Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XI

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 252-273).

Notre bivouac au Mont-Suc.

CHAPITRE XI.

PASSAGE DU COL DE TRIOLET. — ASCENSIONS DU MONT-DOLENT, DE L’AIGUILLE DE TRÉLATÊTE ET DE L’AIGUILLE D’ARGENTIÈRE.

Il y a dix ans, un très-petit nombre de touristes savaient, d’après leurs observations personnelles, à quel point la topographie de la chaîne du Mont-Blanc était inexacte. Plusieurs milliers en avaient fait le tour pendant les cinquante dernières années ; mille au moins en avaient gravi le point culminant ; et pas un d’entre eux n’avait eu la capacité ou la volonté de dresser une carte exacte de cette montagne, qui était regardée comme la plus élevée de toute l’Europe.

On savait, généralement que d’énormes erreurs avaient été commises ; personne même n’ignorait que le Mont-Blanc lui-même était représenté de la façon la plus ridiculement inexacte sous toutes ses faces, excepté du côté septentrional ; et, cependant, qui se doutait, à l’époque dont je parle, que des erreurs de 300 mètres avaient été commises dans la détermination des hauteurs à chaque extrémité de la chaîne ; que les dimensions de quelques glaciers avaient été doublées, et même que des montagnes et des arêtes qui n’existaient pas étaient indiquées sur les cartes ?

Une seule partie de la chaîne totale avait été jusqu’alors mesurée avec quelque exactitude. Cette carte n’avait pas été dressée, comme on aurait pu s’y attendre, sous la direction d’un gouvernement ; elle était due à un particulier, au De Saussure anglais, feu J. D. Forbes. En 1842, il « fit un relevé spécial de la Mer de Glace de Chamonix et de ses tributaires, et, pendant les années suivantes, il l’agrandit par de nouvelles observations au point d’y comprendre le glacier des Bossons. » La carte publiée d’après son travail était digne de son auteur ; à peine les explorations postérieures des régions qu’il avait étudiées firent-elles découvrir plus tard dans son œuvre quelques inexactitudes insignifiantes.

La contrée dont Forbes avait dressé la carte resta, jusqu’en 1862, comme un point brillant dans une région où tout n’était qu’obscurité. De louables tentatives furent faites de différents côtés pour répandre quelques rayons de lumière au milieu de ces ténèbres ; mais ces efforts, demeurés infructueux, ne servirent qu’à montrer quelle somme de travail peut être dépensée inutilement par des observateurs isolés, quand ils n’obéissent pas à une seule impulsion.

En 1861 parut la feuille XXII de la carte de Suisse par Dufour. Elle comprenait la section de la chaîne du Mont-Blanc qui appartenait à la Suisse ; cette partie de la feuille était exécutée avec l’admirable fidélité et la perfection qui caractérise l’œuvre, unique en son genre, de Dufour. Le reste de la chaîne (environ les quatre cinquièmes de la totalité) avait été gravé d’après les indications des topographes antérieurs ; aussi le contraste qu’elle formait avec le travail si parfait des ingénieurs suisses en fit-il mieux ressortir la déplorable infériorité.

Pour achever cette œuvre, il fallait des hommes énergiques, intelligents, dévoués, ils ne tardèrent pas à se produire.

En 1863, M. Adams-Reilly, qui, depuis plusieurs années, voyageait dans les Alpes, entreprit de dresser un plan des parties de la chaîne du Mont-Blanc qui n’étaient qu’imparfaitement connues. Muni d’un bon théodolithe, et prenant une ligne de base mesurée par Forbes dans la vallée de Chamonix, il détermina les positions d’environ 200 points. On peut juger de l’exactitude de son travail par le fait suivant : après avoir recueilli des observations sur un espace de 80 kilomètres, la position qu’il trouva au col Ferret « ne s’éloigna que de deux cents mètres de celle qui lui avait été assignée par le général Dufour ! »

Pendant l’hiver de 1863 et le printemps de 1864, M. Reilly dressa une carte entièrement nouvelle d’après les relevés qu’il avait faits lui-même. Il remplit, à l’aide de photographies et d’une série de vues panoramiques, qu’il avait prises dans ses différentes stations, les vides qui existaient entre les points déterminés trigonométriquement. Cette carte constituait un immense progrès sur celles qui l’avaient précédée, car, pour la première fois, la position exacte des grands pics y était indiquée.

Ce travail, vraiment extraordinaire, me prouva que M. Reilly était un homme d’une résolution et d’une persévérance merveilleuses. Bien que je n’espérasse guère lui voir accepter la proposition que je voulais lui faire, je l’engageai à prendre part à de nouvelles tentatives pour gravir le Cervin. Il s’associa cependant de grand cœur à mes projets et me pria en retour de l’accompagner dans quelques expéditions qu’il avait projetées sur la chaîne du Mont-Blanc. Notre contrat fut ainsi conclu de vive voix : « Je veux bien vous aider à exécuter vos plans, mais, de votre côté, vous me promettez votre concours pour réaliser les miens ? »

J’accédai avec empressement, comme on doit le penser, à un arrangement dans lequel tous les avantages étaient pour moi.

Au moment même où M. Reilly travaillait à sa carte, le capitaine Mieulet en dressait une de son côté pour compléter la grande carte de l’État-major français ; car près de la moitié de la chaîne du Mont-Blanc (y compris toute la vallée de Chamonix) venait d’être de nouveau annexée à la France. Le capitaine Mieulet devait, dans le principe, s’arrêter à la frontière. La feuille qu’il publia, d’après les résultats de son travail, était naturellement à la même échelle que toutes les autres feuilles de la carte de l’État-Major français, c’est-à-dire à . Mais on représenta à l’État-Major français le grand avantage qu’il y aurait à étendre cette carte spéciale jusqu’à Cormayeur, et le capitaine Mieulet reçut, du ministre de la guerre, l’ordre de continuer ses études sur le versant méridional (ou italien) de la chaîne. Une carte spéciale à l’échelle de , promptement dessinée et gravée, d’après les matériaux qu’il avait réunis, fut publiée en 1865 par ordre du maréchal Randon, ministre de la guerre[1]. Cette carte était admirablement exécutée, mais elle ne comprenait que la partie centrale de la chaîne, et une carte complète manquait toujours.

