moming en décrivant un grand détour à droite. Cette motion fut repoussée à l’unanimité. Almer pensa qu’il valait mieux tâcher d’atteindre quelques rochers au sud-ouest du Schallhorn, pour monter de là sur le plateau supérieur du glacier. Croz chercha à concilier nos deux avis en proposant de passer par un glacier escarpé et tourmenté. La route de Croz semblait devoir être véritablement impraticable, parce qu’elle nous obligerait à tailler un grand nombre de pas dans la glace. Les rochers d’Almer n’avaient pas bonne apparence ; peut-être serait-il impossible de les gravir. Trouvant ces deux chemins très-mauvais, je refusai de choisir. Moore hésita, Almer céda, et la route de Croz fut adoptée.

Cependant Croz n’alla pas bien loin sans être forcé de reconnaître qu’il avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces ; [alors, jetant un coup d’œil autour de lui pour voir ce que nous en pensions, il insinua qu’il serait peut-être plus prudent de se diriger vers les rochers du Schallhorn.] En un mot, il proposait de préférer la route d’Almer à la sienne. Personne ne s’y opposant, il se mit à tailler des pas dans la pente de glace qui aboutissait aux rochers.

Si le lecteur veut bien jeter un regard sur la carte du Mont-Rose, il verra que, après avoir quitté les pentes de l’Alpe Arpitetta, nous avions suivi la direction du sud-est sur le glacier de Moming. À peine eûmes-nous atteint la glace que nous fîmes halte pour arrêter notre plan d’attaque. Les rochers du Schallhorn, par lesquels Almer voulait monter, étaient alors pour nous au sud-est. La direction que Croz proposait de suivre, au sud-ouest des rochers, nous conduisait sur le versant méridional d’un glacier très-abrupt et très-crevassé[3]. La partie de ce glacier qu’il voulait traverser était en un sens praticable. Il y renonça parce qu’il eût fallu tailler trop de pas dans la glace. Mais la partie du même glacier comprise entre la route qu’il se proposait de suivre et les rochers d’Almer était absolument impraticable. Ce glacier passait en effet sur un promontoire de rochers qui le divisait en deux parties. Ces deux parties (supérieure et inférieure) étaient séparées par une longue pente de glace qui avait été formée des débris tombés du glacier et qui, à sa base, était entourée d’une immense quantité de blocs énormes précipités par les avalanches. Nous contournâmes ces blocs avec les plus grandes précautions. Quand Croz fit halte, nous les avions laissés bien au-dessous de nous, et nous nous étions élevés à la moitié de la grande pente conduisant à la base du mur de glace qui la dominait.

Cette pente de glace, il s’agissait de la traverser et Croz y taillait des pas ; il exécutait un mouvement tournant en face d’un ennemi qui pouvait à chaque instant nous attaquer. Le péril était manifeste ; c’était un acte de folie extravagante, un excès de témérité. Il eût fallu sonner la retraite[4].

« Je n’éprouve pas la moindre honte à l’avouer, écrit Moore dans son journal, j’eus le cœur sur les lèvres tout le temps que dura la traversée de cette pente, jamais je ne me suis senti soulagé d’une plus lourde anxiété que lorsque nous fûmes en sûreté sur les rochers, après vingt longues, bien longues minutes… Je n’entendis pas un seul blasphème positif sortir de la bouche d’Almer ; mais, pendant tout le trajet, il ne cessa de laisser échapper sur notre situation, plus à son adresse qu’à la mienne, des commentaires tels qu’ils m’étonnèrent de sa part. Chez lui, le sentiment dominant était une sorte d’indignation de nous voir dans une telle position ; il se reprochait à lui-même la part qu’il y prenait ; le ton énergique dont il accentuait ces mots de temps en temps : « Vite, dépêchez-vous, allons, vite, » révélait suffisamment ses angoisses. »

