Entre deux rives/Correspondance

Imprimerie de l'Action sociale (p. 10-33).

Québec, septembre 1917.
À Monsieur Raymond D.

Votre lettre au Rédacteur du Soleil vient de m’être remise, et je vous assure que votre demande me plaît beaucoup… Je désirais un filleul de guerre, vous cherchiez une marraine, et la Providence, mystérieuse en ses desseins, s’est chargée de nous guider l’un vers l’autre… Toutefois je dois vous avouer que je n’ai plus l’âge que vous souhaitez à votre marraine ; pour vous faire oublier ce petit malheur, je m’efforcerai de rajeunir la presque vieille plume qui se propose de combattre le cafard déprimant qui pourrait s’emparer de votre cœur par certains jours de solitude et de ciel gris. Je veux mettre un peu de soleil et de rayonnante gaiété dans votre vie afin de ranimer votre courage, et si j’atteins ce but je serai heureuse, très heureuse que ma sympathie ait pu soutenir votre vaillance.

Je vous déclare en toute franchise que mon admiration est acquise depuis longtemps aux braves soldats de la Belgique qui surent former de leurs poitrines un rempart que les Allemands n’ont pu qu’entamer, et dont le geste fier et noble a permis à la France de se ressaisir et d’organiser sa défense. Je suis donc enchantée de correspondre avec un de ces vaillants, et je n’ai pas besoin de vous inviter à m’écrire aussi souvent qu’il vous sera permis de le faire. Nous parlerons d’un peu de tout dans nos lettres, de votre vie, de la mienne, de la Guerre et de la Paix victorieuse qui semble se dessiner à l’horizon, car chaque flot qui déferle sur vos rives vous apporte l’appui et l’encouragement du Nouveau-Monde.

Croyant vous intéresser, je vous inclus quelques vues de « chez-nous », de ce pays que vous ne connaissez pas : Lévis d’abord, qui se détache dans un encadrement de feuilles d’automne, puis le rocher de Québec, couronné de sa citadelle imposante, de ses canons endormis, et ceint de son admirable terrasse Dufferin qui longe et contourne le superbe Château Frontenac, enfin l’Île d’Orléans, avec ses coteaux verdoyants, dont les bords paisibles se laissent mollement caresser par les eaux lentes et profondes du Saint-Laurent.

Mais je m’arrête en cette description imparfaite, et je vous passe la plume, en signant

Cousine Louise.

Front Belge, octobre 1917.


À cousine LOUISE,

J’attrape au vol la plume que vous m’offrez, et je commence ma lettre par les mots qui terminent la vôtre… Cousine Louise, je suis mauvais prosateur, vous savez ! et il est probable que j’exprimerai fort mal ce que je ressens… Aussi vous serez indulgente à l’égard du pauvre soldat qui s’efforcera de vous dire le plus simplement du monde ses pensées et ses sentiments.

Je vous remercie sincèrement de l’accueil fraternel que vous m’avez fait. J’aurai désormais en vous une confidente, et je sens déjà votre douce main d’infirmière panser de loin mon cœur qui souffre de savoir que les êtres qui lui sont les plus chers sont demeurés en pays envahi, soumis à la domination des hordes teutonnes.

Vous semblez cependant me plaisanter un peu au sujet de l’âge mentionné par moi dans ma demande d’une marraine ; mais je dois vous dire que, si j’ai manqué aux règles de la courtoisie en agissant ainsi, je n’ai maintenant nul besoin de connaître cet âge de ma cousine d’adoption : son style est jeune, alerte et gai, son cœur parle par sa plume, et cela me suffit !… Nous nous entendrons fort bien, n’est-ce pas ?

Je ne suis pas au front en ce moment ; je donne l’instruction militaire aux jeunes recrues, à ceux qui ont réussi à « passer le fil » pour venir défendre le cher morceau de patrie inviolé. Mais vous, n’allez pas croire que je suis un vieux « rat de caserne », car je compte bien être à nouveau dans les Flandres lorsque cette lettre vous arrivera.

J’ai quitté ma famille le dix-huit août 1914 et les nouvelles depuis ce temps sont plutôt rares : tous les six mois je reçois une petite carte des miens me donnant des détails de leur santé, et c’est tout… Toutefois je demeure philosophe, ce qui me permet de conserver un bon moral et une bonne santé. Néanmoins, de voir beaucoup de mes frères d’armes choyés par des marraines, l’idée m’est venue d’en avoir une, et je suis heureux que vous m’ayez accepté pour filleul. Ce geste de votre part me vaudra beaucoup.