M. Reilly présenta la minute de sa carte à l’Alpine Club anglais, qui résolut de la publier ; mais, avant qu’elle fût remise au graveur, l’auteur entreprit de la revoir avec le plus grand soin. À cet effet, il projeta un grand nombre d’expéditions sur des points très-élevés, regardés jusqu’alors comme inaccessibles, et il m’invita à l’accompagner dans quelques-unes de ces ascensions[2].

M. Reilly publiera, je l’espère, lui-même, une relation de ses remarquables explorations. J’en parlerai donc très-brièvement ici, mais je crois devoir faire précéder mon résumé de quelques paragraphes sur la topographie de la chaîne du Mont-Blancs[3].

Cette chaîne est maintenant divisée entre la France, la Suisse et l’Italie. La France à la part du lion ; la Suisse, la partie la plus fertile, et l’Italie, le versant le plus escarpé. Elle jouit d’une réputation qui n’a rien d’extraordinaire, et qui cependant n’est pas absolument méritée. Elle n’offre ni la beauté des Alpes de l’Oberland, ni la sublimité des montagnes du Dauphiné ; mais elle attire le vulgaire, parce qu’elle possède la sommité la plus haute des Alpes. L’élévation du reste de la chaîne n’est nullement remarquable ; le Mont-Blanc excepté, les montagnes qui la composent sont en réalité moins importantes que celles de l’Oberland et des groupes du centre des Alpes Pennines.

Le tableau comparatif suivant démontrera l’exactitude de cette assertion[4] qui, au premier abord, pourrait paraître exagérée :

Mètres Pieds anglais[5]
1. Mont-Blanc 4810 15 781
2. Grandes Jorasses 4206 13 800
3. Aiguille Verte 4127 13 540
4. " de Bionnassay 4061 13 324
5. Les Droites 4030 13 222
6. Aiguille du Géant 4010 13 157
7. Aiguille de Trélatête, n° 1 3932 12 900
" n° 2 3904 12 809
" n° 3 3896 12 782
8. " d’Argentière 3901 12 799
9. " de Triolet 3879 12 726
10. " du Midi 3843 12 608
11. " du Glacier 3834 12 579
12. Mont-Dolent 3830 12 566
13. Aiguille du Chardonnet 3823 12 543
14. " du Dru 3815 12 517
15. " de Miage 3680 12 074
16. " du Plan 3673 12 051
17. " de Blaitière 3533 11 591
18. " des Charmoz 3442 11 293

La ligne qui forme la frontière suit la chaîne principale. De la vallée de Chamonix, on n’en découvre qu’une très-faible partie ; deux petites fractions seulement, longues à peine de quatre kilomètres, sont visibles du village même ; ce sont les parties comprises entre le sommet du Mont-Blanc et le Dôme du Goûter, et quelques sections voisines du col de Balme. Tout le reste est masqué par des arêtes qui s’en détachent et par des montagnes d’une importance secondaire.

Le Mont-Blanc a lui-même pour limites les deux glaciers de Miage, les glaciers de la Brenva et du Géant, le Val Véni et la vallée de Chamonix. Une longue chaîne se détache du sommet pour se diriger, vers le N. N. E., jusqu’à l’Aiguille du Midi, en passant par le Mont-Maudit. Une autre chaîne court vers le N. O. jusqu’au Dôme du Goûter, en passant par la Bosse du Dromadaire ; là, elle se partage en deux branches, dont l’une se continue au N. O. jusqu’à l’Aiguille du Goûter, et dont l’autre s’étend vers l’O. jusqu’à l’Aiguille de Bionnassay (cette seconde branche fait partie de l’arête principale de la chaîne). Les deux routes que l’on suit communément pour faire l’ascension du Mont-Blanc se trouvent comprises entre ces deux chaînes principales : l’une, partant de Chamonix, passe par les Grands Mulets, l’autre, partant du village de Bionnassay, passe par l’Aiguille et le Dôme du Goûter[6].

L’ascension du Mont-Blanc a été faite dans plusieurs autres directions ; et il n’y a peut-être pas un seul point du compas d’où l’on ne puisse monter au sommet de cette montagne. Cependant, selon toute probabilité, on ne découvrira jamais un chemin plus facile que ceux qui sont déjà connus.

Au commencement de 1864, l’Aiguille du Midi et l’Aiguille de Miage étaient, je ne crois pas me tromper en affirmant ce fait, les deux seules sommités de la chaîne du Mont-Blanc dont l’ascension eût été faite[7]. La seconde de ces aiguilles est une pointe parfaitement insignifiante ; la première — une partie d’une des arêtes mentionnées ci-dessus — peut à peine être considérée comme une montagne distincte et séparée du Mont-Blanc. Les véritables grands pics de la chaîne passaient pour inaccessibles ; et on n’avait même jamais, à l’exception de l’Aiguille Verte, tenté de les gravir.

Le pic le plus beau et le plus élevé de la chaîne (après le Mont-Blanc) est celui des Grandes Jorasses. L’Aiguille Verte occupe incontestablement le second rang. L’Aiguille de Bionnassay, la troisième pour la hauteur, pourrait n’être considérée que comme une partie du Mont-Blanc ; de même la cime qui porte le nom des Droites n’est également qu’une partie de l’arête dont le point culminant est l’Aiguille Verte. L’Aiguille de Trélatête est, parmi les sommités indiquées sur la liste, celle qui mérite ensuite d’être regardée comme une montagne séparée ; elle est même de beaucoup le pic le plus important (et en même temps le plus élevé) de l’extrémité méridionale de la chaîne. Vient ensuite l’Aiguille d’Argentière qui occupe, à l’extrémité nord-est, le même rang. Les autres Aiguilles sont comparativement insignifiantes ; quelques-unes, il est vrai (comme le Mont-Dolent), paraissent avoir une certaine importance quand on les voit des vallées ; mais, dès que l’on atteint une altitude considérable, elles reprennent leur rang véritable.

