L’ANOSCOPIE



On sait que dans tous les siècles, les jongleurs, les charlatans, devins, médecins, politiques ou philosophes (car il en est de toutes ces sortes), ont eu plus ou moins d’influence. La nature de l’homme, sans cesse ballotté entre le désir et la crainte, offre tant d’hameçons à l’usage de ceux qui établissent leur crédit ou leur fortune sur la crédulité de leurs semblables, qu’il y a toujours pour eux quelque heureuse découverte à faire dans l’océan sans bornes des sottises humaines ; et quand on se contenterait de rajeunir les vieilles fascinations, les folies surannées, cet appât est si bien proportionné à l’avidité ignorante et grossière du peuple, auquel il est surtout destiné, que son effet est infaillible, quelque ignorants et maladroits que puissent être les professeurs dans l’art si facile de tromper les hommes. La philosophie et la physique expérimentale plus cultivées, en détrompent sans doute un grand nombre ; mais celui où les progrès des connaissances humaines peut pénétrer, sera toujours de beaucoup le plus petit.

Le mot de devin se trouve très-souvent dans la Bible, ce qui justifie l’ancienne remarque qu’il n’y a eu parmi les auteurs sacrés que peu ou point de philosophes. Moïse défend gravement les devins. « La personne, dit-il, qui se détournera après les devins et les sorcières en paillardant avec eux, je mettrai ma face contre la sienne[1]. » Il y a plusieurs classes de sorciers indiqués dans l’Écriture.

Chaurnien en hébreu signifiait sages. Mais cette expression était fort équivoque et susceptible des diverses acceptions de sagesse vraie, sagesse fausse, maligne, dangereuse, affectée. Ainsi, dans tous les temps, il fut des hommes assez politiques, assez habiles pour faire servir les apparences de la sagesse à leurs intérêts, au succès de leurs passions, et pour détourner l’étude, la science et le talent du seul emploi qui les honore ; je veux dire la recherche et la propagation de la vérité.

Les Mescuphins étaient ceux qui devinaient dans des choses écrites les secrets les plus cachés ; les tireurs d’horoscope, les interprètes des songes, les diseurs de bonne aventure, manœuvraient ainsi.

Les Carthumiens étaient les enchanteurs : par leur art, ils fascinaient les yeux et semblaient opérer des changements fantastiques ou véritables dans les objets et dans les sens.

Les Asaphins usaient d’herbes, de drogues particulières et du sang des victimes pour leurs opérations superstitieuses.

Les Casdins lisaient dans l’avenir par l’inspection des astres : c’étaient les astrologues de ce temps-là.

Ces honnêtes gens, qui ne valaient assurément pas nos Comus, étaient en fort grand nombre ; ils avaient dans les cours des plus grands rois de la terre un crédit immense ; car la superstition, qui si bien servi le despotisme, l’a toujours soumis à ses lois, et du sein de cette confédération terrible qui a ourdi tous les maux de l’humanité, le triomphe de la superstition a toujours jailli. Les ministres de la religion étaient trop habiles pour se dessaisir d’aucune des parties de leur pouvoir ; ils conservèrent avec soin tout ce qui avait trait à la divination ; ils se donnèrent en tout pour les confidents des dieux, et ceignirent aisément du bandeau de l’opinion des hommes qui ne savaient pas même douter, science qui est à peu près la dernière dont l’homme s’instruise.

De tous les peuples qui ont rampé sous le joug de la superstition, nul n’y fut plus soumis que les Juifs : on recueillerait dans leur histoire une infinité de détails sur leurs pratiques folles et coupables. La grâce que Dieu leur faisait en leur envoyant des prophètes pour les instruire de sa volonté, devenait pour ces hommes grossiers et curieux un piège auquel ils n’échappaient pas. L’autorité des prophètes, leurs miracles, le libre accès qu’ils avaient auprès des rois, leur influence dans les délibérations et les affaires publiques, les faisaient tellement considérer par la multitude, que l’envie d’avoir part à ces distinctions, en s’arrogeant le don de prophétie, devenait une passion dévorante ; en sorte que si l’on a dit de l’Égypte que tout y était dieu, il fut un temps où l’on pouvait dire de la Palestine que tout y était prophète, il y en eut sans doute plus de faux que de vrais : on n’ignore pas même que les Juifs avaient des enchantements et des philtres particuliers pour inspirer le don de prophétie, dans lesquels ils faisaient usage de sperme humain, de sang menstruel et de tout plein d’autres choses aussi inutiles que dégoûtantes à avaler ; mais les miracles sont une chose si aisée à opérer aux yeux du peuple, et la pieuse obscurité des discours, le ton apocalyptique, l’accent enthousiaste, sont si imposants, que les succès furent très-partagés entre les vrais et les faux prophètes ; ceux-ci eurent recours aux arts et aux sciences occultes ; ils firent ressource de tout, et parvinrent à élever autel contre autel.

