NOTES SUR LE BÉHÉMAH[1]



Cum omni pecore non coïbis, nec maculaberis

cum eo.
 Mulier non succumbet jumento, nec miscebitur

ei : quia scelus est.
Lev., cap. XVIII, v. 23 et 24.


Il n’est pas impossible qu’un homme avec une chèvre, et une femme avec un bouc, aient produit des monstres qui n’auraient point eu de postérité. On peut révoquer en doute l’histoire du Minotaure de Pasiphaé et toutes les fables semblables ; mais on ne peut douter de la copulation de quelques femmes juives avec des bêtes. Le Lévitique dit expressément que la bestialité était fort commune dans le pays de Canaan.
Volt., Bible expliquée, au chap. du Lévitique.


Page 97. — « Quant aux discussions sur la nature de l’âme, elles ont été le vaste champ des folies humaines. »

Vouloir connaître l’origine et la cause de la vie, et ne point avoir de notion primitive dont on puisse s’appuyer dans la recherche de son essence, c’est vouloir planer dans le vide et se jeter dans la région des doutes et des conjectures. Aussi, il n’est guère de questions qui aient suscité plus de difficultés et de disputes aux plus anciens philosophes, pour accorder la diversité de leurs opinions, que celle qui concerne la nature et le véritable siège de l’âme.

Hippocrate, le père de la médecine, la plaçait dans le ventricule du cerveau. Les Stoïciens soutenaient qu’elle résidait dans le cœur et le cerveau ; Zénon était de ce sentiment. Galien a cru que chaque partie du corps avait son âme. Empédocle mettait l’âme dans le plus pur sang du corps[2], et Critias, au rapport d’Aristote[3], partageait encore cette opinion, qui date du temps de Moïse : c’est pourquoi ce sage législateur fit défense aux Juifs de manger le sang des animaux[4]. Pythagore regardait l’âme comme une particule de la divinité, et croyait que l’acte de la génération était une violence faite aux âmes qui habitent dans le ciel, en les arrachant de cet heureux séjour. Et partant de ce principe, il défendit à ses disciples de se nourrir de fèves, parce que, soutenait-il, au rapport de Windet[5], « κυάμοι intelligendi sunt de testiculis virorum, aut de papillis muliebribus ; » et que ce légume « άγόνατον έι, genuum expers est, ac penitus perforatur, nec articulorum sive geniculorum obicibus intercipitur, perinde ac porta inferni nunquam oppessulata animabus, εἰς γένεσις κατιουσαις, in generationem descendentibus[6]. »

D’après ces hypothèses, on sent aisément combien toute cette théorie sur l’incorporéité de l’âme est fausse et inintelligible. Mais les notions que la révélation et l’autorité infaillible de l’Église ont transmises aux saints Pères, sont-elles, sur ce dogme, supérieures à celles que possédaient les anciens philosophes ? Voyons.

Tertullien prétend, d’après saint Jérôme[7], que les âmes s’engendrent de celles de nos parents, comme les corps viennent des corps, se transmettant ensemble avec la semence, et le saint pape Léon confirme cette opinion lorsqu’il dit que l’ouvrier-Dieu[8], ab opifice Deo, qui est l’auteur des âmes, les unit aux corps[9]. Origène soutient qu’elles ont été créées longtemps avant les corps, et croit qu’elles n’y existent point avant d’y être soufflées par Dieu. Saint Thomas cependant paraît n’être point de cet avis et assure positivement que c’est une hérésie de croire que l’âme sensitive se transmettrait avec la semence[10]. D’accord avec la plupart des Saints Pères qui affirment pour certain que l’âme de l’homme est un esprit incorporel, saint Augustin, dans son livre des Hérésies[11], réfute, sans convaincre, l’erreur de son confrère Tertullien qui assure que l’âme est corporelle. Mais comment concilier ce mélange bizarre d’opinions si opposées avec ce qu’en disent le Pentateuque et l’Ecclésiaste, qui supposent de la raison aux animaux, puisque, d’après ces livres, ils peuvent mériter et démériter ? N’est-ce pas assimiler les âmes des hommes à celles des bêtes, et décider positivement » que leur sort est égal, que les morts ne connaissent plus rien et qu’ils ne seront point récompensés[12] ? » Épicure a-t-il rien prêché de plus fort sur le matérialisme que ce qu’en ont dit ces deux livres canoniques ? Quoiqu’à la fin de l’Ecclésiaste, il soit rapporté que « la poussière rentrera dans la terre d’où elle a été tirée, et que l’esprit retournera à Dieu qui l’a donné[13], » ce passage ne prouve nullement la spiritualité de l’âme, puisque le mot rovah, dont se sert l’auteur de ce livre pour exprimer esprit, est appelé dans la Genèse[14] spiraculum vitæ, et signifie communément quelque chose de corporel. « Une preuve, dit Freret[15], que l’auteur de l’Ecclésiaste n’a pas entendu par là une substance spirituelle et immortelle, c’est qu’il se sert du même terme lorsqu’il parle de l’âme des bêtes[16]. Les expressions favoriseraient plutôt les Spinosistes que les orthodoxes. »