Inutile d’exciter Croz à se hâter. Il connaissait le danger aussi bien qu’aucun de nous. Plus tard il me dit que ce passage était le plus dangereux qu’il eût jamais traversé, et que pour rien au monde il ne voudrait y retourner. Il déploya le courage le plus admirable pour échapper à l’effrayant péril qui nous menaçait ; pas un instant il ne détourna ni à droite ni à gauche son visage penché vers le travail qu’il exécutait. Une, deux, trois ! sa hache retombait sur la glace et il posait le pied sur le degré qu’il venait de tailler. Dans toute autre circonstance, ces degrés ne nous eussent pas offert une sécurité suffisante. Mais, pour le moment, nous ne pensions qu’à ces rochers qui se dressaient là, devant nous ; nous ne voyions que ces hideux séracs prêts à nous engloutir sous leur épouvantable masse !

Nous atteignîmes sains et saufs les rochers. Eussent-ils été deux fois plus dangereux, notre satisfaction n’eût pas été moindre. On s’assit un instant pour prendre un cordial nécessaire, sans toutefois perdre de vue les aiguilles de glace à la base desquelles nous venions de passer, et qui se trouvaient maintenant presque au-dessous de nous. Tout à coup, l’une des plus grandes, haute comme le Monument, à Londres, s’écroula sur la pente qu’elle dominait. La formidable masse se pencha d’abord tout entière, comme si elle eût tourné sur des gonds, en s’inclinant lentement de près de trente degrés ; à ce moment, écrasant sa base sous son énorme poids, elle se brisa en mille morceaux et se précipita le long de la pente que nous venions de gravir. Tous les pas que nous avions tracés furent effacés sur son passage ; une large bande de glace polie et brillante apparut à la place de la couche de neige que l’avalanche venait d’enlever avec une force irrésistible.

Certes, il était inexcusable de suivre un chemin aussi périlleux ; on comprendra pourtant aisément pourquoi nous l’avions

Avalanche de glace à la montée du col de Moming.


pris. Battre en retraite à l’endroit où Croz nous proposa un changement de direction, redescendre pour éviter le danger, et remonter par la route qu’Almer avait indiquée, c’était renoncer à notre excursion, car aucun de nous n’eût consenti à passer une seconde nuit dans le chalet de l’Alpe Arpitetta. « Beaucoup voient le péril, dit Thucydide, et se croient obligés de l’affronter par crainte du déshonneur, — selon l’expression vulgaire ; — esclaves d’un mot, ils se précipitent dans d’irrémédiables calamités. » Telle était à peu près notre situation, Aucun de nous ne pouvait justifier le plan adopté, et chacun avait conscience du danger auquel il s’exposait. Cependant nous bravâmes tous ce péril résolûment, quoique malgré nous, plutôt que de reconnaître, en nous hâtant de sortir d’une position impossible, que nous nous étions trompés.

Après une montée pénible sur différentes espèces de neige, et à travers toutes les variétés possibles de vapeurs entre la brume de l’Écosse et le brouillard de Londres, nous finîmes par atteindre la dépression située entre le Rothhorn et le Schallhorn[5]. Une muraille de glace escarpée formait le versant du sommet qui regarde Zinal. Mais il nous était impossible de savoir si le versant de la descente offrait le même aspect, car la vue nous en était cachée par un énorme bourrelet de neige que le vent d’ouest avait poussé au-dessus de la crête, et qui dominait Zermatt, semblable à une vague maritime que le froid eût gelée au moment même où elle retombait[6].

Solidement attaché à la corde et tenu par ses trois compagnons demeurés sur le versant qui regarde le Val Zinal, Croz attaqua cette corniche à violents coups de hache, et finit par l’abattre jusqu’à sa jonction avec la glace solide, puis, sautant hardiment au-dessous du col, il nous cria de le suivre.

Nous étions bien heureux d’avoir un pareil homme pour chef de l’expédition. Avec un guide moins habile et moins hardi, nous aurions pu hésiter à entreprendre cette descente au milieu d’un épais brouillard. Croz lui-même aurait eu grande raison de s’arrêter, s’il eût été moins splendidement robuste. Il nous disait par ses actes : « Là où il y a de la neige ferme, on peut toujours marcher ; là où il y a de la glace, on peut se frayer un chemin en taillant des pas : c’est une simple question de force ; cette force, je la possède ; vous n’avez qu’une chose à faire : me suivre. » On peut dire qu’il n’épargna pas sa peine ; s’il eût accompli sur un théâtre les exploits dont nous fûmes témoins ce jour-là, il eût fait crouler la salle sous les applaudissements.

