Michel Lévy frères (p. 323-340).

XXXII

LES COUPS DU SORT Tout dans le camp présentait le spectacle d’une sourde agitation. Les escadrons et les bataillons prenaient leur rang de combat. On savait que le roi de Suède et Wallenstein devaient se mesurer le lendemain. Les officiers allaient et venaient, distribuant des ordres. Les canons roulaient, les plus vieux soldats examinaient leurs armes.

Armand-Louis se rendit chez Gustave-Adolphe, qui lui ouvrit ses bras ; il fut frappé de l’air de gravité qu’avait le roi.

— Je vous amène ce qui reste vivant des dragons de la Guerche, dit-il après qu’il eut mis le roi, en quelques mots, au fait de la situation de ses affaires.

— Tant mieux, répondit Gustave-Adolphe, nous n’aurons pas trop de nos meilleurs soldats.

— Pensez-vous, Sire, que Wallenstein soit plus redoutable que le comte de Tilly ? Le bourg de Lutzen sera pour Votre Majesté comme la ville de Leipzig, il baptisera une victoire nouvelle.

— Dieu est le maître, puisse-t-Il vous entendre !

D’une main ferme, Gustave-Adolphe fit voir à M. de la Guerche le plan des positions occupées par les deux armées. — Je ne suis pas en état d’attendre l’hiver, non plus que Wallenstein, reprit-il ; je lui offre la bataille, et il l’acceptera pour ne pas mériter le reproche qu’on lui fait depuis Nuremberg, de ne pas oser se mesurer contre les armes du roi de Suède. Wallenstein est un grand général. Tout ce que le génie d’un homme peut inventer de combinaisons pour assurer la victoire à son drapeau, il le trouvera. Combien qui vivent aujourd’hui dormiront demain du sommeil éternel ! Vous serez près de moi, la Guerche.

— C’est la place la plus dangereuse ; merci de me l’avoir donnée, Sire.

En sortant de la tente du roi, Armand-Louis demanda à M. de Brahé des nouvelles du duc de Lauenbourg.

— Voilà deux jours qu’il est parti, répondit Arnold.

— Dieu veuille qu’il ne revienne plus ! s’écria M. de la Guerche.

Quelques heures séparaient encore la nuit du moment solennel où la grande bataille devait commencer. Armand-Louis sortit du camp pour voir Adrienne encore une fois. Comme il en franchissait l’enceinte, il rencontra Magnus qui marchait sur la piste d’un homme de mince apparence, qui poussait des talons et de la voix un cheval maigre et chétif.

— Si Magnus est toujours l’homme que j’ai connu, dit le vieux reître, m’est avis que j’ai vu la mine de ce coquin dans l’hôtellerie où le seigneur Mathéus portait le froc d’un moine.

— Et que t’importe ! murmura M. de la Guerche.

— On dit que dans les pays d’Afrique, les chacals précèdent les hyènes qui vont à la curée. Maître Innocent pourrait bien être l’éclaireur d’un bandit qui a nom Jacobus, et dont j’ai cru reconnaître le profil anguleux et la barbe rouge au moment où vous entriez chez le roi… C’est une idée dont je veux causer avec lui.

Mais au moment où Magnus faisait mine de tourner bride, maître Innocent joua de l’éperon, et le cheval maigre et chétif partit comme la foudre ; en quelques minutes, il fut hors d’atteinte.

— Eh ! eh ! murmura Magnus, voilà qui m’enracine dans mes soupçons… nous verrons la hyène après le chacal.

— Eh bien ! répliqua Armand-Louis, ne sommes-nous pas là pour les recevoir ?

Tandis que tout se préparait dans le camp suédois pour l’action décisive du lendemain, Wallenstein était en conférence avec le duc François-Albert, qui lui faisait part de la résolution prise par le roi Gustave-Adolphe.

— J’ai perdu deux fois vingt-quatre heures à vous chercher dans les montagnes, entre Cambourg et Weissenfels, et à battre les bords de la Saale. À votre tour, ne perdez pas une heure. Le roi de Suède sera sur vous demain.

— En êtes-vous bien sûr ? s’écria Wallenstein, qui se leva. Hier le roi marchait sur la Saxe.

— Il a levé le camp qu’il avait à Naunbourg et s’avance à marches forcées sur Weissenfels.

— Le comte Kolloredo s’y trouve ?

