Michel Lévy frères (p. 305-312).

XXX

À TOUTE OUTRANCE

M. de la Guerche, qui observait l’ennemi, réunit les dragons autour de lui.

— Monsieur de Saint-Paer, dit-il, vous allez prendre cent hommes avec vous et pousserez droit jusqu’à l’extrémité du défilé. Peut-être, et c’est mon espoir, trouverez-vous les Suédois de l’autre côté de la montagne. Alors Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny seront sauvées. M. de Chaufontaine et moi, avec M. de Voiras et M. de Collonges, nous soutiendrons le choc des Impériaux. Cinquante hommes suffiront pour garder ce passage.

— Que ne restez-vous auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan vous-même ? s’écria M. de Saint-Paer. À nous de combattre, à vous de les sauver !

— Si les Suédois ne sont pas derrière la montagne, votre mission ne sera-t-elle pas la plus périlleuse ? C’est avec l’épée qu’il faudra vous frayer un passage jusqu’à eux.

M. de Saint-Paer allait répliquer.

— Ne m’avez-vous pas choisi librement pour votre chef ? reprit Armand.

— Oui. — Alors, monsieur, obéissez. Ce n’est plus l’ami qui parle, c’est le capitaine.

Et comme M. de Saint-Paer attristé fronçait le sourcil, Armand lui saisit la main.

— Vous avez deux blessures, je le sais, monsieur ; laissez aux autres la chance de montrer plus tard de si glorieuses cicatrices.

Cependant les Impériaux accouraient, animés d’une soif de sang. Les adieux des dragons furent rapides, mornes, presque muets. Adrienne et Diane, qui ne savaient rien de ce qui avait été décidé, partirent étonnées de ne point voir M. de la Guerche et Renaud à leurs côtés ; au premier coude que faisait le défilé dans la montagne, M. de Saint-Paer entendit comme un coup de tonnerre derrière lui : c’était la fusillade qui commençait.

— Dieu !… s’écria Adrienne, ils se battent ! Ainsi qu’elle, Diane retint la bride de son cheval.

— Madame, dit M. de Saint-Paer, j’ai charge d’âme… j’ai répondu de votre salut sur mon honneur… marchons !

Les deux jeunes filles ramenèrent un voile sur leur visage pour ne pas laisser voir qu’elles pleuraient, et tandis que leurs chevaux suivaient la rampe du défilé, le bruit de la fusillade, diminué lentement par la distance, mourait dans l’éloignement.

M. de Saint-Paer marchait le dernier, la tête basse.

On sait que des quartiers de rocher précipités par les huguenots embarrassaient le défilé ; mais dans les intervalles ouverts parmi leurs décombres, deux ou trois hommes pouvaient encore passer au risque de la vie.

Jean de Werth, fou de rage, lança les Impériaux contre ce rempart improvisé.

Ils étaient mille d’un côté, cinquante de l’autre ; mais la route étroite se tordait en longs replis. Deux hommes à peine pouvaient se présenter de front, et chaque balle qui partait des rochers en renversait un. Une muraille de cadavres s’éleva bientôt devant la muraille de pierre. Les Impériaux ne comptaient pas leurs morts ; ils montaient toujours.

Les dragons étaient à pied, leurs chevaux cachés derrière l’angle énorme d’un rocher. Quand l’un d’eux était blessé, il s’asseyait sur une pierre et ne cessait de combattre que lorsque la vie tarissait avec le sang.

Parfois un élan plus furieux des Impériaux en portait quelques-uns sur la crête des rochers, ou les faisait glisser entre les masses qu’aucun effort n’ébranlait, mais alors la pointe des épées et la crosse des mousquets les recevaient. Magnus et Carquefou s’étaient armés de longues piques avec lesquelles ils perçaient d’outre en outre les assaillants.

— Voilà un exercice qui me rappelle le siège de Berg-op-Zoom, où à grands coups de lance nous précipitions les Espagnols dans les fossés pleins d’eau, dit Magnus.

— Hélas ! répliqua Carquefou, ces coups de pique me font penser à la cuisine du château de Saint-Wast ; mais là on ne lardait que d’honnêtes chapons… on avait bon appétit et on n’avait pas la chair de poule comme à présent !