« Cette descente, dit Moore, ressemblait beaucoup à celle du col du Pilatte, mais elle était plus escarpée et même plus difficile, ce qui n’est pas peu dire. Croz était là dans son élément et choisissait son chemin avec une merveilleuse sagacité ; Almer occupait, à l’arrière-garde, avec sa solidité ordinaire, un poste également honorable, où peut-être la responsabilité était plus grande encore… Je me rappelle surtout un certain passage qui mit mes nerfs à l’épreuve la plus rude qu’ils eussent jamais subie. Nous étions obligés de passer sur une arête de glace étroite comme la lame d’un canif : à notre gauche s’ouvrait une immense crevasse au fond infini d’azur ; à droite descendait une pente inclinée à plus de 70 degrés et aboutissant à un autre gouffre aussi profond et aussi bleu. En s’avançant sur l’arête le premier, Croz creusait avec sa hache de petits crans dans la glace ; nous y posions tour à tour les pieds en les tournant bien en dehors et en faisant tous nos efforts pour ne pas perdre l’équilibre. Tandis que je passais de l’un de ces fragiles degrés sur l’autre, je chancelai un instant. Je n’avais point perdu pied, mais le ton d’angoisse avec lequel Almer, placé derrière moi, s’écria en me voyant vaciller : « Ne glissez pas, monsieur ! » nous fit sentir encore plus vivement tout le péril de la situation…

« Un précipice d’une effroyable profondeur s’ouvrait devant nous ; le bord supérieur dépassait de beaucoup le bord inférieur ; impossible de le contourner ou de le franchir d’un bond ; il menaçait de nous opposer une barrière infranchissable. Croz se montra à la hauteur des circonstances. Suspendu à la corde et retenu par nous tous, il se mit à tailler des degrés pour les mains et pour les pieds, tout le long du mur de glace perpendiculaire qui formait le côté supérieur de la schrund. Nous nous mîmes alors à descendre cet escalier glissant et dangereux, la face collée à la muraille, jusqu’à un endroit où l’abîme, se rétrécissant, pouvait être franchi d’un bond. Avant d’avoir achevé cette excursion, nous étions devenus aussi habiles que les chamois à sauter par-dessus les précipices… Bref, après des efforts désespérés et un trajet aussi dangereux que possible sur la

Le col de Moming en 1864.


glace, nous finîmes par atteindre le plateau supérieur du glacier de Hohlicht. »

La partie inférieure du glacier de Hohlicht que nous avions pu entrevoir n’était pas fort encourageante ; nous nous décidâmes donc à franchir l’arête qui le relie au glacier du Rothhorn. Cette ascension nécessita des efforts surhumains. Il nous fallut nous élever de nouveau à une altitude de plus de 3650 mètres. Nous prîmes la direction de ce même Triftjoch que nous avions dédaigné, et nous descendîmes par le chemin bien connu, mais fort raide et fort désagréable, qui conduit à ce col. À 7 heures 20 minutes du soir, nous arrivâmes à l’hôtel du Mont-Rose, à Zermatt. Nous avions marché douze heures (haltes non comprises) depuis notre départ du chalet d’Arpitetta (2 heures et demie de Zinal) ; nous fûmes donc obligés de reconnaître que le col de Moming n’était pas précisément le chemin le plus court, bien qu’il fût le plus direct, de Zinal à Zermatt.