Parmi toutes ces montagnes, le sommet de l’Aiguille Verte eût été une des meilleures stations que mon ami pût trouver pour réaliser ses projets. Sa grande élévation, sa position isolée en faisaient un belvédère admirablement propre à l’étude des diverses ramifications de la chaîne ; mais il montra une discrétion prudente en négligeant d’abord cette aiguille et en choisissant le passage du col de Triolet, comme le but de notre première excursion[8].

Après avoir passé la nuit du 7 juillet à l’abri de quelques gros blocs de rochers sur le Couvercle (le thermomètre était à trois degrés C.), le 8, nous nous dirigeâmes en droite ligne au nord du Jardin, puis nous montâmes de là, en décrivant des zigzags, sur les pentes supérieures du glacier de Talèfre, pour gagner le pied de l’Aiguille de Triolet. Croz était encore mon guide ; Reilly était accompagné de l’un des Michel Payot, de Chamonix ; nous avions pour porteur Henri Charlet, du même village.

Nous gravîmes le plateau ondulé du glacier, dont l’inclinaison resta modérée jusqu’à l’angle qu’il nous fallait contourner pour monter au col, d’où un glacier secondaire et assez escarpé descendait dans le bassin du Talèfre. Nous n’eûmes aucune peine à escalader ce glacier avec des guides aussi expérimentés que Croz et Payot ; à 7 heures 50 minutes du matin, nous arrivions au sommet du col de Triolet (situé, suivant les calculs du capitaine Mieulet, à 3706 mètres au-dessus de la mer, et à 1384 mètres au-dessus de l’endroit où nous avions campé sur le Couvercle).

Nous commençâmes à descendre sur des rochers très-escarpés, mais très-solides, puis nous suivîmes un bras du glacier de Triolet. Les schrunds[9] étaient nombreuses ; cinq traversaient complétement le glacier ; nous dûmes les franchir toutes en les sautant. Aucune d’elles n’égalait en grandeur et en profondeur l’effroyable crevasse du col de Pilatte, mais réunies elles la surpassaient de beaucoup. « Vraiment, dit Reilly, avec de pareilles crevasses, c’est un véritable fardeau que la vie ! »

Divers petits chaînons, qui se détachent, en se dirigeant vers le sud-est, de l’arête au pied de laquelle le glacier de Triolet prend son origine, divisent ce glacier en un certain nombre de baies. Nous descendîmes la baie la plus septentrionale ; et, quand nous en sortîmes pour entrer sur le grand glacier proprement dit, à la jonction de notre baie avec la plus rapprochée, nous passâmes sous une magnifique arche de glace, festonnée de stalactites brillantes, les ruines d’un ancien sérac, qui restaient debout et isolées, à une hauteur de plus de dix mètres au-dessus du glacier ! C’était un phénomène accidentel, le seul de ce genre que j’aie jamais rencontré. Je repassai au même endroit en 1865, sans en retrouver le moindre vestige.

Nous avions espéré descendre de très-bonne heure aux chalets de Pré-de-Bar ; mais, comme nous avions perdu beaucoup de temps sur les pentes du Mont-Rouge, il était près de quatre heures de l’après-midi lorsque nous y arrivâmes. Le pont le plus rapproché pour traverser le torrent était Gruetta. Ne voulant pas descendre aussi bas, nous préférâmes contourner la base du Mont-Rouge et traverser l’extrémité inférieure du glacier du Mont-Dolent[10].

La journée du 9 fut occupée par l’ascension du Mont-Dolent. C’était une miniature d’ascension. On y trouvait un peu de tout. Nous commençâmes par monter au col Ferret. À des pentes schisteuses succédèrent des pâturages ; puis une moraine, chose étrange, nous offrit un chemin très-agréable, et il nous fallut ensuite décrire de petits zigzags sur le glacier couvert de neige du Mont-Dolent. Au delà d’une petite bergschrund se présenta une petite muraille de neige, que nous escaladâmes sur le côté d’un petit contre-fort ; enfin, quand nous atteignîmes le chaînon qui descend du sommet vers le sud-est, nous trouvâmes une petite arête de neige qui nous conduisit au point le plus élevé. Le sommet lui-même était petit, tout petit ; c’était bien le plus gentil petit cône de neige qui se fût jamais formé au haut d’une montagne ; et cette neige était si blanche, si immaculée qu’il semblait criminel de la ternir ; c’était une Jungfrau en miniature, un sommet joujou, qu’on pouvait couvrir avec la paume de la main[11].

Mais en revanche, rien n’était petit dans la vue que l’on découvrait du Mont-Dolent.

[Situé à la jonction de trois arêtes, il se dresse, comme un véritable belvédère, au-dessus de tout ce qui l’entoure à une certaine distance ; et certaines brèches semblent ouvertes tout exprès dans les chaînes voisines, pour étendre dans presque toutes les directions les limites de l’horizon. Je ne puis comparer les précipices qui descendent vers le glacier d’Argentière qu’à ceux de la Jungfrau. Les arêtes situées des deux côtés de ce glacier et, en particulier, les rochers abrupts des Droites et des Courtes, dominés par le pic pointu et couvert de neige de l’Aiguille Verte, offrent presque le même aspect que les Grandes Jorasses. La tour massive de l’Aiguille de Triolet et les Jorasses, plus éloignées, encadrent le paysage alpestre le plus splendide et le plus gracieux tout à la fois que j’aie jamais contemplé ; c’est le massif tout entier du Mont-Blanc, dressant sa haute cime glacée bien au-dessus des nombreux contre-forts qui soutiennent les Monts-Maudits, supporté, à gauche, par le Mont-Peuteret et par les Aiguilles dentelées qui dominent la Brenva. Cet aspect du Mont-Blanc n’a rien de nouveau ; mais, de ce point, sa pose incomparable lui donne toute la supériorité d’un tableau composé par un maître… Cette vue, aussi étendue que celle dont on jouit au sommet du Mont-Blanc, est bien plus belle[12].]