À ce raisonnement déjà si scandaleux de Freret, un autre incrédule, non moins téméraire, ajoute un raisonnement beaucoup plus scandaleux encore, et s’attaquant au point fondamental de la vraie religion, c’est-à-dire, l’immortalité de l’âme : « Examinons la nature, dit-il, et fixons nos regards sur ce qui se passe autour de nous ; nous verrons les stérilités, les pestes, les révolutions physiques désoler le monde que nous habitons ; nous verrons des millions d’êtres qui semblent n’avoir reçu l’existence que pour souffrir et mourir ; nous les verrons engagés dans des guerres perpétuelles, se dévorer les uns les autres ; les plus faibles devenir les victimes des plus forts ; nous verrons les hommes, ces prétendus favoris de la Providence, livrés partout à des tyrans farouches, à des prêtres imposteurs et sanguinaires ; nous les verrons voués à l’infortune, vivre les jouets constants de l’affliction et de la douleur, et mourir ensuite dans les tourments pour servir de pâture à de vils insectes[17]. »

« Pour justifier la Divinité, les Déicoles ont imaginé une vie future, où, selon eux, l’homme jouira d’une félicité pure et inaltérable. »

« Mais d’abord, si quelque chose est démontré, c’est l’impossibilité de cette vie future. En effet, si l’homme ne sent que par le moyen de ses organes, n’est-il pas évident que la structure organique une fois détruite, l’homme doit rentrer nécessairement dans cet état d’insensibilité où il était avant de naître[18] ? »

« Je demande ensuite à ceux qui pensent que Dieu nous dédommagera dans une autre vie des maux que nous souffrons dans celle-ci, sur quoi ils fondent leurs espérances ? Si la sagesse, la bonté de leur Dieu se dément si souvent dans ce monde, qui pourra les assurer que sa conduite cessera un jour d’être la même à l’égard des hommes, qui éprouvent sur la terre tantôt ses bienfaits, tantôt ses disgrâces ? Si Dieu n’a pas voulu rendre ses créatures complètement heureuses dans ce monde, quelle raison ont-ils de croire qu’il le voudra dans un autre[19] ? »

Mais ces frondeurs orgueilleusement incrédules oublient que les livres fondamentaux des chrétiens ont été inspirés par le Saint-Esprit, dont la témérité des hommes abuse quelquefois, en interprétant malignement les passages qui sont hors de leur portée. Quoi qu’il en soit, leurs brillants sophismes ne porteront jamais la conviction dans l’âme de personne, et quand on ne verrait sur la terre que l’injustice et le crime triompher de la justice et de la vertu, cet immense désir que l’homme éprouve continuellement de toujours exister, donnerait seul la plus grande preuve de l’immortalité de notre âme, et il faudrait malgré soi dire avec Delille[20] :

  Vers une autre félicité
  Mon âme ardente étend ses ailes ;
Et rien ne peut calmer, dans les choses mortelles,
Cette indomptable soif de l’immortalité.


Page 102. — « Faunes suffoquants, Fauni sicarii. »

Saint Jérôme, dans son Commentaire sur Jérémie, ch. 50, v. 39, donne aux faunes l’épithète de ficarii, qui avaient des figues. Il faut conjecturer que, par ce mot, ce Père de l’Église a voulu dépeindre la laideur de ces faunes, dont le visage était couvert de pustules et de boutons ; ce qui n’est pas sans apparence de vérité, car ficus, figue, figurément pris, désigne une tumeur, une sorte d’ulcère qui ressemble à ce fruit.

Mais, n’en déplaise à saint Jérôme, le texte hébreu porte Im, qui signifie proprement un spectre, une chose qui inspire la terreur, d’où dérive le mot hébreu Eima, qui veut dire épouvante. Et comme on représentait les faunes et les satyres, moitié hommes et moitié boucs, fort velus, violant femmes et filles, dont ils étaient la terreur ; que, d’un autre côté, nul animal de sa nature n’est plus enclin à la lasciveté que le bouc, il est permis de croire que l’opinion de Berruyer, qui rend ses faunes très-actifs, sicarii, doit prévaloir sur celle de saint Jérôme. En effet, le mot grec σἁθη, en latin veretrum, d’où est formé celui de satyre, indique assez la lubricité des inclinations de ce vil animal.

Au reste, le bouc était placé parmi les divinités de l’Égypte que l’on honorait le plus : il avait un culte tout particulier. Les femmes n’avaient point horreur à lui soumettre leurs corps, et les hommes ne dédaignaient pas de caresser leurs chèvress dans leur délire superstitieux, ils allaient quelquefois jusqu’à se prosterner devant un bouc et à baiser le derrière de ce puant animal[21] : de là vient sans doute que la Bible, en parlant des idoles, les appelle les velus, sahirim, et lorsque le prophète Isaïe dit, ch. 13, v. 21, que les velus danseront, pilosi saltabunt, il faut l’entendre, disent les interprètes, des démons qui empruntaient quelquefois cette forme sauvage.