— Il tient le fort, mais il n’empêchera pas le roi Gustave-Adolphe de passer. Croyez-le, monseigneur, la bataille est inévitable.

— Elle ne sera inévitable que si je consens à l’accepter.

— Et si Votre Altesse la refuse, ses ennemis assureront qu’elle n’ose pas rencontrer le roi de Suède en rase campagne.

Wallenstein rougit.

— Ah ! on a dit cela !

— Ceux qui ne vous connaissent pas, monseigneur, se font un malin plaisir de colporter partout ces calomnies.

— Combien de soldats Gustave-Adolphe a-t-il dans sa main ?

— Vingt mille.

— C’est plus d’hommes que je ne puis lui en opposer.

— Mais, vous êtes Wallenstein et vous les commandez. Vous avez d’ailleurs l’avantage de la position. Si vous reculez, ne craignez-vous pas de perdre, par cette retraite, le prestige de vingt victoires ? Le roi de Suède vous a attaqué, ce me semble, dans vos retranchements de Nuremberg. Le vainqueur de Tilly a-t-il pu vous entamer ?

— C’est vrai ; mais, voyez le hasard, hier, par mon ordre et dans la conviction où j’étais que la campagne était finie, le comte de Pappenheim s’est séparé de moi et marche sur Mortzbourg.

— Il faut le rappeler en toute hâte ; il ne peut pas être à plus de sept ou huit lieues.

— Vous chargeriez-vous de l’atteindre ?

— Oui ; et, le comte ramené au camp, je cours rejoindre le roi de Suède.

— Partez alors. Voici l’ordre signé et revêtu de mon sceau. Moi, je vais prendre conseil de mes généraux.

Mais c’était moins le comte Kolloredo ou Piccolomini que le duc de Fridland allait consulter que l’astrologue Seni.

L’entretien qu’il venait d’avoir avec le duc de Lauenbourg était loin d’avoir déterminé Wallenstein à accepter la bataille dont le menaçait Gustave-Adolphe ; il était dans sa politique de temporiser, et, bien qu’ébranlé par les arguments à l’aide desquels l’astucieux François-Albert avait piqué son amour-propre, il faisait dépendre sa résolution de la réponse des astres.

L’astrologue Seni occupait une maison au sommet de laquelle les ouvriers du camp avaient élevé une terrasse sur une sorte de tour où l’habile homme vivait au milieu d’un arsenal d’instruments. On ne voyait sur les murs que figures cabalistiques et calculs algébriques.

Au moment où Wallenstein entra dans la tour, Seni observait la marche des astres.

À la vue du firmament tout resplendissant d’étincelles, à la vue surtout de cet homme silencieux qui traçait sur une feuille de papier des signes et des chiffres dont le sens lui échappait, le général, que cent canons tirant à la fois ne faisaient pas frissonner, trembla de la tête aux pieds.

— Que disent les planètes ? demanda-t-il d’une voix émue.

Seni avait reçu précédemment la visite de François-Albert ; mais il n’était pas dans ses habitudes de se compromettre par des réponses catégoriques.

— Mars était bien rouge, ce soir… la terre s’abreuvera de sang bientôt ! dit-il.

— C’est une rosée qui tombe presque chaque jour dans les temps orageux où nous vivons. Mais, vous avez jeté les yeux sur l’étoile du roi de Suède ? poursuivit le duc de Friendland.

— Elle était voilée hier, ce matin plus voilée encore… cependant elle n’était point effacée… Saturne la menace ainsi que Jupiter… J’ai fait mes calculs sur la conjonction des astres… un grand événement est proche.

— Ah !

— Voyez votre étoile, monseigneur, quel vif éclat malgré l’approche de Mercure, astre ennemi dont Sirius, qui vous protège, combat l’influence… La vérité se lit dans le ciel en caractères de feu… Voyez cette étoile qui passe et s’éteint ; une autre encore fuit et disparaît… une troisième, plus resplendissante, s’élance des profondeurs du firmament… dans sa course, elle effleure le belliqueux Lion et le Bélier ami des batailles… Qu’il prenne garde !

— Qui ? Expliquez-vous ! demanda Wallenstein, qui ne respirait plus.

— L’astre qui est le maître de sa vie a pâli. Le ciel l’a dit et le répète : les ides de novembre seront fatales à Gustave-Adolphe !