Nous descendîmes à Cormayeur, que nous quittâmes dans l’après-midi du 10 juillet pour aller camper sur le Mont-Suc, dans l’intention de faire l’ascension de l’Aiguille de Trélatête. Nous espérions que les nuages qui l’enveloppaient ne tarderaient pas à se dissiper. Il n’en fut rien ; aussi déposâmes-nous, outre nos personnes, une énorme charge de paille sur la moraine du glacier de Miage, où nous nous installâmes, au-dessus du lac de Combal, dans une charmante petite grotte creusée par quelque berger solitaire sous un grand bloc de rocher. Nous y passâmes la nuit et toute la journée du lendemain, car nous ne nous souciions pas plus de battre en retraite que de nous exposer aux plus graves difficultés en nous aventurant à travers le brouillard. Je m’ennuyais tellement que je ne pouvais rester en place. Reilly me fit un grand sermon sur l’excellence de la patience, puis il s’arrangea dans une attitude commode pour dévorer à son aise un livre couverture jaune. « La patience ! lui dis-je exaspéré, elle est facile a ceux qui possèdent des romans à vingt-cinq sous : mais je n’en ai pas apporté, moi j’ai nettoyé avec le plus grand soin les clous de mes souliers ; que puis-je faire maintenant ? — Allez, me dit-il, tâcher d’étudier la moraine du Miage. » Je lui obéis docilement, et je revins au bout d’une heure. «  Quoi de nouveau ? cria Reilly en se soulevant sur le coude. — Pas grand’chose ; c’est une grosse moraine, plus considérable que je ne le croyais, et défendue par de nombreuses arêtes à l’instar des enceintes d’un camp fortifié ; on y voit même des murailles percées d’ouvertures semblables à des meurtrières, comme pour résister à une attaque. — Allez encore l’étudier un peu, » dit-il en se renversant sur le dos. Mais j’en avais assez, et je m’en allai vers Croz qui dormait ; et je me mis à lui chatouiller le nez avec une paille jusqu’à ce qu’il se réveillât. Cette distraction épuisée, je surveillai Reilly du coin de l’œil ; il commençait a s’engourdir et changeait à chaque instant de position ; tantôt il s’étendait à plat ventre, la tête entre les mains, tantôt il allumait sa pipe, et, fumant avec acharnement, il en tirait bouffées sur bouffées. Un instant après, je le regardai de nouveau. Dans quelle situation se trouvait-il ? L’ami Reilly ne formait plus qu’un amas confus où l’on ne pouvait rien discerner ; bras, jambes, tête, pierres et paille, tout était enchevêtré ; son chapeau jeté d’un côté, et son roman à vingt-cinq sous lancé au loin. J’accourus bien vite peur lui faire un sermon sur la nécessité de la patience.

Bah ! ce fut pourtant un moment bien ennuyeux. Comme une belle coquette, notre montagne se dévoilait un instant et paraissait ravissante au sommet, tandis qu’à la base elle restait enveloppée de mystère. Dans la soirée seulement, elle nous permit de nous approcher d’elle ; à la tombée du jour, les rideaux furent tirés, la légère draperie se releva, et nous grimpâmes comme à la dérobée par le grand portail que forme le Mont-Suc. Mais, hélas ! la nuit avançait rapidement ; et nous nous vîmes bientôt exposés à l’air glacé, sans le moindre trou pour nous y blottir, sans le moindre creux de rocher pour nous y abriter. Nos bons plaids nous furent d’un grand secours ; nous en fîmes un toit très-suffisant. Quand ils eurent été cousus ensemble dans toute leur longueur, nous attachâmes un de leurs bouts à notre corde solidement fixée aux rochers, puis nous fixâmes l’autre bout au sol avec des pierres[13]. Nous passâmes la nuit sous cette tente improvisée, et, sur cette arête très-exposée au vent et au froid, à 2956 mètres d’altitude, notre sommeil fut peut-être plus profond que si nous eussions été couchés sur des lits de plume.

Nous quittâmes le lendemain matin notre bivouac à 4 heures 45 minutes ; et, à 9 heures 40 minutes, nous avions atteint le plus élevé des trois sommets de l’Aiguille de Trélatête, en passant par-dessus le sommet inférieur. Nous dominions tout ce que nous apercevions à cette extrémité de la chaîne, et la vue était grandiose. Devant nous se déployait tout le versant occidental du Mont-Blanc. Les premiers, nous le voyions de ce belvédère. J’emprunte à mon ami (elle lui revient de droit) la description de cette vue.

[Je m’étais, depuis quatre années, vivement intéressé à la géographie de la chaîne du Mont-Blanc ; l’année précédente, j’en avais dressé plus ou moins heureusement toute la carte, à l’exception de ce point que je n’étais pas parvenu à atteindre et à étudier. Les éloges peu mérités que ma carte avait reçus étaient pour moi autant de sujets d’amertume et de regrets, quand je pensais à ce grand versant que j’avais été obligé de laisser en blanc ; il était seulement indiqué par quelques rochers insignifiants, dessinés d’après les anciennes cartes, que j’avais toutes consultées sans y trouver des indications suffisantes. Je ne savais rien de la surface du glacier de Miage, car je n’avais vu que la base de ses splendides cascades de glace. Maintenant, parvenu au sommet de cette haute muraille de rocher qui avait si longtemps arrêté ma vue, je découvrais, du sommet à la base, ces magnifiques glaciers qui descendaient comme des torrents sur une largeur égale à celle des Bossons, des flancs du Mont-Blanc, de la Bosse du Dromadaire et du Dôme du Goûter.