Le soir vint, puis l’ombre monta du fond de la vallée et enveloppa la montagne. Les coups devinrent moins fréquents, et moins rapides les assauts. Les Impériaux semblaient las de servir de pâture à la mort. Un dernier flot d’hommes vint se briser contre la muraille derrière laquelle combattaient les huguenots, et on entendit la voix des officiers qui commandaient la retraite.

— Où crois-tu que soient à présent Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan ? demanda M. de la Guerche à Renaud.

— Dans la plaine, sans doute, répondit celui-ci. L’ordre de monter à cheval passa doucement de bouche en bouche. Chaque dragon quitta tour à tour son poste de combat. Armand-Louis, Renaud, Magnus et Carquefou se levèrent les derniers sans bruit. Ils soupirèrent en regardant ceux qui ne les imitaient pas ; ils savaient que ceux-là ne se relèveraient jamais.

M. de Voiras et M. de Collonges étaient à cheval : celui-là courbé sur sa selle, la main serrée autour du pommeau ; l’autre ferme, souriant, la tête haute.

On prit la bride des montures de ceux qui étaient morts, et Armand-Louis, qui restait en arrière, donna le signal du départ.

Vingt hommes seulement se mirent en route ; trente dormaient du sommeil éternel, la face tournée vers le ciel.

Les dragons laissaient derrière eux une muraille infranchissable à la cavalerie ; mais, depuis que la nuit était venue, Jean de Werth, qui craignait une fuite semblable à celle qui les avait sauvés une première fois, lançait de quart d’heure en quart d’heure quelques hommes déterminés contre la barricade. Il jugeait de la présence des huguenots par les coups qu’ils portaient aux siens.

La troupe ébranlée, Armand-Louis fit signe à Renaud, à Magnus et à Carquefou. Tous quatre revinrent sur leurs pas et se blottirent dans les anfractuosités du rocher au moment où un léger bruit leur donnait à penser qu’un nouvel assaut allait être tenté.

L’œil aux aguets, ils virent des ombres se mouvoir le long du défilé et s’approcher silencieusement de leur abri.

— Feu ! cria tout à coup M. de la Guerche.

Quatre coups partirent, quatre ombres s’effacèrent. D’autres mousquets arrachés aux mains de ceux qui ne respiraient plus servirent à de nouvelles décharges. Les assaillants reculèrent. « Ils sont encore là ! pensa Jean de Werth. »

Sans perdre une minute, Armand-Louis se mit en selle avec Renaud, et, suivis de Magnus et de Carquefou, ils s’élancèrent dans la direction que suivaient M. de Voiras et M. de Collonges.

Carquefou promenait la main tout le long de son corps.

— Penses-tu que je sois vivant ? dit-il à Magnus.

— Presque, répondit le reître.

— Si tu me le jures, je le crois, mais ça m’étonne !

Ils eurent bientôt rejoint la compagnie, qui venait de laisser une moitié des siens sur la brèche et tous atteignirent l’extrémité du défilé. De nouveaux horizons s’ouvraient devant eux. Le soleil, qui se levait, en éclairait les paysages tranquilles. On voyait au loin des colonnes de fumée, et sur la lisière d’un champ la troupe de M. de Saint-Paer, en bon ordre, attendait M. de la Guerche.

— Ah ! voici les nôtres ! s’écria joyeusement M. de Collonges, qui l’aperçut le premier.

M. de Voiras, qui marchait la tête basse depuis une heure, sourit et tomba de cheval.

— Adieu ! dit-il, du moins les Impériaux ne m’auront pas vivant.

Et il rendit l’âme, la main sur la garde de son épée.

Tandis que M. de la Guerche et Renaud étaient auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan, assises à l’ombre d’un bouquet d’arbres, brisées de fatigue, dévorées par la fièvre, Carquefou regardait en arrière, et Magnus en avant.

Presque au même instant, l’on vit, du côté de la montagne, que les Français venaient de traverser en grande hâte, une troupe de cavaliers qui descendaient la rampe du défilé, et l’autre aperçut au loin, dans la plaine, un nuage de poussière d’où partaient mille éclairs. — Là-haut Jean de Werth ! dit Carquefou.

— Là-bas l’inconnu ! dit Magnus.

— Et partout des coups à recevoir… Comme c’est gai de voyager en Allemagne ! reprit Carquefou.

M. de Saint-Paer s’approcha de M. de la Guerche.

— Nos chevaux sont rendus, dit-il ; je vois de ce côté un rideau d’arbres derrière un ruisseau ; c’est là peut-être qu’il nous faudra mourir.