La poitrine de Wallenstein se gonfla.

— Et c’est aujourd’hui le 1er novembre ! s’écria-t-il.

Seni traça sur le papier des chiffres et des paraboles ; Wallenstein le regardait retenant son souffle.

— Oui, fatales ! bien fatales ! répéta Seni ; le soleil s’est couché dans la pourpre… Que tu étais sombre, alors, étoile de Gustave-Adolphe !

Comme il sortait de la maison de Seni, Wallenstein, à demi vaincu, mais encore hésitant, rencontra un homme qui le cherchait. Il reconnut l’écuyer de Mme d’Igomer.

— Ah ! monseigneur ! dit cet homme.

Et, mettant un genou en terre, il lui présenta une écharpe souillée de boue et tout humide encore.

— Dieu ! morte ! s’écria Wallenstein.

L’écuyer se releva et, le front nu, raconta au comte de Friedland comment la baronne d’Igomer avait perdu la vie ; une seule chose avait surnagé, c’était ce tissu de soie, sauvé par sa légèreté. Maintenant Thécla dormait du sommeil éternel sous les glaïeuls et les joncs du marais.

Wallenstein écoutait l’écuyer d’un air sombre.

— Ah !… s’écria-t-il enfin, que la terre boive le sang… j’ai payé mon holocauste !

Et, mandant autour de lui les généraux de l’armée impériale, Isolani, Kolloredo, Piccolomini, Terzki :

— Messieurs, leur dit-il, demain nous livrons bataille à Gustave-Adolphe ! Toutes les dispositions furent prises pendant les quelques heures qui les séparaient du jour. Des fossés profonds hérissés de pieux s’étendirent sur les deux côtés de la route qui courait de Weissenfels à Leipzig entre les deux armées ; les troupes impériales, divisées en cinq brigades, prirent position, à trois cents pas de cette route, l’aile gauche appuyée au canal qui joint l’Elster à la Saale, et des batteries promptement établies dressèrent leurs canons sur toutes les hauteurs.

Cependant le duc de Lauenbourg et le capitaine Jacobus galopaient dans la nuit à la poursuite du comte de Pappenheim.

Un incendie qui projetait de sinistres lueurs sur l’horizon leur servait de flambeau. Ils comprenaient que le terrible général avait passé par là.

Aux premières clartés du matin, Gustave-Adolphe monta à cheval. Souffrant encore d’une blessure mal cicatrisée, il portait en place de cuirasse un justaucorps de buffle et un surtout de drap. Pâle, mais l’œil en feu et le front haut, il passa devant le front de son armée, composée tout entière d’hommes aguerris et dévoués.

À sa vue, tous poussèrent mille clameurs qui retentirent jusque dans le camp de Wallenstein.

— Soldats ! s’écrie le roi, élevons notre âme vers Dieu, qui donne la victoire !

Il se met à genoux, découvre son front et prie.

L’armée se prosterne en masse, et des milliers de voix héroïques entonnent un chant religieux que la musique des régiments accompagne. Un long brouillard couvrait la plaine, et la prière de ces vaillants hommes, dont la moitié peut-être allait mourir, s’élevait au milieu des ombres.

Armand-Louis et M. de Pardaillan, tout à coup animé du feu de la jeunesse, suivaient le roi.

M. de la Guerche cherchait partout Renaud. On ne le voyait pas dans les rangs des dragons. Il interrogea Magnus.

— Ce matin, M. de Chaufontaine paraissait fort préoccupé d’un justaucorps de peau de buffle tout neuf qu’il essayait, répondit Magnus ; Carquefou en essayait un aussi de la même forme.

En ce moment un rayon de soleil traversa l’atmosphère, le brouillard se leva comme un rideau, les deux armées s’aperçurent séparées par la grand-route, et un jet de flamme partit d’une batterie placée sur un monticule situé au centre de l’armée impériale.

— Dieu est avec nous ! s’écrièrent les Suédois.

— Jésus et Marie ! répondirent les Impériaux.

La bataille était commencée.

Tandis que Gustave-Adolphe montrait du bout de son épée la batterie qui s’entourait de fumée et de flammes et qu’il fallait enlever, Wallenstein regardait du côté par lequel le comte de Pappenheim s’était éloigné la veille. La route était blanche et nue jusqu’à l’horizon.