De ce côté, la cime du Mont-Blanc s’appuie sur deux contreforts, entre lesquels descendent de vastes glaciers. Le plus méridional de ces glaciers[14] prend naissance au pied des précipices à pic que domine la Calotte[15] ; un énorme rognon de rocher le coupe en deux à sa jonction avec le glacier du Miage. Immédiatement à gauche se dresse le plus large des deux contre-forts dont j’ai déjà parlé, et qui forme presque une Aiguille particulière. Le glacier suivant[16] descend d’un large bassin qui reçoit les neiges de l’arête supérieure, comprise entre la Bosse du Dromadaire et le Dôme du Goûter ; il est séparé du troisième et dernier glacier[17] par un autre contre-fort qui se rattache à cette arête supérieure, sur un point situé entre le Dôme du Goûter et l’Aiguille de Bionnassay.]

Ce sont les contre-forts situés entre ces magnifiques fleuves de glace qui ont formé, en grande partie, les énormes masses de débris disposées en forme d’arêtes, ou répandues çà et là, tout autour et même au delà de l’extrémité du glacier de Miage, dans le Val Véni. Ces moraines[18] passent pour des merveilles. Elles sont en effet très-grandes pour un glacier tel que celui du Miage.

Les dimensions des moraines ne sont pas proportionnées à celles des glaciers. Beaucoup de petits glaciers ont de vastes moraines[19], et beaucoup de grands glaciers ont de petites moraines. La dimension des moraines de tous les glaciers dépend principalement de trois causes : 1o de la superficie des rochers exposés aux influences atmosphériques dans le bassin drainé par le glacier ; 2o de la nature de ces rochers : s’ils sont friables ou d’une nature résistante ; 3o de l’épaisseur de leur stratification. Les moraines seront vraisemblablement petites, si la superficie des rochers est peu considérable ; quand on en voit de très-vastes, c’est qu’il existe, suivant toutes probabilités, dans le voisinage immédiat du glacier, de grandes étendues rocheuses qui ne sont recouvertes ni par la neige, ni par la glace. Le glacier du Miage possède de grandes moraines parce qu’il reçoit les débris d’un grand nombre de rochers et d’arêtes. Si ce glacier, au lieu d’occuper le fond d’un bassin, le remplissait en entier, et s’il enveloppait complétement l’Aiguille de Trélatête ainsi que les autres montagnes qui le bordent, s’il descendait du Mont-Blanc sans être interrompu par un rocher ou par une arête, il serait aussi complétement dépourvu de moraines que la grande Mer de Glace du Groënland. Une contrée est-elle complétement recouverte par un glacier, les moraines doivent y être de la plus petite dimension[20].

Les glaciers eux-mêmes ne fournissent aux moraines qu’un appoint très-minime par l’érosion des rochers qui les supportent, si on le compare aux masses considérables apportées par plusieurs autres sources. Ces énormes amas sont presque entièrement formés par les débris tombés des montagnes qui dominent les glaciers ou des parois qui les bordent et que les eaux détachent et entraînent ; on n’y peut donc trouver qu’une très-petite quantité de matière enlevée aux rochers de son lit par le frottement de la glace.

Si l’on adoptait la théorie opposée et si l’on pouvait prouver que « les glaciers, par leur mouvement naturel, brisent des masses de rochers, les arrachent aux versants et au fond des vallées qu’ils occupent et entraînent avec eux tout ce qui peut être transporté, de manière à former d’énormes accumulations de débris devant leur extrémité inférieure et tout le long de leurs côtés[21], » on devrait en conclure que plus un glacier a d’étendue, plus sa moraine doit être considérable.

Cette théorie ne saurait être adoptée par ceux qui ont étudié eux-mêmes le mode d’action actuel des glaciers. Depuis de Saussure[22] on a toujours répété que les moraines sont principalement formées de débris provenant des rochers ou du sol situés au-dessus de la glace, et non du bassin qu’elle occupe. Mais les savants qui, de nos jours, ont écrit sur les glaciers et sur leur mode d’action dans des temps antérieurs, ont souvent soutenu : — que les moraines représentent l’équivalent des excavations (c’est le terme employé) accomplies par les glaces, ou du moins sont en partie composées de matières excavées par les glaciers ; — que les vastes moraines ont nécessairement été produites par de vastes glaciers ; et qu’une grande extension des glaciers (une période glaciaire) amène nécessairement la formation de vastes moraines.

Or, un ou deux exemples — ils sont innombrables — suffisent pour démontrer que de semblables théories générales ne sauraient être soutenues.

Que l’on compare simplement dans la chaîne du Mont-Blanc les moraines du glacier du Miage avec celles du glacier d’Argentière. Ce dernier glacier sert d’écoulement à un bassin au moins égal comme grandeur à celui du premier ; et cependant ses moraines sont petites en comparaison de celles du Miage. La disproportion des moraines des glaciers de Gorner et de Z’Mutt est encore plus frappante, bien que le premier reçoive de nombreux bras tributaires descendus du Mont-Rose[23]. La surface drainée par le Gorner dépasse de beaucoup la grandeur du bassin du Z’Mutt ; et les moraines du glacier du Z’Mutt sont incomparablement plus grandes que celles du Gorner.

Ai-je besoin de citer un exemple encore plus frappant ? La Mer de Glace intérieure du Groënland est presque dépourvue de moraines. Cet immense plateau de glace, déjà moins grand que dans les temps anciens, occupe encore une étendue tellement considérable qu’on pourrait y précipiter tous les glaciers des Alpes sans qu’il en parût sensiblement augmenté. Si la grandeur des moraines avait le moindre rapport avec celle des glaciers, les moraines du Groënland devraient être beaucoup plus considérables que celles des Alpes.