Armand-Louis regarda du côté de la montagne.

— Jean de Werth ne peut avoir avec lui qu’une poignée d’hommes… donc le danger n’est pas de ce côté-là…, dit-il ; allons au-devant de cet escadron qui marche contre nous, et, l’épée au poing, dans un dernier effort, conquérons des chevaux pour remplacer ceux qui fléchissent sous l’éperon.

Les dragons serrèrent leurs rangs ; au mouvement de M. de la Guerche, qui tournait son épée vers la plaine, tous avaient compris ce qu’il attendait d’eux. Un frisson parcourut leur troupe vaillante, et tous s’apprêtèrent à bien tomber dans cette lutte suprême.

Aucun ne pensait en sortir debout.

Comme ils approchaient du ruisseau indiqué par M. de Saint-Paer, un coup de vent balaya le nuage de poussière que l’escadron soulevait dans sa marche. On vit les hommes, on vit les chevaux, on vit les armes.

— Les Suédois ! cria Magnus.

Un long frémissement parcourut les rangs décimés des dragons de la Guerche.

— Vive le roi Gustave-Adolphe ! cria la voix impétueuse d’Armand-Louis.

Et, comme si l’ardeur nouvelle qui animait les huguenots eût passé de leur âme électrisée dans les flancs de leurs montures, chaque cheval, qu’on croyait à bout d’efforts, partit au galop.

Le ruisseau fut franchi, la prairie traversée, et M. de la Guerche tomba dans les bras de M. de Brahé, étonné de le voir.

Adrienne et Diane, à genoux sur la terre, en face du régiment ému, levaient leurs mains vers le ciel et rendaient grâces à Dieu.

Les Suédois agitaient leurs drapeaux et leurs armes ; les dragons avaient mis leurs chapeaux au bout des épées ; de longues clameurs retentissaient dans le ciel.

— Voilà notre Iliade terminée ! dit Renaud, qui baisait avec transport les mains de Diane. Maintenant que c’est fini, je puis l’avouer, j’ai eu bien peur.

— Nous sommes partis trois cents, et nous ne sommes pas cinquante, ajouta M. de Saint-Paer.

Quand les dragons se retournèrent, Jean de Werth avait fait volte-face et longeait au pas le pied de la montagne. Il portait l’épée au fourreau.

Armand-Louis le suivit quelque temps des yeux.

— Battez-vous la campagne en partisans ou faites-vous l’avant-garde d’un corps d’armée ? demanda-t-il alors à M. de Brahé.

— L’armée du roi est tout entière ici près, partie sur la gauche, partie en arrière, répondit Arnold. Celle du duc de Friedland occupe une position formidable sur la droite. Gustave-Adolphe va à sa rencontre ; une bataille est imminente, bataille qui mettra en présence la Suède et l’Autriche, et qui décidera des destinées de l’Allemagne.

— Ah ! s’écria Renaud, nous arrivons à temps !

— Un peu trop tôt, peut-être ! murmura Carquefou timidement.

Renaud le regarda de travers. — C’est une opinion personnelle, répondit Carquefou ; elle n’engage que moi.

Armand-Louis suivait toujours des yeux la petite bande que menait Jean de Werth.

— À l’assurance de sa marche, à la direction qu’il suit, je ne peux pas douter qu’il ne sache où il va, reprit M. de la Guerche.

— Et vous ne vous trompez pas. Avant ce soir, il sera au quartier général de Wallenstein, à Lutzen.

Renaud, qui n’avait pas perdu un mot de ce court dialogue, s’approcha de M. de la Guerche.

— Eh ! mon capitaine, tu questionnes M. de Brahé en homme qui a quelque projet en tête, dit-il.

Armand-Louis toucha légèrement du doigt la garde de son épée.

— Il manque quelque chose à ce pommeau, dit-il.

— Une dragonne, peut-être ?

— Tu l’as dit.

— Et tu prétends la chercher où elle est !

Armand-Louis fit un signe de tête affirmatif.

— C’est une folie, mais j’en suis, reprit Renaud.

— À présent, plus un mot, poursuivit M. de la Guerche ; quatre yeux nous observent, quatre beaux yeux qui lisent dans nos âmes. Magnus et Carquefou seront du voyage.

— Eh ! tu sais bien que l’un ne va pas sans l’autre !