— Arrivera-t-il à temps ? murmura le feld-maréchal en reportant les yeux sur les masses profondes des Suédois, qui déjà abordaient le premier fossé au pas de course.

La fusillade éclatait sur toute la ligne, le canon grondait, et déjà les balles et les boulets faisaient leur œuvre de destruction.

La furie de l’attaque n’était égalée que par l’obstination de la défense. Aucune des deux armées ne voulait céder ; le terrain conquis pied à pied par les Suédois était presque aussitôt repris par les troupes impériales ; des rangs entiers tombaient remplacés par de nouveaux combattants acharnés à continuer la lutte. Partout où un régiment pliait, les chefs se portaient en avant, et leur présence ramenait les vaincus à la bataille. On ne comptait plus les morts. La route qui séparait les deux armées avait été enlevée et reperdue trois fois.

Pendant les charges impétueuses qui menaient Gustave-Adolphe du centre à l’aile gauche et de l’aile gauche à l’aile droite de son armée, Armand-Louis, tantôt seul avec Magnus, tantôt avec quelques douzaines de dragons, n’avait pas cessé d’accompagner le roi. Au travers de la fumée, un instant il aperçut Renaud qui sortait du milieu d’un bataillon bavarois mis en déroute. Il crut voir Gustave-Adolphe en personne et derrière ce nouveau Gustave-Adolphe un autre encore. Même justaucorps, même surtout.

— Quelle est cette folie ? dit Armand-Louis, tandis que les balles sifflaient autour de sa tête.

— C’est un stratagème ! répondit Renaud. Un déserteur m’a fait connaître que certains capitaines de l’armée impériale veulent s’attaquer au roi. Nous sommes quatre ou cinq qui avons pris son costume. Si la fortune le permet, c’est sur moi qu’on tombera.

Cependant le roi veut, par un coup décisif, briser le centre ennemi, où Wallenstein combat en personne. Il rassemble autour de lui quelques bataillons de ses Finlandais et, l’épée haute, il les mène à la charge.

Tout cède devant lui, et son élan le rend maître des batteries qui dominent la route. Wallenstein, impassible, recule tout entouré de vaincus. Sa ligne d’opération est rompue, mais aussi longtemps qu’un régiment tiendra, il ne croira pas la bataille perdue.

Seni n’a-t-il pas dit que les ides de novembre seraient fatales au roi de Suède ?

Mais voilà que des clameurs éclatent sur la droite. Une confusion terrible mêle tous les rangs ; les deux armées semblent traversées par un tourbillon dont le poids écrase les lignes suédoises. Gustave-Adolphe s’arrête et regarde au loin.

Un cri terrible s’élève du milieu de ce tourbillon rempli d’éclairs.

— Jésus et Marie !

C’est le cri des Impériaux, et huit régiments de cuirassiers se font voir, renversant tout sur leur passage.

Au même instant un homme tout couvert de poudre passe auprès de Wallenstein et lui jette ces mots :

— Le comte de Pappenheim !

Puis il continue sa course, arrive au milieu des escadrons suédois et, se jetant aux côtés du roi :

— Sire ! dit-il, le comte de Pappenheim est ici. Votre aile gauche est broyée !

— Ah ! maudit ! murmure Armand-Louis, qui a reconnu François-Albert.

Mais déjà Gustave-Adolphe a fait un signe à M. de la Guerche.

— Courez, dit-il, et ramenez le duc Bernard de Weimar avec sa réserve. Il me trouvera en face de Pappenheim.

Armand-Louis part d’un côté, Gustave-Adolphe s’élance d’un autre, le duc de Lauenbourg le suit.

Un cavalier sinistre galope auprès d’eux. Si Carquefou le rencontrait, il reconnaîtrait le capitaine Jacobus, malgré le manteau rouge qui l’enveloppe.

— Enfin, te voilà donc ! Pourquoi, depuis deux jours, ne t’ai-je pas vu ? dit Gustave-Adolphe au duc de Lauenbourg, qui court sur ses traces.

— Ah ! Sire, cette fois je ne vous quitterai plus, répond le duc.

Les lueurs de cet incendie qu’il avait aperçu dans la nuit l’avaient conduit à Halle, que le général de Pappenheim venait de livrer aux flammes.