Si immense qu’il soit encore, ce réservoir de glace intérieur du Groënland ne doit être considéré que comme le reste d’une masse de glace incalculablement plus grande, et qui de nos jours n’a pas sa pareille en dehors du cercle antarctique. À l’exception des localités où les rochers se désagrègent facilement, et où les traces de l’action des glaciers ont disparu sur une grande étendue, on trouve dans toute cette contrée des rochers frottés et polis par la glace, et, à en juger par les courbes plates des roches moutonnées et par le polissage si parfait des rochers qui ont subi depuis tant de siècles les variations les plus extrêmes de la température, la période de temps nécessaire pour produire de tels effets a dû dépasser de beaucoup la durée de la « période glaciaire » de l’Europe. Si les moraines étaient formées par les matières que les glaciers ont excavées en creusant leur lit, les moraines du Groënland seraient les plus grandes du monde entier.

L’absence de moraines sur cette grande Mer de Glace ainsi qu’à son extrémité doit donc être attribuée à ce fait qu’aucun rocher n’émerge au-dessus de la glace[24].

Étant monté en 1867 au sommet de petites montagnes qui dominent les confins de cette mer, j’eus par deux fois l’occasion d’embrasser d’un seul coup d’œil une étendue de 960 kilomètres carrés. Pas un pic, pas une arête ne s’élevait au-dessus de la glace, pas un bloc de rocher ne se montrait à sa surface. La contrée tout entière était recouverte par le glacier ; aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on ne découvrait que la glace[25].

Il est donc bien évident que des superficies considérables de rochers exposés aux intempéries de l’atmosphère sont indispensables à la formation des grandes moraines, que ne produisent pas nécessairement des périodes glaciaires.

Les moraines ne sont pas des amas de roches excavées par les glaciers, elles témoignent simplement des propriétés particulières qu’ont les glaciers pour transporter avec une certaine méthode les débris des montagnes voisines.

Nous redescendîmes par le même chemin jusqu’au lac de Combal[26], d’où nous nous rendîmes par le col de la Seigne aux Motets pour y passer la nuit. Le 13 juillet, nous allâmes à Contamines par le col du Mont-Tondu (nous y essuyâmes un orage effroyable), et à Chamonix par le col de Voza. Deux jours seulement nous restaient pour faire des excursions aux environs de ce dernier village ; nous résolûmes, pour les employer, de tenter de nouveau l’ascension de l’Aiguille d’Argentière que nous avions vainement essayé, comme je vais le rappeler, d’escalader la semaine précédente. Dans l’opinion de Reilly, on pouvait faire l’ascension de cette Aiguille en suivant l’arête qui conduit du col du Chardonnet à sa cime. En conséquence, le 6, à 6 heures et demie du matin, nous nous trouvions au sommet de ce col[27]. Notre expédition se composait de notre ami Moore et de son guide Almer, de Reilly avec son guide François Couttet, et de moi avec Michel Croz. Jusque-là, le temps avait été calme et le chemin facile ; mais, à peine arrivés au sommet du col, nous y fûmes assaillis par un vent furieux. Cinq minutes auparavant nous avions trop chaud ; en un instant nous nous sentîmes gelés. Une neige abondante nous enveloppait de ses tourbillons, pénétrait dans tous nos vêtements et nous piquait le visage comme si elle eût été brûlante au lieu d’être glacée. Nos dents claquaient malgré nous ; nous pouvions à peine parler ; notre haleine gelait instantanément ; manger était désagréable ; s’asseoir, impossible !

Nous regardâmes notre montagne. Son aspect n’était guère encourageant. L’arête qui conduisait au sommet formait une crête pointue, ornée d’une palissade d’aiguilles en miniature, dont la base était bordée d’épais bancs de neige fortement inclinés, qui descendaient, d’un côté, au glacier de Saleinoz, de l’autre au glacier du Chardonnet. C’eût été, en toutes circonstances, une entreprise fort difficile que d’escalader cette Aiguille par un pareil chemin. « Renoncez-y, » conseillait la prudence. La prudence l’emporta sur la vaillance. Moore et Almer traversèrent le col du Chardonnet pour se rendre à Orsières, et nous, nous retournâmes à Chamonix.

Mais à peine avions-nous franchi une faible distance que le démon qui pousse les hommes à grimper sur les montagnes nous inspira l’idée de nous arrêter et de jeter un regard en arrière sur l’Aiguille d’Argentière. Le ciel était sans nuages ; aucun vent ne se faisait ni sentir ni craindre ; il n’était que huit heures du matin ; et là, droit devant nous, un autre bras du glacier remontait bien haut dans la montagne, bien au-dessus du col du Chardonnet, et de plus, un joli petit couloir s’élevait de son extrémité supérieure presque jusqu’au sommet du pic. Le chemin était évidemment tout indiqué. Nous fîmes soudain volte-face et nous le suivîmes.

Le glacier était passablement escarpé, mais le couloir de neige l’était bien davantage. Il nous fallut tailler sept cents pas dans la neige. À ce moment, le couloir devint trop escarpé. Nous dûmes suivre les rochers sur sa gauche, et nous finîmes par gagner l’arête, à un point élevé d’environ 450 mètres au-dessus du col. Nous tournâmes alors à droite pour suivre l’arête, en montant sur la neige, un peu au-dessous de la crête, du côté du glacier de Saleinoz. Là, nous retrouvâmes le vent glacé ; mais aucun de nous ne songea à battre en retraite, puisque nous n’étions plus qu’à 75 mètres du sommet.

Les haches de Croz et de Couttet durent se remettre à l’œuvre, car cette pente était aussi abrupte que peut l’être une pente de neige. La surface en était recouverte d’une croûte sèche, granuleuse et sans aucune consistance ; à peine y touchait-on qu’elle glissait aussitôt en larges bandes. Nos guides étaient obligés de traverser cette croûte pour atteindre avec leurs haches les couches plus anciennes et par conséquent plus solides ; à chaque instant, ils devaient en outre s’arrêter pour chasser la poussière de neige qui retombait sans cesse avec une sorte de sifflement sur la surface durcie qu’il leur fallait entamer. Brrrr ! quel froid il faisait ! Comme le vent soufflait ! Le chapeau de Couttet, arraché de sa tête, alla faire un tour en Suisse. Balayée sur l’autre versant de l’arête qui nous dominait, cette espèce de neige farineuse tourbillonnait en l’air comme dans une véritable tourmente, puis retombait mollement, ou bien, saisie par d’autres rafales, elle était emportée jusque sur le glacier de Saleinoz.

