Entretiens philosophiques et politiques/Entretien sur le résultat le plus singulier de la Révolution


TROISIÈME ENTRETIEN.


Sur le Résultat le plus singulier de la Révolution.




A. Ne conviendrez-vous pas que c’est la philosophie qui, donnant aux esprits une première impression toute nouvelle, commença le plus heureusement du monde cette grande révolution ?

B. J’en conviens.

A. Vous reconnaîtrez encore que cette philosophie fut essentiellement philanthropique, qu’elle le fut avec une activité bien remarquable durant toute cette dernière moitié du dix-huitième siècle ?

B. Je ne puis le nier. Les méditations de nos philosophes, dirigées par l’amour de l’humanité, ne tendaient, ce semble, qu’à soulager le peuple, à l’affranchir de tous les préjugés, de tous les fardeaux qui pesaient sur sa tête.

A. Et l’assemblée nationale n’était-elle pas entrée parfaitement dans ces vues bienfaisantes ?

B. Il est vrai que l’assemblée nationale a proscrit beaucoup de préjugés funestes, beaucoup d’impositions fort onéreuses.

A. Elle s’est engagée de la manière la plus solemnelle à payer toutes les dettes, à ne plus abuser du crédit, à répartir les charges de l’État avec l’impartialité la plus scrupuleuse, à diminuer tout à-la-fois le nombre des troupes et celui des impôts, à ne plus faire de guerre offensive, à ne plus ambitionner de conquête....

B. Il est malheureux qu’ensuite on ait été forcé de payer les créanciers de bonne foi, comme les autres, en papiers qui perdent 98 pour cent, ou de ne pas les payer du tout, et d’emprunter de plus sur d’étranges hypothèques 40 à 50 milliards, sans pouvoir justifier même l’emploi de plus de la moitié de cette somme. Il est plus malheureux encore que les circonstances aient exigé qu’aux anciens impôts on substituât des taxes et des réquisitions beaucoup plus accablantes et beaucoup plus inégales ; qu’au lieu de diminuer le nombre des troupes on l’ait porté au double, au triple de ce qu’elles furent dans les époques les plus dispendieuses de la monarchie ; et qu’enfin, grâce aux faux calculs, aux efforts impuissans d’une coalition monstrueuse on se soit vu comme entraîné de conquête en conquête, à tout envahir depuis la mer du nord jusqu’aux extrémités de la Méditerranée.

A. Mais avouez aussi que l’imagination la plus glacée doit être ravie de surprise et d’admiration en voyant le drapeau tricolore flotter tour-à-tour sur les clochers d’Amsterdam, sur les Alpes de l’Helvétie et du Piémont, sur le roc de Malthe et sur les pyramides d’Égypte ?

B. C’est un vaste et superbe spectacle sans doute ; mais si vous calculiez les millions, d’hommes les milliards d’écus, tout le sang et toutes les larmes qu’il a coûté, peut-être vous-même trouveriez-vous ce spectacle un peu cher.

A. Consolez-vous. Ces grands sacrifices, comme ces grands miracles, doivent nous assurer bientôt la paix générale.

B. Je le désire. Cependant sans vouloir déprécier en aucune manière ni le bonheur, ni le talent de vos héros, je ne puis m’empêcher d’observer que ce qu’on a renversé avec de si prodigieux efforts, n’était pas d’une puissance militaire fort imposante. La Savoye, la Belgique, la Hollande, les Électorats ecclésiastiques, la Lombardie, Venise, Gênes, la Suisse, le Piémont, etc., dans l’état où vous les avez trouvés, ou dans l’état où vous les aviez mis, n’offraient pas à la bravoure de vos armées victorieuses des barrières bien redoutables, bien difficiles à surmonter.

A. À la bonne heure. Mais vous oubliez que pour faire toutes ces conquêtes, nous eûmes à lutter contre l’Espagne, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre réunies....

