Michel Lévy frères (p. 313-322).

XXXI

UN TIGRE AUX ABOIS

Une heure après, et tandis que Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan se dirigeaient vers le camp du roi sous l’escorte d’une garde d’honneur, quatre hommes bien montés se lançaient sur les traces de Jean de Werth.

Qui les eût rencontrés eût pris M. de la Guerche et Renaud, Magnus et Carquefou, pour quatre gardes du corps de Son Excellence le duc de Friedland. Ils en avaient l’uniforme, les armes, les couleurs. Magnus avait tout arrangé pour que le travestissement fût complet ; rien n’y manquait, et ils poussaient hardiment vers les lignes ennemies.

Ils ne tardèrent pas à rencontrer des batteurs d’estrade de l’armée impériale, auxquels ils se donnèrent pour des cavaliers chargés d’une mission spéciale. Tout s’écartait devant leur uniforme redouté. Quelques-uns des soldats qu’ils avaient combattus la veille leur donnèrent même des indications sur le lieu où les quatre cavaliers seraient assurés de trouver Jean de Werth, pour lequel, disait Magnus, l’un d’eux avait des dépêches pressées : ils apprirent ainsi que toutes les bandes dispersées dans le pays avaient l’ordre de se réunir au gros de l’armée.

Un aide de camp, avec lequel ils se croisèrent, leur annonça, en outre, que Jean de Werth avait reçu dans la nuit une estafette du général en chef, et que, déçu dans son espoir d’atteindre certains huguenots qu’il poursuivait, il ne songeait plus qu’aux devoirs du capitaine. Il devait provisoirement s’arrêter dans un village situé à l’extrême gauche de la ligne d’opération et y attendre de nouvelles instructions.

— Je crois bien que ce sont précisément ces instructions que nous lui portons, répondit hardiment M. de la Guerche.

— Hâtez-vous, alors. Le général bavarois pourrait bien ne s’arrêter que quelques heures dans la maison où il est descendu.

L’aide de camp salua M. de la Guerche de la main et disparut.

— Eh ! eh ! dit Carquefou, ce village où on nous envoie m’a tout l’air d’une caverne.

— C’est pourquoi il faut y aller, répondit Renaud.

Armand-Louis y courait déjà.

Quand les quatre cavaliers y parvinrent, il faisait nuit close. On les laissa circuler librement au milieu des ruelles encombrées de soldats de toutes armes. Une grande maison se voyait au centre du village, toute resplendissante de lumières. Jean de Werth était là. Les quatre gardes du corps s’installèrent dans une cour voisine et vidèrent un sac d’avoine sous le nez des chevaux. Les pauvres bêtes n’étaient pas au bout de leurs fatigues.

Vers minuit, Magnus, qui ne dormait jamais que d’un œil, vit arriver un courrier qui arrêta son cheval tout fumant devant la maison du général bavarois. Ce courrier portait la livrée de Wallenstein.

Magnus poussa du coude Carquefou.

— Procure-toi quelques flacons de vin vieux et deux ou trois brocs d’eau-de-vie, dit-il ; moi, je vais me mettre en sentinelle là-bas.

Lorsque Magnus parlait, Carquefou avait pour habitude d’obéir sans raisonner. Tandis que Magnus se dirigeait vers la porte que le courrier venait de franchir, Carquefou s’enfonçait dans une ruelle voisine, bien déterminé à trouver les flacons et les brocs tout pleins, fallût-il mettre au pillage les caves de toutes les hôtelleries.

Bientôt après, le courrier sortit de chez Jean de Werth, Magnus l’aborda, et, l’ayant invité à se rafraîchir, le conduisit vers l’endroit où il avait laissé Carquefou.

Carquefou avait le vin et l’eau-de-vie.

— Eh ! Carquefou, dit Magnus, en faisant sauter le goulot d’une bouteille, un ou deux coups ne vous feront pas de mal. Vous m’avez l’air d’un homme qui a trop couru pour n’avoir pas soif.

— J’ai le gosier sec comme du vieux cuir, et le palais dur comme de la corne, répondit le cavalier, qui saisit la bouteille à deux mains et colla ses lèvres au goulot.