« Mes pieds s’engourdissent terriblement, » cria Reilly, « comment les empêcher de geler ? » — « Battez la semelle tant que vous pourrez, monsieur, » répondirent les guides, « c’est le seul moyen. » Le travail violent auquel ils se livraient empêchait leurs doigts de s’engourdir ; mais ils avaient les pieds froids ; aussi entaillaient-ils la neige alternativement avec leurs pieds et avec la hache. Je les imitai trop violemment, car un trou s’ouvrit tout à coup sous moi et l’on entendit un bruit semblable à celui que fait un morceau de faïence tombant au fond d’un puits.

Je descendis d’un pas ou deux et je découvris que nous étions sur une sorte de caverne (ce n’était pas à proprement parler une crevasse) dont la voûte était formée d’une mince croûte de glace, d’où pendait une forêt de stalactites. Presque au même instant, Reilly passa une de ses mains à travers le toit de cette caverne. Toute l’expédition pouvait à chaque instant le voir s’effondrer sous elle. « En avant ! Croz, nous sommes sur un abîme ! » — « Nous le savons bien, » répondit celui-ci, « et nous ne pouvons trouver un endroit solide. »

Mon compagnon demanda alors du ton le plus aimable si continuer n’était pas ce qu’on appelle vulgairement : « tenter la Providence. » Sur ma réponse affirmative, il reprit : « Si nous retournions sur nos pas ? » — « Mais très-volontiers. » — « Demandez aux guides ce qu’ils en pensent ? » — Ils n’élevèrent pas la moindre objection ; nous redescendîmes donc et nous passâmes la nuit au Montanvert.

En deçà de l’arête le vent cessait de souffler. À 30 mètres au-dessous du vent, sur la pente qui fait face au glacier du Chardonnet, nous étions rôtis ; on ne sentait pas la moindre brise. De ce côté, rien ne pouvait faire supposer qu’un ouragan épouvantable faisait rage à 30 mètres plus haut ; le ciel sans nuages était l’image du calme le plus parfait ; tandis que, du côté du vent, le seul indice du trouble de l’atmosphère était le tourbillonnement continu de la neige sur les crêtes des arêtes.

Nous partîmes donc le 14, avec Croz, Payot et Charlet, pour achever l’entreprise si brusquement interrompue ; comme la première fois, nous passâmes la nuit aux chalets de Lognan. Le 15, vers midi, nous arrivâmes au sommet de l’Aiguille ; et nous vîmes que, lors de notre première tentative, nous n’en étions qu’à 30 mètres quand nous avions battu en retraite.

Reilly triomphait. En 1863, il avait réuni sur ce point deux montagnes, hautes chacune de plus de 3950 mètres, indiquées sur la carte comme étant distantes l’une de l’autre de 2 kilomètres. Longtemps avant notre ascension, il avait acquis la certitude que la Pointe des Plines, sommet imaginaire qui avait figuré sur d’autres cartes comme une montagne distincte, n’était autre que l’Aiguille d’Argentière ; il l’avait en conséquence fait disparaître du dessin préliminaire de sa carte. Nous constatâmes de visu qu’il avait eu raison, car la Pointe des Plines n’existait pas.

Je ne sais ce que je dois admirer le plus ou de la fidélité parfaite de la carte de M. Reilly, ou de l’intelligence infatigable avec laquelle il en réunit les matériaux. Quand on jouit d’une bonne santé, il peut être amusant de monter au sommet d’un pic (comme le Mont-Dolent, par exemple), en grimpant à califourchon sur une arête trop étroite pour qu’on puisse s’y tenir debout, ou de lutter contre un vent furieux (comme sur l’Aiguille de Trélatête), ou d’être à demi gelé en plein été (comme cela nous arriva sur l’Aiguille d’Argentière) ; mais en revanche il n’est pas amusant du tout de prendre des notes et des croquis dans de pareilles conditions.

Pendant toutes ces expéditions, dans les circonstances les plus contraires et les situations les plus difficiles, la tête et les doigts de Reilly ne cessaient de travailler. Jamais l’égalité de son humeur ne se démentit ; qu’il réussît ou qu’il échouât, il était toujours le même, toujours prêt à faire le sacrifice de ses goûts personnels aux désirs et aux convenances de ses compagnons. Grâce à un heureux mélange d’audace et de prudence alliées à une infatigable persévérance, il accomplit la tâche qu’il s’était imposée ; tâche vraiment insupportable, s’il ne l’eût entreprise avec une véritable passion, et qui, pour un seul homme, était un travail herculéen.

Nous prîmes congé l’un de l’autre sur le plateau du glacier d’Argentière. Reilly allait à Chamonix par les chalets de Lognan et de la Pendant, avec Payot et Charlet, tandis que je suivais avec Croz le versant droit du glacier pour gagner Argentière[28]. Nous fîmes notre entrée dans l’humble auberge de ce village, à 7 heures du soir, dix minutes plus tard, nous entendions l’écho des coups de canon tirés à Chamonix pour célébrer le retour de nos compagnons[29].