Moïse lui-même nous dit dans l’Exode que les enchanteurs de Pharaon ont opéré des miracles vrais ou faux ; mais que lui, envoyé du Dieu vivant et soutenu de son pouvoir, en a fait de beaucoup plus considérables, qui ont grièvement affligé l’Égypte, parce que le cœur de son roi était endurci. Nous devons le croire religieusement, et surtout nous applaudir de n’en avoir pas été spectateurs. Aujourd’hui que l’illusion des joueurs de gobelets, tout ce que la mécanique peut avoir de plus propre à Surprendre, à induire en erreur, les étonnants secrets de la chimie, les prodiges sans nombre qu’ont opérés l’étude de la nature et les belles expériences qui chaque jour lèvent une petite partie du voile qui couvre ses opérations les plus secrètes, aujourd’hui, dis-je, que nous sommes instruits de tout cela jusqu’à un certain point, il serait à craindre que notre cœur ne s’endurcît comme celui de Pharaon ; car nous connaissons infiniment moins le démon que les secrets de la physique, et, comme on l’a remarqué, il semble que, grâce au goût de la philosophie qui nous investit et franchit peu à peu les barrières même jusqu’ici les plus impénétrables, l’empire du démon va tous les jours en déclinant.

Peut-être serait-ce un ouvrage assez curieux que l’histoire détaillée, autant qu’elle peut l’être, des augures, des aruspices, des prophètes, de leurs manœuvres, des divinations de toute espèce, décrites ou dévoilées par l’œil sévère et perspicace d’un philosophe. Mais de toutes celles qu’il pourrait exposer aux yeux dessillés des nations, il n’en serait pas de plus bizarre que celle qui sauva d’une triste catastrophe une société fameuse par son zèle pour la propagation de la foi, et qui, trop persuadée que cette foi suffisait pour pénétrer dans les ténèbres de l’avenir, contracta, avec une légèreté fort imprudente, un engagement qu’elle n’aurait pu remplir, sans le secours fortuit d’un horoscope très-étrange.

Un essaim de Jésuites envoyés à la Chine, y prêchaient la vraie religion, lorsqu’une sécheresse effroyable sembla destiner cet empire à n’être plus qu’un vaste tombeau ; les Chinois allaient périr, et avec eux les Jésuites, vainement invoqués par le despote, sans un miracle qu’ils pressentirent avec une merveilleuse sagacité, et qui a rendu à jamais cette société fameuse dans ces contrées désolées. Un poëte moderne a raconté cette anecdote d’une manière plus piquante que nous ne le saurions faire, et nous nous bornerons à transcrire ses vers, sans approuver ses licences :

Fiers rejetons du fameux Loyola,
Dont Port-Royal a foudroyé l’école,
Vous que jadis sans cesse harcela
Le grand Pascal, étayé de Nicole ;
Vous qui, de Rome usant les arsenaux,
Fîtes frapper du fatal anathème,
Pour soutenir votre lâche système,
Les Augustins sous le nom des Arnauds ;
Vous, dont Quesnel, digne fils de Bêrule,
A tant de fois éprouvé la férule,

