Entretiens philosophiques et politiques/Entretien sur l’abus et les dangers de la science


SECOND ENTRETIEN.


Sur l’Abus et les Dangers de la Science.




A. Si vous aviez été dans ce beau jardin où furent placés d’abord nos premiers parens, vous n’auriez pas été tenté de manger du fruit défendu.

B. Ou si je l’avais été, comme eux, je n’aurais pas tardé sans doute à m’en repentir.

A. La condition de l’homme est bien digne de pitié, si ce n’est qu’à son ignorance qu’il doit le peu de bonheur dont il est susceptible.

B. Vous saisissez mal, je crois, le véritable sens d’un des plus ingénieux apologues de toute l’antiquité. Pour ne point prétendre à la science, il est une foule de choses qu’on est très-heureux de ne pas ignorer, et qu’on sait peut-être mieux, d’une manière plus propre à notre usage, lorsqu’on n’a ni l’orgueil ni l’ambition d’en posséder la science.

A. Vous prétendez donc que les hommes ignorent tout ce qu’ils veulent savoir, et ne savent bien que ce qu’ils consentent d’ignorer.

B. À-peu-près. Avant d’avoir mangé du fruit de l’arbre de science, Adam ne savait-il pas tout ce qu’il lui importait de savoir pour vivre heureux ? ne cultivait-il pas son jardin ? n’en distinguait-il pas toutes les productions ? À la justesse, à la convenance des noms qu’il sut donner à tous les animaux qui peuplaient son beau parc, ne devait-il pas savoir presque autant d’histoire naturelle qu’Aristote et Buffon ? Ne soutenait-il pas encore très-bien la conversation, non-seulement avec sa douce compagne, notre bonne mère Ève, mais encore avec tous les Anges qui venaient l’honorer de leurs célestes entretiens ?

A. Vous parodiez vous-même ce que vous voulez que j’admire.

B. Nullement. Ce que l’arbitre éternel de nos destinées defendit à nos premiers parens, ce qui devait nuire à jamais à toute leur postérité c’est la science qui ne sert qu’à flatter notre orgueil, notre ambition, notre vaine curiosité. Celle qui contribue réellement a la conservation, au bonheur, au charme de notre existence actuelle ne nous fut jamais interdite. L’emblême de la première est l’arbre de la science du bien et du mal ; l’emblême de l’autre est l’arbre de vie. C’est du fruit de ce dernier qu’il faut se contenter, si nous ne voulons pas risquer de détruire nous-mêmes tout notre repos, toute notre félicité.

A. Et, sans emblême, qu’entendez-vous par la science qui ne sert qu’à flatter notre orgueil, notre vaine curiosité ?

B. Oh ! la science par excellence ; la métaphysique, toutes ces théories sublimes qui ne sont que le résultat pur du raisonnement.

A. Ce n’est donc pas pour en faire usage que la nature nous a doués de raison ?

B. Quelque ressemblance qu’il y ait entre les mots, raisonner, et faire usage de sa raison sont deux choses fort différentes. Vous n’avez pas oublié ce que dit le bonhomme Chrisale dans Les Femmes Savantes :


Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.


Raisonner faux, raisonner à perte de vue, c’est toujours raisonner, et ce n’est assurément pas faire usage de sa raison.

A. Mais raisonner conséquemment ?

B. Où cela vous mène-t-il ? Consultez nos plus habiles raisonneurs, Kant, Hume, Leibnitz ; à savoir que vous ne savez rien, à douter de tout, de l’existence de Dieu, de l’existence du monde, et même de la vôtre.

A. Vous voulez dire à reconnaître le vice et l’incertitude des méthodes employées jusqu’à présent pour démontrer les vérités les plus simples.

B. Et les méthodes nouvelles substituées aux anciennes, sont-elles plus évidentes.

A. Je le pense.

B. Je vous en félicite. Car, en ce cas, vous risquez d’être beaucoup plus avancé que vos maîtres.

A. Vous pensez sérieusement que ces grands hommes n’ont voulu que se jouer du genre humain !

B. Je pense qu’il est beaucoup de choses qu’il nous convient de croire, très-peu, infiniment peu, que nous soyons à portée de savoir, encore beaucoup moins que nous puissions démontrer de manière à ne pas faire sourire de pitié tout métaphysicien de bonne foi.

A. Et vous prétendez avoir lu Kant !

B. Il m’en a coûté trop de peine pour ne pas me permettre de m’en vanter.

A. Eh ! bien !

B. Eh ! bien, après avoir surmonté les difficultés fastueuses de son étrange terminologie, après avoir pénétré laborieusement les ténèbres épaisses de cette nouvelle scolastique, j’ai reconnu qu’il avait employé la méthode la plus profonde et la plus subtile pour nous enseigner tout ce que Locke et Condillac avaient déjà dit plus clairement que lui, quoique peut-être avec une précision moins scrupuleuse.

A. Et voilà tout ?

B. Non ; il me semble encore que personne avant lui ne sut établir avec une exactitude de raisonnement plus rigoureuse, mais aussi plus fatigante et plus difficile à suivre, cette ancienne théorie de scepticisme que Hume nous avait présentée sous les formes tout à-la-fois les plus sensibles et les plus ingénieuses.

A. À votre compte, le premier des philosophes n’a donc d’autre mérite que celui de s’être servie de la même méthode avec laquelle autrefois on expliquait tout, pour nous apprendre enfin que le nec plus ultrà de la véritable philosophie, c’est de n’expliquer rien.