À peine eut-il pris connaissance de l’ordre que lui portait le sombre allié des Impériaux, que le grand maréchal fit battre le tambour et sonner le clairon ; mais cavaliers et fantassins se livraient au pillage. Huit régiments de cuirassiers répondirent seuls à cet appel, et le général, se mettant à leur tête, courut à la bataille.

Elle était perdue. Il arrive et la rétablit. Son épée fait des prodiges, et sa cavalerie, accoutumée à vaincre avec lui, rencontre le régiment bleu, l’un des plus solides de l’infanterie suédoise.

C’est comme un mur d’hommes, un mur hérissé de piques et de mousquets ; mais les cuirassiers, dix fois repoussés, dix fois sont ramenés à la charge, et le mur tombe.

Au régiment bleu succède le régiment jaune.

Le torrent des cavaliers l’attaque et s’amoncelle autour de ses flancs sans pouvoir l’entamer.

Mais Pappenheim se jette au plus épais de la mêlée ; les cuirassiers le suivent et passent. Le régiment jaune n’existe plus.

— Gustave-Adolphe, où donc es-tu ? s’écria Pappenheim, qui brandit son épée toute rouge de sang.

Il aperçoit un cavalier qui ressemble au roi, et fond sur lui. Dès les premiers coups, le cavalier, blessé à mort, est renversé sur la croupe du cheval.

— Ah ! ce n’est pas le roi ! dit Pappenheim, qui le pousse dédaigneusement du bout de son épée.

Et précipitant sa course :

— Gustave-Adolphe, où donc es-tu ? crie-t-il de nouveau.

Et, chemin faisant, il laboure l’armée suédoise rompue en dix tronçons, comme un fort taureau laboure un champ semé de broussailles.

Ce grand tumulte attire le roi, qui voit de loin le désordre des siens et qui sent que le duc de Friedland va reprendre l’offensive. Le cavalier au manteau rouge qui le suit s’approche de François-Albert.

— L’armée plie. Le roi mort, elle est vaincue ! Frappez donc ! dit-il.

Le duc de Lauenbourg lève un lourd pistolet.

— Ah ! je n’ose pas ! dit-il.

En ce moment, Gustave-Adolphe, emporté par sa course, passe non loin d’un peloton de mousquetaires impériaux. François-Albert feint d’être entraîné par son cheval et, courant sur leur front :

— Celui qui galope le premier, là-bas, c’est le roi… tirez ! dit-il.

Trois mousquets s’abaissent et font feu ; une balle atteint Gustave-Adolphe et lui casse le bras gauche, qui plie et tombe le long du flanc.

— Malédiction ! murmure François-Albert qui ne voit pas tomber Gustave-Adolphe.

En ce moment Armand-Louis accourt de toute la vitesse de son cheval.

— Sire, dit-il, le duc Bernard me suit.

— En avant ! répond le roi.

Un gros de cuirassiers le sépare tout à coup de M. de la Guerche, qui les charge à la tête de trente dragons.

Gustave-Adolphe s’efforce de joindre M. de Pappenheim, mais la douleur et la perte du sang l’affaiblissent, une vieille blessure mal cicatrisée se rouvre : il pâlit et chancelle.

— Ah ! que du moins mes braves soldats ne me voient pas tomber ! dit-il.

— Mais frappez donc ! répète Jacobus à l’oreille du duc de Lauenbourg, tandis que Gustave-Adolphe s’éloigne à pas lents.

François-Albert hésite. — Eh bien ! ce que vous ne savez pas faire, moi je le ferai ! dit le capitaine.

Et, levant un pistolet, il lâche le coup : Gustave-Adolphe pousse un cri ; sa main tremblante veut se cramponner à sa selle, mais il roule par terre.

— Frère, dit-il au duc de Lauenbourg, qui le regarde épouvanté, j’en ai assez pour mourir, sauve tes jours !

— À présent, Sire, me reconnais-tu ? dit Jacobus, qui vient de quitter les siens ; tu m’as outragé, je te tue !

Un cri terrible lui fait lever les yeux. Armand-Louis avait tout vu, et à la tête de ses cavaliers il s’efforçait de pousser jusqu’à lui.

— À moi ! crie Jacobus ; Gustave-Adolphe est mort !

Cent cuirassiers et cent mousquetaires impériaux accourent ; les cavaliers que Jacobus a remplis de rage se jettent en avant, et un combat où personne ne demande ni n’offre de quartier s’engage autour du cadavre de Gustave-Adolphe.