C’est fort gentil à vous de me faire connaître votre ville si française dont j’admire sur cette carte le site pittoresque et grandiose à la fois. Votre terrasse Dufferin est certainement la reine des promenades, et qu’il doit faire bon s’y promener par des soirs pleins d’étoiles, lorsque la lune promène sur toutes choses sa lumière pâle… Deux dilettantes sous un clair de lune ont-ils jamais fait mauvais ménage, dites donc ?… Je souhaite de voir un jour de près ces endroits charmeurs !…

Il me serait agréable de vous donner des vues de ma ville natale, mais dans nos Flandres il n’y a plus que des ruines actuellement.

Par le prochain courrier, je vous enverrai une petite photographie prise à notre camp, et je vous laisserai chercher votre filleul dans ce groupe… Me devinerez-vous ?

J’espère vous lire bientôt, chère et bonne «  Française-canadienne ».


Raymond D.




Octobre 1917.


Louise à Raymond


J’ai lu et relu votre missive charmante qui laisse deviner l’âme exquise de mon filleul, une âme aux sentiments délicats ; il me semble que cette bonne littérature doit vous dispenser de tout acte d’humilité à cet égard.

Oh ! ne me remerciez pas de vous écrire, car je n’ai aucun mérite à ce faire. Mon rôle est bien petit, bien humble, comparé aux gestes sublimes de ceux qui défendent là-bas leur patrie ; mais oui, je serai votre cousine, je tâcherai de vous consoler, de vous amuser un peu et de remplacer, en autant qu’il sera possible, vos chers exilés, en vous accordant toute ma fraternelle affection.

Non, je ne vous crois pas un vieux « rat de caserne », mais un homme jeune encore dont la valeur se manifeste en ce moment, et dont l’esprit sait admirablement bien piquer la curiosité féminine en parlant de cet envoi d’une photographie… Certes, je vous chercherai en ce groupe, et la figure la plus espiègle sera la vôtre, ou je me tromperai grandement !

Votre appellation de « Française-canadienne » est flatteuse, mais juste cependant et tout à l’honneur de notre langue qui s’est conservée intacte depuis l’arrivée au pays des braves Normands de 1658. Même après la conquête, sous les plis du drapeau britannique, les soixante et dix mille colons délaissés de 1759 sont restés fidèles à la pensée française, en gardant pieusement leur religion et leur langue, désireux qu’ils étaient de survivre, et c’est bien cette survivance de la race que Maurice Barrès a justement appelé « le miracle canadien ».

Je vous adresse des cartes : les plaines d’Abraham où s’est déroulée une page héroïque de notre histoire, les principaux monuments de notre ville, et la Basilique de Québec où chaque dimanche je ne manque pas de prier pour vous afin que le Dieu des Armées vous sauve des balles et vous réunisse bientôt à votre famille.

Je vous expédie aussi une paire de chaussettes de bonne laine blanche, filée au vieux rouet et tricottée pour vous aux moments perdus… J’espère bien que votre fierté ne sera pas blessée ?…

Revenez faire la causette au coin du feu, où vous attend avec impatience la « vieille cousine ».




Décembre 1917.


Raymond à Louise


Revenez, dites-vous !… Certes ! oui, je reviens de suite accuser réception de votre intéressante lettre arrivée hier. Je vous dis en plus un cordial merci pour les cartes et descriptions de votre pays dont les éloquentes beautés de paysage parlent hautement à l’âme… Cependant je dois vous avouer que j’ignore complètement le point d’histoire des Plaines d’Abraham et qu’un mot d’explication à ce sujet me ferait plaisir.

Je vais à mon tour, et dans le mesure du possible, vous faire connaître quelques coins de notre pauvre petite Belgique. Je débute par une vignette de l’Hôtel de Ville, l’une des plus jolies places de Bruxelles, ma ville natale. L’autre vous laisse voir les photographies de notre grand Cardinal Mercier et de notre vaillant Roi-Soldat à la tête de sa petite armée sur les bords de l’Yser. Vous avez là une idée du beau et noble rôle que ces deux personnages ont rempli et qu’ils jouent encore en attendant que la Postérité les élève au rang des héros les plus dignes de l’admiration universelle.

Oh ! je constate bien chez vous un fort attachement à la patrie de vos pères ; dans chacune de vos lignes je retrouve la générosité française de la femme qui donne de son cœur à ceux qui sacrifient leur vie à la plus sainte des causes. J’aime aussi la verve taquine et amusante de ma « soi disant » vieille cousine. Votre style amical atteint son but en m’apportant une note de gaieté au milieu de la vie triste et rude qui ne me semble pas approcher de sa fin…

Je reste très touché de votre attention à mon égard lorsque vous pensez à moi dans vos prières, et je suis sûr que votre demande sera exaucée du Très-Haut.