Cette accolade fraternelle disposa le courrier aux confidences ; il ne cacha pas aux deux bons compagnons qui lui faisaient un si grand accueil qu’il était sur les dents pour avoir galopé tout le jour, et que la perspective de servir de guide à Jean de Werth pour une nouvelle expédition le consternait.

— Voilà trois nuits que je ne dors pas, dit-il.

— Bah ! le général vous donnera bien le loisir de faire un somme, répondit Magnus, qui lui passait un nouveau flacon.

— Point. Il s’agit de partir tout à l’heure ; les dépêches que je lui ai remises étaient fort pressées, et il n’est pas homme à perdre un long temps.

Magnus échangea un coup d’œil avec Carquefou. Le cavalier buvait, fermait les yeux, buvait encore, et bâillait à faire croire que ses mâchoires ne parviendraient plus à se rejoindre.

— Le baron Jean de Werth est un peu comme le duc de Friedland, poursuivit le cavalier ; tel général, tel lieutenant ; avec eux, il faut qu’on marche droit, ou mourir… et c’est là ce qui m’attend.

— Vous m’intéressez, mon ami, reprit Magnus ; si la chose pouvait vous être agréable, je connais quelqu’un qui se chargerait peut-être de courir pour vous.

— Qui ?

— Moi !

Le cavalier ouvrit les yeux tout grands.

— Ce que j’en fais est par bonté d’âme, ajouta Magnus. Jean de Werth doit-il aller bien loin ?

— Au quartier général, mais en passant par un gros bourg où il y a de l’artillerie ; les chemins sont mauvais ; il y a un pont à demi rompu sur une rivière… si je m’endors, bonsoir, je me casserai le cou.

— Mon ami, il ne faut rien casser, dit Carquefou.

— C’est imprudent, ajouta Magnus ; moi qui connais les chemins, j’enfilerai le pont tout droit.

Le courrier ne voyait plus clair ; sa tête alourdie roulait d’une épaule à l’autre ; cependant, une lueur de raison lui traversa l’esprit.

— Oui-dà ! reprit-il, vous êtes bien prompt à rendre service aux gens ! On a vu des loups qui empruntaient la peau du berger pour croquer les moutons.

Alors Magnus d’un air bonhomme :

— Vous n’êtes point sot, camarade, dit-il ; la vérité vraie, c’est qu’au désir de vous obliger se joint celui de rentrer dans les bonnes grâces du feld-maréchal Wallenstein. L’ami que vous voyez là, et qui ne vous laissera pas une goutte de cet excellent vin si vous n’y prenez garde, a comme moi commis certaines peccadilles qu’il faut racheter par un honnête service.

— On n’est pas parfait, dit Carquefou, qui ne cessait de verser des rasades à leur convive.

— C’est pourquoi, continua Magnus, nous voulons ramener triomphalement Jean de Werth au quartier général. La chose faite, le pardon est au bout.

— Le pardon pour vous ; et pour moi ? s’écria le cavalier.

— Il y aura cinq écus d’or, et les voilà !

Le courrier prit les cinq pièces d’or, les fit tinter dans sa main, puis, riant d’un air bête et les yeux à demi clos :

— Eh ! ce n’est pas moi qu’on trompe, dit-il ; je savais bien qu’il y avait une anguille sous roche !… Je suis bon diable : cassez-vous les reins à ma place, et bonne chance !… Ah ! dispensez-vous de prévenir les camarades que j’ai laissés à l’entrée du village, ils voudraient leur part du gâteau.

Tout en parlant, le courrier glissait les ducats dans sa poche, qu’il avait grand-peine à trouver.

La porte de la maison que Jean de Werth occupait s’ouvrit, et quelques hommes en sortirent, se dirigeant en toute hâte vers les écuries.

— Eh ! dit le courrier, qui ne pouvait presque plus parler, voilà que le baron Jean de Werth s’apprête ; il est en fer, cet homme-là. Ah ! j’oubliais… Il ne vous connaît pas, il pourra peut-être vous interroger ; s’il vous dit : Prague, vous répondrez : Friedland.