Le duc Bernard de Weimar, appelé par Armand-Louis, venait de rencontrer le comte de Pappenheim ; aux cuirassiers autrichiens il oppose les cuirassiers finlandais ; le torrent que rien tout à l’heure ne semblait devoir arrêter recule à son tour.

La nouvelle que le roi venait de perdre la vie s’était répandue dans l’armée suédoise avec la rapidité de l’éclair ; un mouvement de rage y avait répondu, et comme des louves auxquelles on vient de ravir leurs petits, les compagnies ralliées s’étaient précipitées sur l’ennemi. Ce n’était plus une bataille, c’était un duel ; tout homme qui portait une pique, une épée, un mousquet, semblait avoir une injure personnelle à venger : fantassins et cavaliers se ruaient à l’envi sur les Impériaux.

— Vengeance ! fut le cri de toute une armée. Et tout céda à cet effort du désespoir.

Wallenstein, qui ramenait le centre à la bataille, se heurta contre le général Horn et ses vieux régiments.

— Ah ! dit-il, l’esprit de Gustave-Adolphe est avec eux !

Cet esprit était incarné dans la mâle figure du duc Bernard ; tandis que les Suédois se battaient pour tuer et mourir, lui les poussait en avant pour vaincre, et, maître des batteries qui avaient si longtemps tenu Gustave-Adolphe en échec, il en foudroyait l’armée impériale.

Cependant, l’acharnement de la lutte, qui ensanglantait le coin de terre où reposait le cadavre du roi, n’avait pas diminué. Les morts s’entassaient sur les morts, les blessés tombaient auprès d’eux. Au-dessus de cette mer houleuse de mourants, on voyait la tête et le bras de Pappenheim ; il ne savait pas où le roi Gustave-Adolphe était tombé et le cherchait toujours.

Tandis qu’une colère égale animait les Impériaux pour s’ouvrir un passage à travers les soldats d’Armand-Louis et de Renaud, l’un redoublait ses coups pour atteindre le capitaine Jacobus, l’autre précipitait les siens pour frapper le grand maréchal de l’empire. Malgré les flots d’ennemis qui se jetaient sur eux, Carquefou put joindre ses compagnons de guerre ; mais son cheval n’obéissait plus au mors. Trompé par le justaucorps de buffle et le surtout de drap, Pappenheim fondit sur lui.

— Voilà ma dernière heure, murmura Carquefou, qui s’apprêtait bravement à recevoir le choc.

Presque aussitôt le cheval du grand maréchal heurta de son large poitrail la monture chancelante de son adversaire et l’envoya rouler à dix pas.

Riant alors :

— Tiens-toi donc mieux à cheval, l’ami ! cria l’Allemand, qui venait de reconnaître Carquefou, et il passa. Tandis que Carquefou se relevait et ramassait Frissonnante, M. de Pardaillan fut en une minute sur M. de Pappenheim.

— Haut l’épée ! dit le comte.

— Vieillard ! répond le maréchal, la partie n’est pas égale.

Et, avec la rapidité d’une pierre lancée par la fronde, le coup qu’il porte à M. de Pardaillan arrache le fer aux mains du vieux marquis, dont le bras retombe tout sanglant.

— À d’autres, et hors d’ici les blessés ! crie le grand maréchal.

Cette fois, Renaud rompt le cercle formidable de sabres et de pistolets qui l’entoure, et arrive comme un lion sur M. de Pappenheim.

— Enfin ! dit le grand maréchal, qui le reconnaît.

Et ils s’abordent, pareils à deux taureaux. Leurs épées se choquent avec la vitesse du marteau frappant sur l’enclume ; mais les coups sont parés aussi rapidement qu’ils sont portés. La lutte avait cela de particulier, cependant, qu’elle augmentait, par la durée, le sang-froid et l’adresse de Renaud. Pappenheim, au contraire, qui voit les siens plier de toutes parts, veut les rallier et se faire reconnaître pour les animer de son exemple. Un instant son regard quitte les yeux de Renaud, et se dressant sur ses étiers :

— Ferme, cuirassiers, et en avant ! s’écrie-t-il.

Mais ses lèvres étaient encore ouvertes que déjà l’épée de Renaud avait glissé sous le bras du comte et traversé son épaule.