  1. Sous ce titre : Massif du Mont-Blanc, extrait des minutes de la carte de France, levé par M. Mieulet, capitaine d’état-major.
  2. La carte de M. Reilly fut publiée à l’échelle de en 1865, aux frais de l’Alpine Club, sous le titre de Chaîne du Mont-Blanc (the Chain of Mont-Blanc from an actual survey in 1863-4).
  3. Voyez la carte de la chaîne du Mont-Blanc à la fin du volume.
  4. Les hauteurs indiquées en mètres sont empruntées à la carte publiée parle capitaine Mieulet.
  5. Quelques-unes de ces hauteurs n’ont aucun titre a figurer dans une liste des pics principaux de la chaîne, parce qu’elles ne sont que de simples dents ou aiguilles dans une arête, ou des parties de montagnes plus élevées. Telles sont par exemple l’Aiguille du Géant, l’Aiguille du Dru et l’Aiguille de Bionnassay.
  6. Ces deux routes sont indiquées sur la carte.
  7. Excepté, bien entendu, le Mont-Blanc lui-même.
  8. Nous avions déjà fait une première tentative pour faire l’ascension de l’Aiguille d’Argentière ; mais un vent violent, qui s’éleva à environ 30 mètres du sommet, nous obligea de battre en retraite. Je crois devoir renvoyer le récit de cette expédition à la fin du chapitre.
  9. Grandes crevasses. Une bergschrund est plus qu’une crevasse ordinaire (V. le chap. XIV).
  10. Huit heures et demie de marche effective nous furent nécessaires pour passer le col de Triolet, du Couvercle à Pré-de-Bar. Il nous eût fallu beaucoup plus de temps pour faire le même trajet en sens inverse. Ce col ouvrait une route plus courte que toutes celles qui étaient alors connues entre Chamonix et le Saint-Bernard. Je ne saurais en conscience la recommander à qui que ce soit (V. le chap. XIX) ; moi-même, je ne désire nullement retourner sur la moraine gauche du glacier de Triolet ni sur les rochers du Mont-Rouge.
  11. L’ascension du Mont-Dolent et le retour à Pré-de-Bar (y compris les haltes) nous prirent moins de onze heures.
  12. Les paragraphes de ce chapitre imprimés entre ces deux signes [ ], sont extraits des notes de M. Reilly.
  13. La gravure de la page 252 a été dessinée d’après un croquis M. Adams-Reilly.
  14. Sur la carte, ce glacier est désigné sous le nom de glacier du Mont-Blanc.
  15. La Calotte est le nom que l’on donne au dôme de neige qui termine le Mont-Blanc.
  16. Le glacier du Dôme.
  17. Celui-ci n’a point de nom.
  18. J’ignore l’origine du terme de moraine. De Saussure, dit (tome I, p. 380, § 536) : « Les paysans de Chamonix appellent ces amas de débris la moraine du glacier. » On peut en conclure que c’était une désignation locale, particulière à Chamonix.
  19. Un exemple en a été cité p. 168. On pourrait encore en fournir d’autres beaucoup plus remarquables.
  20. Les grands glaciers, alimentés par un nombre considérable de bras qui servent d’écoulement à beaucoup de bassins différents, ont rarement de petites moraines.
  21. Atlas of Physical Geography, par Augustus Petermann et le Rev. T. Milner. Les mots imprimés en italique ne sont pas dans l’original.
  22. V. de Saussure, p. 536.
  23. Les glaciers du Théodule inférieur, du petit Cervin, du Breithorn, de Schwarz, des Jumeaux, de Grenz et du Mont-Rose sont tributaires du Gorner. Le Z’Mutt reçoit seulement les glaciers de Tiefenmatten, du Stock et du Schönbühl.
  24. Je veux parler des parties que j’ai vues aux environs de la baie de Disco. Il existe des moraines dans cette région, mais elles étaient déjà formées lorsque la grande Mer de Glace s’étendit plus près de la mer, lorsqu’elle envoya des bras par les vallées sur la langue de terre comprise aujourd’hui entre la mer et le glacier.
  25. L’intérieur du Groënland paraît entièrement couvert par des glaciers entre 68° 3. — 7° lat. N. Quelques voyageurs ont parlé de pics qui émergent de la glace au nord et au sud de cette région ; mais, si je ne me trompe, ces pics sont situés sur les confins de la grande Mer de Glace.
  26. Neuf heures et demie nous furent nécessaires pour faire l’ascension de l’Aiguille de Trélatête en partant de notre camp sur le Mont-Suc (situé à deux heures et demie au-dessus du lac de Combal) et pour descendre jusqu’aux Motets. En quittant le bord du lac, nous remontâmes la plus grande des ravines du versant S. E. du Mont-Suc, puis nous gravîmes l’arête neigeuse à la pente douce qui couronnait le sommet de ce contre-fort de l’Aiguille de Trélatête. Nous descendîmes ensuite sur un bras du glacier de l’Allée Blanche, à travers une brèche ouverte dans une des arêtes inférieures du Mont-Suc. Après nous être dirigés alors en droite ligne sur ce glacier (en inclinant un peu au N. O.) jusqu’à ce que nous eussions atteint l’arête qui descend du sommet de l’Aiguille de Trélatête dans la direction du Mont-Blanc, nous suivîmes cette arête jusqu’au sommet du pic le plus élevé (le pic central) situé à 3932 mètres, en passant par le pic haut de 3895 mètres. Il est possible de descendre du point le plus élevé de cette Aiguille jusque sur le glacier de Trélatête. Je voulais suivre cette direction en 1864, mais je n’obtins pas la majorité des voix. — On trouve beaucoup de cristaux de roche sur le Mont-Suc. Nous découvrîmes des grottes féeriques incrustées de magnifiques spécimens d’un cristal étincelant, mais, comme toujours, les plus beaux se brisèrent avant que nous eussions pu les détacher entièrement.
  27. Le col du Chardonnet est à environ 3350 mètres ou 3380 mètres au-dessus du niveau de la mer.
  28. Ce chemin est le pire que l’on puisse prendre.
  29. Le chalet inférieur de Lognan est à deux heures et demie de marche de Chamonix. Pour monter de là au sommet de l’Aiguille d’Argentière, puis pour redescendre au village du même nom, il nous fallut douze heures et demie.