La tête du cavalier tomba sur son épaule, et il ferma les yeux.

— Vite, à présent ! murmura Magnus.

Le courrier enfermé dans une écurie et couché sur une botte de paille, Magnus et Carquefou prévinrent Armand-Louis et Renaud, et tous quatre, à cheval, se tinrent immobiles à la porte de Jean de Werth.

Le Bavarois parut ; au moment de sauter en selle, il jeta sur les quatre cavaliers un regard rapide ; il reconnut, à la clarté d’une torche que soulevait un palefrenier, l’uniforme des gardes du corps de Wallenstein, mais ne vit pas l’homme qui tout à l’heure était entré chez lui.

— Le messager ? dit-il, le pied sur l’étrier.

Magnus se pencha vers Jean de Werth, et faisant le salut militaire :

— Nous l’avons escorté ; il dort là, dit-il.

Puis, d’une voix plus faible et sans plier la paupière sous le regard de Jean de Werth :

— Je m’appelle Prague, comme il s’appelle Friedland, reprit-il d’un air mystérieux.

— Partons ! dit le Bavarois.

Jean de Werth n’emmenait avec lui qu’un officier.

Magnus et Carquefou prirent les devants, MM. de la Guerche et Renaud restèrent en arrière, et tous les six s’enfoncèrent dans la campagne, toute baignée des clartés de la lune.

Ils fendaient l’espace, penchés sur l’encolure des chevaux, leurs longs manteaux de guerre drapés autour d’eux. On voyait, comme des ombres, passer dans la nuit les arbres, les maisons, les moulins ; quelques chiens saluaient leur fuite de longs aboiements. Jean de Werth échangeait quelques rares paroles avec son aide de camp.

Cependant, une ligne blanche qui s’élargissait à l’horizon annonçait l’approche du matin ; la pâle lueur qui descendait du ciel fit voir dans la campagne une rivière vers laquelle on courait, et sur cette rivière un pont aux arches à demi rompues. Le clocher d’un bourg se montrait au loin. Au moment où Magnus et Carquefou s’engageaient sur le pont, un coup de sifflet retentit.

Tous deux s’arrêtèrent à mi-chemin des deux rives ; Jean de Werth et son aide de camp retinrent machinalement les rênes de leurs chevaux. Armand-Louis et Renaud furent sur eux en un instant.

— Qu’est-ce donc ? demanda le Bavarois.

— Il y a que je m’appelle Armand-Louis de la Guerche, et que voilà mon ami, M. le marquis Renaud de Chaufontaine, qui veut bien me servir de témoin, dit Armand-Louis en se découvrant.

Jean de Werth regarda autour de lui.

— Ne cherchez pas, c’est inutile ! dit Renaud ; Magnus et Carquefou, que je vous présente, font bonne garde… Il n’y a personne aux environs, nous sommes quatre, et vous êtes deux : le plus simple est de dégainer.

— Maintenant, si ce duel n’est pas de votre goût, reprit M. de la Guerche, ou s’il vous répugne d’en courir la chance, vous pouvez l’éviter en me remettant cette dragonne que je vois là.

Jean de Werth sourit, et d’un air de hauteur :

— Je croyais avoir affaire à un homme de guerre, dit-il, et non à un amoureux de comédie… Deux armées sont en présence qui vont jouer au jeu des batailles les destinées de deux couronnes ; vous avez votre place marquée d’un côté comme j’ai la mienne de l’autre… Laissez se vider la querelle d’un empereur et d’un roi ; après quoi, foi de gentilhomme, nous nous rencontrerons où votre bon plaisir le voudra.

Armand-Louis secoua la tête.

— Je vous tiens, je vous garde, dit-il ; si l’un de nous doit tomber, il n’y aura jamais qu’un soldat de moins, et les deux armées peuvent se rencontrer. La plaine était déserte, personne ne passait sur les deux rives du fleuve. Le regard de Jean de Werth faisait le tour de l’horizon et s’arrêtait sur le clocher du bourg où l’appelait la mission militaire que lui avait confiée Wallenstein ; que n’eût-il pas donné alors pour voir sortir de ce bourg un escadron enseignes déployées ! Mais déjà M. de la Guerche venait de tirer l’épée.