B. Et c’est sous ce rapport, sous ce seul rapport que je l’admire. Il ne fait faire à notre pensée un chemin énorme que pour la ramener modestement au même point d’où elle était partie.

A. C’est-à-dire ?…

B. À quelques sensations, à quelques résultats d’expérience et de sentiment, à quelques notions positives très-vulgaires, qu’il faut admettre sans preuve, et qui sont cependant l’unique base sur laquelle on puisse bâtir un système, asseoir un plan de conduite plus ou moins lié, plus ou moins conséquent. Il en est, croyez-moi, de ces sensations simples, de ces résultats d’une application commune comme des bonnes gens dans la société : on y revient toujours. Et plus on voit de près tous ces raisonnemens subtils, tous ces gens d’esprit si brillans, plus on éprouve le besoin de revenir aux bonnes gens, à leur instinct, à leurs vieilles maximes.

A. Mais si l’on revient avec une confiance plus sûre, plus éclairée, le voyage qu’on a fait faire à notre pensée n’est donc pas perdu ?

B. Non, pourvu qu’on arrive et qu’on n’arrive pas trop tard. Mais beaucoup d’esprits s’amusent en route, se croyent au terme du voyage lorsqu’ils n’y sont pas, et n’arrivent jamais.

A. Ah ! c’est leur faute.

B. Mais elle a de grands inconvéniens. Lorsqu’on est au point de voir que toutes nos méthodes de raisonner sont extrêmement défectueuses, qu’il n’est rien, pour ainsi dire, qui puisse se démontrer à la rigueur, notre âme est bien près de tomber dans une des maladies les plus funestes dont elle puisse être atteinte.

A. Et cette maladie ?

B. C’est l’incertitude. Quand tout nous paraît incertain, nous ne tardons pas à penser que tout est indifférent. Cette manière d’être est absolument contraire aux principes de notre nature. L’âme n’en conserve pas moins une pente irrésistible à se laisser déterminer par une force quelconque. Si ce n’est plus celle d’un instinct naturel, d’une loi tutélaire, d’une ancienne habitude, ce sera celle de tous les intérêts, de toutes les affections du moment ; ses sentimens seront aussi variables que ses idées ; au lieu d’énergie, ils n’auront qu’une effervescence passagère ; elle n’existera plus que dans une agitation frivole ou pénible.

A. Aimeriez-vous mieux la voir soumise à des préjugés tyranniques ou superstitieux ?

B. L’alternative est dure. Mais aux incertitudes les plus philosophiques, je préférerais du moins quelques notions positives, toutes simples, toutes grossières qu’elles pourraient vous sembler, pourvu que leur influence fût bienfaisante et leur empire solidement établi. J’aime mieux des préjugés qui gouvernent que des principes qui ravagent ; si vous me fâchez, je vous dirai même que j’aime encore mieux des erreurs qui maintiennent la société dans un état d’ordre et de repos, que des vérités qui la troublent et la bouleversent.

A. Mais s’il est des vérités aussi propres à maintenir l’ordre et la tranquillité que les mensonges les plus révérés ?

B. Il faudrait être insensé pour ne pas leur accorder la préférence. Cependant ne nous dissimulons point la difficulté d’élever dans ce monde certaines vérités au degré d’influence qu’ont obtenu certains préjugés. Rendons-nous justice à nous-mêmes : l’homme n’agit guère d’après ce qu’il sait, mais d’après ce qu’il croit. Comme il est de son essence de ne savoir presque rien que faiblement, il ne tient sa force, sa chaleur, son action que de la confiance aveugle qui le subjugue. La raison le laisse en suspens : c’est la foi, oui, la foi, quelque profane ou quelque religieux qu’en soit l’objet, qui le passionne et le rend capable d’agir avec énergie, avec succès.

A. Et de nouveaux préjugés, une foi nouvelle, puisqu’il vous plaît d’employer ce mot, ne pourraient-ils pas, comme de nouvelles passions, servir très-heureusement à ranimer la mollesse et la langueur de notre pauvre espèce humaine ?

B. Peut-être. Mais n’oublions pas l’extrême danger et les longues calamités qu’entraîne presque toujours l’abolition d’anciennes maximes et l’établissement inconsidéré de nouvelles. Il n’est ici question que de repos et de bonheur, il importe donc beaucoup moins d’examiner la nature de certaines idées en elles-mêmes que l’étendue de leur pouvoir ou l’utilité de leur influence. Il est des contempteurs de ces vieilles idées, vraies ou fausses, mais douces et consolantes, à qui l’on seroit tenté d’adresser l’apostrophe du Virgile français :

Par ces dômes touffus qui couvraient vos ayeux,
Profanes ! respectez ces troncs religieux ;
Et quand l’âge leur laisse une tige robuste
Gardez-vous d’attenter à leur vieillesse auguste.

A. Et si ces idées jadis si vénérables ne l’étaient plus, si leur auguste pouvoir était entièrement usé ?

B. Dans ce cas, quelque effrayante que soit la crise d’un pareil changement, il faudroit bien la subir. Mais je n’en aurais pas moins de pitié des générations dévouées ce terrible sacrifice.

A. N’avez-vous donc pas appris de Kant, que pour arriver à la perfection, l’espèce humaine doit passer indispensablement du pire au mieux.

B. Il est permis alors, je l’avoue, de croire qu’elle est en fort bon chemin.