B. Réunies, Dieu sait comme !…

A. D’accord, du moins pour nous perdre.

B. Oui ; d’accord comme les chœurs de vos vieux opéra. Cependant ne disputons point sur les mots ; s’il est quelques-unes de ces conquêtes qu’on a défendues avec assez d’acharnement, il en est d’autres qu’on a bien voulu vous abandonner le plus généreusement du monde, j’ignore suivant quelle politique ou dans quelle espérance. Quoi qu’il en soit, toutes les puissances qui se trouvaient en mesure de se battre contre vous, et qui l’ont osé tenter avec plus ou moins de péril je les vois encore debout. Vous n’avez rien pris à la Prusse ; on prétend même que vous lui avez promis quelque chose ; vous n’avez presque rien pris à l’Espagne. L’Angleterre s’est enrichie tout à-la-fois de vos pertes et de vos conquêtes. Si vous avez enlevé deux belles provinces à l’Autriche, vous avez admis qu’elle en acquît d’autres qui, par leur position géographique, lui conviennent davantage ; et quelque embarras qu’il puisse exister dans ses finances, elles sont loin d’être épuisées comme les vôtres.

A. Vos calculs réduisent à bien peu de chose le résultat de tant de batailles et de tant de victoires.

B. Il faudrait être insensé pour ne pas admirer l’étendue et la rapidité de vos succès, pour ne pas rendre hommage à la gloire de vos armes, aux prodigieux talens de vos généraux, d’un Dumourier, d’un Pichegru, d’un Moreau, sur-tout d’un Bonaparte, à la valeur infatigable et à l’intelligence peut-être tout aussi merveilleuse de vos soldats. Mais....

A. Mais dans tous ces prodiges il n’y a rien qui vous surprenne ?

B. Non, lorsque je les compare avec les moyens employés pour les produire. N’oubliez pas que vos grands hommes ont pu disposer non-seulement de toutes les armées, mais pour ainsi dire de toute la population de la France ; non-seulement de tous les revenus du pays le plus riche de l’Europe, mais pour ainsi dire de tout le capital de ses propriétés ; tout à-la-fois de la terreur du despotisme et de l’enthousiasme de la liberté ; des passions les plus brutales, les plus sauvages, et des ressources du génie et des arts de la civilisation la plus perfectionnée.

A. Et c’est justement là le sublime effet d’une constitution fondée sur les grands principes de l’égalité et de la liberté.

B. Je respecte trop ces grands principes pour essayer de les comprendre, encore moins de les expliquer. Je croirais vous entendre mieux, et peut-être oserais-je vous répondre plus franchement, si vous m’aviez dit que c’était là le sublime effet d’une révolution qui d’un côté dut porter au plus haut degré d’audace l’énergie de toutes les grandes passions, de l’autre concentrer de la manière la plus inouie toutes les forces et toutes les ressources dans les mains du gouvernement.

A. Ce sont deux résultats prodigieux de la révolution, et qui semblent en effet incontestables. Mais pensez-vous qu’ils fussent bien précisément dans l’idée de ceux qui l’ont entreprise ?

B. J’en doute. Les hommes se bercent de beaux projets, et font presque toujours ou beaucoup pis ou beaucoup mieux qu’ils ne voulaient faire. La nature et le sort, qui se jouent également de leurs grands et de leurs petits desseins, savent très-bien les faire servir tous à leur but.

A. Au perfectionnement de l’espèce humaine, au progrès des lumières, de la liberté, n’est-ce pas ?

B. Oui, pourvu que vous donniez au développement de ces progrès une latitude de temps et de moyen suffisante.

A. Tous nos institues nationaux, y compris celui qu’on vient d’établir au Caire, avec plus de facilité même qu’on n’a pu le faire encore à Paris, ne doivent-ils pas porter incessamment par-tout le flambeau de la plus pure philosophie ?