Jean de Werth l’imita.

— Vous avez dit que c’était un duel, reprit-il ; si je vous renverse, suis-je libre ?… Si je succombe, le capitaine Steinwald, qui m’accompagne, peut-il suivre sa route ?

— Je le jure ! dit Armand-Louis.

— Alors, bataille !

Armand-Louis et Jean de Werth mirent pied à terre, et, ayant choisi une place unie au milieu du pont, les deux adversaires croisèrent le fer.

Renaud se tenait debout à côté d’Armand-Louis, le capitaine Steinwald immobile auprès de Jean de Werth. Magnus et Carquefou gardaient les deux extrémités du pont.

Entre les deux combattants, même haine, même jeunesse, même ardeur, même force. La pointe des épées cherchait le cœur ; pas un mot, pas un cri, pas un soupir. On n’entendait que le froissement de l’acier rencontrant partout l’acier. Les chances semblaient égales : ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne faiblissait, ni l’un ni l’autre ne reculait.

Mais ce n’était pas vainement que M. de la Guerche avait lutté contre Renaud et contre M. de Pappenheim. Quelle feinte ne lui était pas connue ? Quelle ruse, quelle attaque ne savait-il pas déjouer ? L’éclair de la colère passa sur le visage de Jean de Werth ; un instant son fer ne le couvrit pas tout entier, et l’épée d’Armand, plus prompte qu’un dard, lui traversa le bras.

La main du Bavarois s’ouvrit et son arme tomba sur le pont. M. de la Guerche allait s’en saisir, lorsque Jean de Werth, la ramassant de la main qui restait libre, la précipita dans le fleuve.

— Périsse l’épée qui m’a trahi, et périsse la dragonne ! dit-il.

Mais d’un bond, et sautant par-dessus le parapet, Armand-Louis venait de suivre l’épée dans sa chute.

On le vit s’enfoncer dans l’eau bouillonnante, puis tout à coup reparaître, tenant d’une main l’épée où pendait la dragonne, et nageant de l’autre. Bientôt il eut gagné la rive.

Jean de Werth, pâle de fureur, soutenait d’une main son bras vaincu.

— Vous êtes libre, monsieur, dit Armand-Louis.

Sautant alors sur son cheval, que Magnus lui avait amené, il laissa Jean de Werth au milieu du pont.

Et, tandis que sa course effrénée le ramenait vers les lignes suédoises, Armand-Louis serrait sur son cœur la dragonne humide.

— Dieu bon, disait-il, Adrienne est à moi !

Lorsque M. de la Guerche et Renaud arrivèrent au camp de Gustave-Adolphe, le comte de Brahé venait d’y rentrer avec les deux jeunes filles confiées à sa garde.

M. de Pardaillan, plus fort que la maladie, était auprès du roi. N’ayant aucune nouvelle des deux aventuriers, pas plus que de Mlle de Souvigny et de Diane, il n’avait plus qu’un espoir, celui de les venger et de mourir.

Un grand bruit éclata tout à coup devant sa tente, et le son de deux voix aimées fit bondir son cœur.

Comme il se levait tout tremblant, Adrienne et Diane tombaient dans ses bras. — Vivantes toutes deux ! s’écria-t-il.

Un ruisseau de larmes s’échappa de ses yeux.

— Monsieur le marquis, dit Renaud, je ne devais reparaître devant vous qu’avec Mlle de Pardaillan ; ai-je tenu ma parole ?

— Mon fils, embrassez-moi ! dit le vieillard.

— Dieu ! s’écria Renaud, dont les genoux fléchissaient.

Mais déjà le père avait cédé la place au gentilhomme et au soldat.

— Messieurs, reprit M. de Pardaillan, les affaires de la Suède doivent passer avant nos affaires de famille. Donnez ces quelques heures à la prière et au sommeil. Demain le Dieu des batailles décidera du sort de Gustave-Adolphe ; moi aussi je monterai à cheval.