Un cri de rage s’échappe des lèvres du grand maréchal ; il veut continuer la lutte ; sa main alourdie fait un effort désespéré pour relever son arme, elle retombe sans force. — Rendez-vous ! crie M. de Chaufontaine à son tour.

Mais les cuirassiers ont vu le péril de leur chef, une charge furieuse les porte entre les combattants ; ceux du duc Bernard et les dragons de M. de la Guerche se jettent dans la mêlée ; ce qu’il y avait encore d’arquebuses, de pistolets et de mousquets chargés fait feu, et Pappenheim, qui s’obstine à ne pas suivre ceux qui veulent l’entraîner dans leur retraite, tombe, la poitrine percée de deux balles. Une compagnie de cuirassiers se range alors autour de lui, et tandis qu’ils font à leur chef un rempart de leurs corps, on emporte le grand maréchal loin de la mêlée. Sa main inerte ne tenait plus l’épée.

— Ah ! s’il m’échappe ! s’écrie Renaud, cette victoire n’est plus une victoire !

Au moment où Gustave-Adolphe, atteint d’un coup mortel, vidait les arçons, le duc François-Albert de Lauenbourg, saisi d’une terreur folle, avait pris la fuite.

Son cheval effaré l’emportait sur le front de l’armée impériale, et lui, pris de vertige, criait :

— Le roi est mort ! le roi est mort !

Le capitaine Jacobus, à pied, l’épée au poing, s’acharnait auprès de sa victime expirante. Autour de lui, mousquetaires et lansquenets se disputaient les dépouilles du roi, son chapeau percé de balles, son justaucorps sanglant, son épée toute rouge, son manteau déchiré.

Armand-Louis, que Magnus, M. de Saint-Paer et M. de Collonges suivaient avec trente dragons, faisait de larges trouées dans ce cercle mouvant. Le capitaine Jacobus l’aperçut, et, se jetant sur un cheval qui errait sans maître, brandit en l’air son bras robuste.

— Il est trop tard ! dit-il, le roi est mort !

Et, comme une couleuvre qui se fraye un chemin au travers des ronces, il se lança au plus épais des escadrons impériaux.

Mais partout ces escadrons, divisés et rompus par les charges réitérées des Suédois, s’ouvraient et flottaient indécis. Où courait le capitaine Jacobus, Armand-Louis courait aussi. On les voyait comme deux flèches passer au milieu des bataillons dispersés, s’atteindre et s’éviter tour à tour. Trois fois l’épée d’Armand-Louis avait labouré la croupe du cheval de Jacobus, et trois fois un hasard les avait séparés. Ils traversèrent ainsi l’armée, et la poursuite ne s’arrêta pas.

Auprès d’un ruisseau bordé de saules, le capitaine Jacobus aperçut huit ou dix Croates débandés.

— Un général suédois est là, dit-il ; mille ducats à ceux qui le tueront !

Les Croates s’apprêtaient à fondre sur M. de la Guerche, mais on vit alors M. de Saint-Paer et M. de Collonges, flanqués de quatre ou cinq dragons, qui accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux. Les Croates tournèrent bride et franchirent le ruisseau. Malheureusement, si rapide qu’eût été leur intervention, elle avait permis au capitaine Jacobus de passer sur la rive opposée. Un homme fluet et pâle sortit du milieu des saules, tenant par le mors un cheval maigre dont il tendit la bride au fugitif. Le capitaine sauta en selle et, laissant là sa monture épuisée, disparut dans la plaine, tandis que maître Innocent se glissait parmi les buissons épais qui bordaient la rive du ruisseau où sa fuite silencieuse ne laissait pas plus de traces que le passage d’un renard.

Armand-Louis poussa un cri de fureur et voulut s’élancer à la poursuite du capitaine Jacobus. Magnus l’arrêta froidement, et du bout de Baliverne montrant le cavalier :

— Son cheval a des ailes, dit-il, ne le poursuivez pas… J’ai vu hier le gîte d’où maître Innocent est sorti ; le capitaine y retourne certainement… Mais, aussi vrai que Magnus est un homme et qu’il ne vous a jamais trompé, il vous fera rencontrer ce bandit face à face.

— Tu me le promets ?

— Je vous le jure !

— Eh bien ! je jure à mon tour que la main que voici ne touchera la main d’Adrienne que lorsqu’elle aura puni le meurtrier du roi.

Et, ayant repoussé l’épée au fourreau, M. de la Guerche tourna bride.