Je ne me hasarderai pas à contester l’existence de ces hommes capripèdes ; je me tiens respectueusement aux Saintes Écritures et à ce qui en est rapporté par saint Jérôme, qui nous apprend que saint Antoine, dans son désert, fit la rencontre d’une espèce de nain, au front cornu, aux narines crochues, aux pieds de bouc, qui lui présenta des dattes et l’assura qu’il était un de ces habitants que les païens avaient honorés sous le nom de faunes et de satyres ; qu’il était député vers lui, pour le conjurer d’intercéder pour eux près le Dieu commun, qu’ils savaient bien être venu en terre pour le salut du monde[22].

Preuve indubitable qu’il existe des démons sous la figure de boucs. Néanmoins, le cardinal Baronius prétend témérairement que le satyre qui entra en colloque avec saint Antoine, n’était qu’un singe, né probablement du commerce honteux de cet animal avec les filles, que Dieu doua de la parole, ainsi qu’il en avait fait autrefois pour le serpent et l’ânesse de Balaam, dont parlent la Genèse et les Nombres[23]. Mais qu’est-ce que l’opinion d’un cardinal contre celle d’un saint, et de toute une antiquité qui déposent contre lui ?

  1. Mot hébreu qui signifie jumenta, quadrupedia, et par extension, bestialité.
  2. Empedocles autem animum esse censet cordi suffusum sanguinem. Cic. Tusc., quœst. I.
  3. De Anim., lib. I, cap. 2 ; Έτεροι δει αἲμα, καταπερ Κριτίας. Το ἁισθάνεσθαι τῆς ψυχῆς ὀικείοτατον ὑκολαμβάνοντες τουτο δει ύπαρχειν διά την του αίματος φυσιν. — Alii verô sanguinem, ut Critias, existimantes sentire esse maxime proprium animæ, hoc verô accidere propter sanguinis naturam.
  4. Deut., cap. XII, v. 23. — Lévit., cap. XVII, v. 11 et 14.
  5. Windet, de Statu vità functorum.
  6. Ibid. — Cic., de Divin., lib. I et II : Fabâ Pythagorei astinuere, quasi verô eo cibo mens, non venter infletur.
  7. In Epist. ad Marcellinum et Anapsychiam.
  8. Plus d’une fois, Dieu paraît dans la Bible sous la forme d’un maître ouvrier. Un jour, il demanda au prophète Amos : Quid tu vides ? Que voyez-vous ? — Et Amos de lui répondre : Seigneur, je vous vois sur une muraille, une truelle à la main. — Je ne me servirai plus d’une truelle avec mon peuple, lui répliqua l’ancien ; je ne récrépirai plus les murailles d’Israël. « Et ecce ponam trullam in medio populi mei Israël : non adjiciam ultra super inducere eum. » (Am., cap. VII, v. 7, 8.)
  9. Epist. XCIII ad Turibium, cap. 10.
  10. Quœst. CXVII, cap. 2.
  11. Heresi 86, et lib. X de Gentilit., ad cap. XXIV et seq.
  12. Gen., cap. IX, v. 3 et 10. — Eccles., cap. III, v. 12 et 18 ; ibid., cap. IX, v. 5.
  13. Eccles., cap. XII, v. 7.
  14. Cap. VII, v. 7.
  15. Examen critique des Apologistes de la Religion chrétienne, tome II, chap. XI.
  16. Eccles., cap. III, v. 19.
  17. Homo natus de muliere, brevi tempore vivens, repletur miseriis multis, sicut et flos nascitur et moritur. Job, cap. XIV, v. 1 et 2.
  18. Mors est non esse ; id quale sit jam scio, hoc erit post me quod ante me fuit. — Mors omnium dolorum et solutio et finis : ultra quam mala nostra non exeunt, quæ nos in illam tranquillitatem, in quâ antequam nasceremur, jacuimus, reponit. Senec.
  19. De la Nature et de ses lois, par Peyrard, V. O. N. S. P. 4me édit., Paris, chez Louis, libraire, an 2 de la république.
  20. Dithyrambe sur l’immortalité de l’âme.
  21. Voyez la Bible de Voltaire, au chapitre du Lévitique.
  22. Inter saxosam convallem haud grandem homunculum vidit aduncis naribus, fronte cornibus asperatâ, cujus extrema pars corporis in caprarum pedes desinebat, et responsum accepit Antonius : Mortalis ego sum unus ex accolis eremi, quos vario errore delusa gentilitas, faunos satyrosque vocans, colit. Precemur ut pro nobis communem Deum depreceris, quem pro salute mundi venisse cognovimus. S. Hieronymus, in Vita S. Pauli.
  23. Gen., cap. III, v. 1. — Num., cap. XXII, v. 28.