Et qui, voyant dans ses puissants écrits,
Des Molina les sentiments proscrits,
Contre son livre au bénin Clément onze
Fîtes pointer le redoutable bronze ;
Vous qui dans Chine alliez à la fois
Confucius et Dieu mort sur la croix,
Et dont le culte équivoque et commode
Rapporte à Dieu celui d’une pagode ;
De la morale éternels corrupteurs,
Qui du salut élargissez la voie,
Et qui, guidant par des chemins de fleurs
Les pénitents que le ciel vous envoie,
Au champ de Dieu ne semez que l’ivroie ;
Des grands du siècle adroits adulateurs ;
Vils artisans de mensonge et de fourbe,
De qui le dos sous l’iniquité courbe ;
Qui, démasqués et partout reconnus,
Êtes pourtant partout les bienvenus
(Car il n’est lieux, de l’un à l’autre pôle,
Où, Dieu merci ! n’ayez le premier rôle),
Dites-nous donc par quel puissant moyen
Vous trouvez l’art d’en imposer aux autres,
Et de coiffer la mître des apôtres
Chez l’infidèle et le peuple chrétien ?…
Si l’on en croit vos longs martyrologes,
Où le mensonge a tracé vos éloges,
L’Inde rougit du sang de vos martyrs ;
Sur un trépied vous rendez des oracles ;
Et le païen, avide de miracles,
Les voit éclore au gré de ses désirs.
L’avide mort au teint livide et blême,
Lâche sa proie à votre voix suprême ;
Par vous le sang qu’elle a coagulé,
Dans les vaisseaux a de nouveau coulé.
À l’ordre seul d’un petit thaumaturge,
L’air de vapeurs ou se charge ou se purge ;
Et vous avez à vos commandements
Le vent, la foudre et tous les éléments.
 À ce propos on m’a fait certain conte,
Mes révérends, qu’il faut que je vous conte.
 Dans la Golconde, où la terre en son sein
De ses sablons forme la riche pierre
Dont le poli réfléchit la lumière
En cent façons, était un jeune essaim

D’Ignaciens, qui dans l’âme indienne,
Allait, Dieu sait ! plantant la foi chrétienne.
Tous les beaux fils qu’a l’Inde sur son bord,
Étaient par eux cathéchisés d’abord.
Les Cordeliers qu’ils avaient pour annexe,
De leur côté baptisaient le beau sexe.
Tout allait bien ; et leur apostolat
Fructifiait, moyennant ce partage,
Si, que de Dieu le nouvel héritage
Allait croissant avec beaucoup d’éclat.
Là, le démon qu’en figure de bronze
Fait adorer l’ignorance du bonze,
Grâces aux fils d’Ignace et de François,
Allait perdant tous les jours de ses droits.
L’Ignacien à ces nouvelles plantes
Distribuait les grâces suffisantes,
Si largement que l’efficace là
Glanait après les fils de Loyola
Petitement. Quoi qu’il en soit, les drôles,
Par maints bons tours, maintes belles paroles,
Passaient pour saints, se faisaient vénérer
Du peuple indien qu’ils savaient attirer.
Le bruit en vint jusqu’au roi de Golconde :
Ce prince était un vieux païen fieffé,
Qui de son diable était si fort coiffé.
Qu’il n’encensait que cet esprit immonde.
Il voulut voir ces apôtres nouveaux,
Que de son diable on disait les rivaux.
Bien croyait-il entendre des oracles,
Et comme Hérode aller voir des miracles.
Nos révérends, le crucifix en main,
Lui prêchent Dieu, mort pour le genre humain,
En déclamant contre le simulacre
De Satanas. Le roi, dont la bile âcre
Jà s’échauffait à leur beau plaidoyer,
Leur dit : « Messieurs, quand aux dieux on insulte,
Et qu’on annonce un si singulier culte,
Encor faut-il de preuves l’étayer.
Depuis six mois la sécheresse afflige
Tout mon royaume, et votre zèle exige
Que de ce Dieu vous obteniez de l’eau..
Si dans trois jours vous n’en faites répandre,
Comme imposteurs je vous ferai tous pendre :
Pensez-y bien. » Nos frocards eurent beau