Vis-à-vis de l’hôtel du Mont-Rose on voit presque toujours deux douzaines de guides français, suisses et italiens, bons, médiocres ou mauvais, assis sur le petit mur ; les uns attendent les touristes qui les ont retenus à l’avance ; les autres, ceux qui les engageront à leur service. Ils épient l’arrivée des voyageurs, et calculent d’après leur physionomie quelle somme ils pourront extraire de leurs poches. Les messieurs, accoutrés parfois d’une étrange façon, forment des groupes devant la façade de l’hôtel, les uns debout, d’autres assis, d’autres enfin paresseusement étendus sur les bancs placés des deux côtés de la porte. Leurs chaussures sont généralement extraordinaires ; leurs coiffures des plus excentriques. Leurs figures gonflées, pelées, bourgeonnées par l’air des montagnes, offrent de curieux sujets d’étude. Grâce à des soins constants, à un travail incessant, quelques habiles, quelques privilégiés, ont pu acquérir un teint d’une belle couleur de brique cuite ; le plus grand nombre, toutefois, ne jouit pas de ce rare et incomparable avantage. Ils ont été brûlés sur les rochers et rôtis sur les glaciers. Une sorte de gomme visqueuse pareille à la térébenthine a suinté de leur visage bouffi et craquelé comme une potiche, a coulé le long de leurs joues et s’y est desséchée en

L’hôtel du Mont-Rose, à Zermatt.
larges plaques, comme la résine sur le tronc des vieux pins. Quelquefois, en voulant l’ôter, ils ont enlevé de grands lambeaux de leur peau ; alors leur cas est devenu désespéré ! En vain ont-ils appelé à leur secours canifs et ciseaux ; en vain se sont-ils efforcés le plus délicatement possible d’étendre sur leurs joues une teinte uniforme. Soins superflus ! Égarés par leur folle ambition, ils ont continué leur traitement jusqu’à ce qu’ils aient réduit leur malheureux visage à l’état de ruine complète. Regardez ces lèvres gercées, ces joues gonflées, ces yeux injectés de sang, et ce nez, ce nez tout pelé qui défie toute description !

Tels sont les plaisirs du montagnard. Les nouveaux arrivés comparent avec un mépris moqueur ces figures bizarres à la peau délicate de leur visage rosé et de leurs mains blanches ; ils ne se doutent guère qu’eux aussi seront peut-être bientôt classés parmi ceux qu’ils tournent en ridicule[7].

Je quittai cette agréable compagnie pour aller chercher mes lettres à la poste. Hélas ! elles contenaient des nouvelles désastreuses ! On me rappelait brusquement à Londres. Reilly allait arriver pour donner un nouvel assaut au Cervin ; je l’attendis pour lui dire que tous nos plans étaient bouleversés, puis, partant en toute hâte, je me rendis en, Angleterre aussi vite que me le permirent les trains express.



  1. Le col de Zinal ou Triftjoch, entre le Trifthorn et l’Ober Gabelhorn, et le col Durand, entre la dernière de ces deux montagnes et la Dent-Blanche. Voir, pour notre route de Zinal à Zermatt, la carte du Mont-Rose.
  2. Il était situé bien au-dessus du glacier de Moming.
  3. En termes techniques, « une chute ou cascade de glace. »
  4. La responsabilité ne pesait pas sur Croz. Son rôle était de conseiller, mais non de décider.
  5. Ce col a été marqué 3793 mètres sur la carte du général Dufour.
  6. Ces corniches de neige se rencontrent fréquemment sur le sommet des arêtes très-élevées ; il est toujours très-prudent, un peu avant d’atteindre le sommet d’une montagne ou d’une arête, d’opérer des sondages avec l’alpenstock, pour s’assurer si cette neige repose sur une base solide. Bien des voyageurs ont failli perdre la vie pour avoir négligé cette précaution.
  7. J’ai saisi cette occasion pour présenter au lecteur quelques-uns des principaux amateurs de courses de montagnes à notre époque, ainsi que plusieurs des guides qui ont été ou qui seront mentionnés dans ce livre.

    Pierre Perrn est placé à l’extrême droite. Vient ensuite le jeune Pierre Taugwalder (sur le banc)  ; J. J. Maquignaz s’appuie contre la porte. Franz Andermatt est assis sur les marches, et, dans le fond, se dresse la haute stature d’Ulrich Lauener.