B. Le ciel me préserve de troubler de si belles espérances ! Cependant vous persuaderez avec peine à de certains esprits que des générations entières dévouées depuis l’âge de dix-huit à vingt-cinq ans aux fatigues et aux jouissances de la guerre, soient fort heureusement disposées à faire courir les lettres et les arts.

A. Mais quand la paix sera faite, ou la révolution finie....

B. Vous espérez donc qu’elle finira..... Eh ! bien, alors, le ciel sait ce que nous deviendrons. En attendant, lorsque je réfléchis sur les vingt dernières années qui précédèrent la révolution, ce n’est pas, je vous l’avoue, de lumières, d’arts, de connaissances, de culture, de philosophie dans votre sens, ni de liberté dans le mien, que paraissait manquer le midi de l’Europe.

A. Et que lui manquait-il donc pour y rendre une grande révolution tout-à-fait indispensable, comme vous en êtes convenu quelquefois vous-même ?

B. Je vais bien scandaliser votre philanthropie : peut-être plus d’ignorance, plus de misère, plus de rudesse et plus de férocité ; des habitudes du moins plus propres à combattre cette mollesse extrême de mœurs qui suivit toujours le haut degré de culture auquel on était parvenu ; des maximes de gouvernement plus énergiques, capables de réprimer enfin tous les abus d’une trop grande liberté de penser, d’agir et d’écrire, favorisée par l’ascendant même de l’opinion publique, par celui de la richesse, par un excès de civilisation, et par les progrès menaçans d’une philosophie assez audacieuse pour secouer sans retenue le joug de tout principe de morale et de religion.

A. Mais a-t-on jamais parlé plus fortement des droits imprescriptibles de l’homme, de la souveraineté du peuple, des avantages de la démocratie, des bienfaits inappréciables de la liberté la plus illimitée ?

B. Tout cela était fort bien dit, mais tout cela n’était que l’échafaudage dont on avait besoin pour établir le plus fort de tous les gouvernemens, un gouvernement représentatif d’un genre tout neuf, aboutissant par la nature même des choses, à une espèce d’oligarchie militaire, un peu mobile a la vérité, mais d’un ressort prodigieux et d’une puissance qu’aucun autre gouvernement ne sut jamais atteindre.

A. Et croyez-vous la puissance de ce nouveau gouvernement aussi durable qu’elle est imposante ?

B. C’est ce que vous me dispenserez au moins de décider encore aujourd’hui. Mais il n’en fut sûrement jamais de mieux imaginé pour tuer l’esprit démocratique.

A. Et quel esprit démocratique ?

B. En France, l’esprit démocratique des parlemens et du clergé ; dans la Belgique, l’esprit démocratique des états et des communautés religieuses ; en Hollande, l’esprit démocratique des villes, de leurs magistratures et des différens ordres ; dans les républiques d’Italie et dans celle de Suisse, l’esprit démocratique des nouveaux nobles et celui d’anciennes corporations, des antiques privilèges de plusieurs villes municipales et d’un grand nombre de communes, etc. L’édifice caduc de nos vieilles constitutions ne pouvait plus guère résister aux entreprises de cet esprit opiniâtre, inquiet et turbulent, vu les ravages sans nombre auxquels l’avaient exposé, depuis plus d’un siècle, et l’aveugle faiblesse et l’aveugle violence de nos anciens gouvernans.

A. Vous prenez donc cette souveraineté du peuple, cette puissance de la démocratie, ces trophées de la liberté ?....

B. Faut-il vous le dire ? Pour autant de monstres que la grande République a su combattre avec les seules armes qui pouvaient les dompter, et dont elle porte aujourd’hui la dépouille sur son bouclier, comme Minerve porte sur le sien la peau du monstre qu’elle combattit par l’ordre de Jupiter son père ; le nom du monstre, Égide, par une application mystérieuse, et d’un sens profond, devint depuis celui de ce fameux bouclier....

A. Ah ! nous voilà dans la fable !

B. Et si la fable était moins fable que notre histoire !…


Z. Avril 1799.