Représenter à l’absolu monarque
Que ce serait tenter le Tout-Puissant :
« Nous connaîtrons, dit-il, à cette marque,
S’il est le Dieu sur la terre agissant. »
Force fut donc aux moines de promettre,
Sauf de tenter l’avis du baromètre,
Qui, consulté par eux tous les instants,
Ne répondait jamais que du beau temps.
Tous de concert allaient plier bagage,
Pour le martyre éprouvant peu d’attraits,
Quand un frater qu’ils laissaient là pour gage,
Et qui pour eux aurait payé les frais,
D’un tel départ leur demanda la cause.
« Las ! dirent-ils, le prince nous propose
De décorer nos collets de la hart,
S’il ne pleut pas dans trois jours au plus tard.
— Quoi ! voilà tout ? allez, reprit le frère,
Par Loyola, patron du monastère,
Dites au roi que dès demain matin
Nous en aurons, ou j’y perds mon latin. »
Pas ne mentait notre moderne Élie :
Du sein des mers un nuage élevé,
À point nommé de sa féconde pluie
Vit du pays chaque champ abreuvé.
Et de crier en Golconde au miracle !
Et de donner le bon frère en spectacle !
Qui dit tout bas à nos moines joyeux :
« Mes révérends, si j’ai tenu parole,
Vous le devez à certaine v…
Qu’exprès pour vous me conservaient les cieux.
Toutes les fois que l’atmosphère aride
Va condensant de nouvelles vapeurs,
L’air surchargé de l’élément humide
Ne manque pas de doubler mes douleurs. »
On n’en dit mot à messieurs de Golconde.
Dans le pays il resta constaté
Que ce n’était qu’un fruit de sainteté,
Et non celui de cette peste immonde
Dont le pénard se trouvait infecté.
Puisque le bien naît ainsi du désordre,
Que le bon Dieu la conserve à tout l’ordre !


On voit, toute plaisanterie à part, combien cet étrange baromètre fut utile et à la Chine et aux missionnaires qui en ont rapporté leur fameuse-querelle sur les lavements. Les Chinois ne connaissent cette sorte d’injection qu’on porte dans les intestins par le fondement que depuis l’introduction des Jésuites dans leur empire ; aussi ces peuples, en s’en servant, l’appellent-ils le remède des barbares.

Les Jésuites, qui voyaient que le mot ignoble de lavement avait succédé à celui de clystère, gagnèrent l’abbé de Saint-Cyran, et employèrent leur crédit auprès de Louis XIV, pour obtenir que le mot lavement fût mis au nombre des expressions déshonnêtes ; en sorte que l’abbé de Saint-Cyran les reprocha au père Garasse, qu’on appelait l’Hélène de la guerre des Jésuites et des Jansénistes : « Mais, disait le père Garasse, je n’entends par lavement que gargarisme ; ce sont les apothicaires qui ont profané ce mot à un usage messéant. » On substitua donc le mot remède à celui de lavement. Remède, comme équivoque, parut plus honnête ; et c’est bien là notre genre de chasteté. Louis XIV accorda cette grâce au père Letellier. Ce prince ne demanda plus de lavement, il demandait son remède ; et l’Académie fut chargée d’insérer ce mot avec l’acception nouvelle dans son dictionnaire… Digne objet d’une intrigue de cour !

Il paraît que cette honteuse maladie, appelée cristalline, qui fut le baromètre jésuitique dans la patrie de Confucius, et qui, dit-on, se perpétuait dans l’ordre des Jésuites de père en frère, n’était autre chose que la maladie dont parle l’Écriture : « Le Seigneur frappa ceux de la ville et de la campagne dans le fondement[2]. » C’est pour la guérison de cette maladie que les Jésuites ont une messe imprimée dans un missel[3] en l’honneur de saint Job. Il n’y a rien là qui forme inconséquence avec leur morale ; car il est certain que leurs casuistes encouragent à braver le danger de la cristalline, bien loin de l’improuver, quand ils croient que l’œuvre de Dieu peut y être intéressée. On lit dans le recueil du père jésuite Anusin un singulier fait arrivé à l’un de leurs novices qui s’amusait avec un jeune homme, et qui fut surpris, au milieu de ses ébats, par un de ses confrères. Celui-ci avait eu la prudence d’observer à travers la serrure et de se taire ; mais quand l’opération fut finie et le novice sorti : « Malheureux ! lui dit son camarade, que viens-tu de faire ! J’ai tout vu, tu mériterais que je te dénonçasse ; tu es encore fout enflammé de luxure… tu ne peux pas nier ton crime… — Eh ! mon cher ami, répond le coupable, d’un ton de confiance et d’affection, vous ne savez donc pas que c’est un Juif ? Je le convertirai, ou il restera l’ennemi de Jésus-Christ. Dans l’une ou l’autre supposition, n’ai-je pas raison de le séduire, ou pour le sauver, ou pour le rendre plus coupable ? » À ces mots, le novice observateur, persuadé, convaincu, pénétré d’admiration, se prosterne, baise les pieds de son confrère, fait son rapport ; et le novice agent est enregistré parmi les opérateurs des œuvres du Très-Haut.

  1. Lév., XX, 6.
  2. Rois, liv. I, ch. V, v. 6.
  3. À Venise, en 1542.