Je voudrais vous en conter plus long, mais le devoir m’appelle… Toujours heureux de recevoir une pensée de Québec, je vous quitte en vous adressant cette petite branche de gui, cueillie pour vous aux environs d’Yprès… Puisse-t-elle vous apporter, avec l’an nouveau, tout le bonheur que vous souhaite votre filleul !




Décembre 1917


Louise à Raymond


Éloquente dans son silence, cette petite branche de gui qui devra me porter bonheur !… En retour, du plus profond de mon âme, je souhaite que l’an neuf vous rende à votre famille et donne aux Alliés la Victoire et la Paix !

J’ai fort apprécié la photographie prise sur les bords de l’Yser et je la conserverai parmi mes plus chers souvenirs. De même que la Marne a sauvé la France, je crois qu’il n’est pas téméraire de dire que l’Yser a sauvé l’Angleterre.

Je vous donne avec plaisir le renseignement demandé à propos des plaines d’Abraham. Ce plateau historique fût la propriété d’un Français du nom d’Abraham Martin, d’où ce nom d’Abraham qui lui est resté. Ces plaines demeurent célèbres par la bataille décisive qui y fut livrée le 13 septembre 1759 entre les Français et les Anglais. Les milices canadiennes luttèrent là, un contre dix, et Montcalm, général français, y fût mortellement blessé, alors que Wolfe, général anglais, trouva la mort au milieu de son triomphe qu’il ne dût qu’à la trahison de Vergor. À partir de cette date le Canada fût perdu pour la France.

Afin de mieux vous faire connaître notre ville historique et ses alentours, je vous envoie un livret contenant bon nombre de vues intéressantes. Aimez-vous la chûte Montmorency d’où s’écroule en gerbes neigeuses une des plus belles cataractes d’Amérique ? La hauteur en est de 240 pieds et le bruit s’en perçoit à plusieurs milles… À quelques arpents, en amont, vous voyez les Marches Naturelles, endroit attrayant par son aspect étrange et sa sauvage beauté, et qui consiste dans une succession de rochers superposés avec une régularité presque parfaite… Oh ! que d’élégantes promenades de touristes, que d’agréables parties de plaisir ont fait résonner les échos de ces bois de sapins qui bordent la Montmorency, aux jours d’avant-guerre !… Ces ombrages verront-ils encore passer des couples jeunes et gais lorsque la Paix sera faite ?… Nous le souhaitons !

Je mets fin à ce babillage, vous priant d’accepter en souvenir cette plume-réservoir qui pourra vous être utile si l’encre vient à manquer au « patelin »…

Et que Dieu vous conserve !




Janvier 1918.


Raymond à Louise


C’est fort gentil de vous être souvenue de moi à l’occasion de la nouvelle année ; mais vous mériteriez d’être grondée de m’avoir ainsi comblé d’attentions…

J’ai reçu en bon état votre plume automatique, ce dont je vous remercie cordialement. Je garderai précieusement ce souvenir pratique et délicat de la meilleure des marraines de guerre… Je me demande s’il me sera possible, un jour, de payer la dette de reconnaissance que j’aurai contractée envers vous… Oh ! comme vous remplacez bien la petite sœur qui est demeurée là-bas !

Ma santé est toujours bonne, et depuis que vous m’écrivez sur un ton si familial et si doux, le vilain cafard n’a plus de prise sur moi. Vous êtes la petite lueur bienfaisante de ma vie !

Des ennuis, oh ! Dieu, si j’en ai !… Mais il m’est chaque jour donné d’en voir de plus malheureux que moi, et je n’envie pas le sort des plus fortunés. Faute de mieux, je ne me plains pas de ma condition présente !

N’allez pas me croire désappointé parce que vous vous faites passer pour la si « vieille » marraine qui m’a tenu sur les fonds baptismaux !… Oh ! mais, pas le moins du monde ! Et je vais moi-même vous confier un secret, qui vous fera rire peut-être : je suis un « vieux garçon », un vieux célibataire, tout simplement… En êtes-vous déçue ?… Répondez franchement !

Vous constatez que je commence à me découvrir un peu, à vous faire mon portrait… Je n’ai peut-être pas les couleurs qu’il faut ; mais vous devez songer que nous sommes aux jours de guerre, hélas !… La Paix seule pourra me redonner mes « teintes » réalistes, et Dieu sait, quand elle nous sera accordée cette Paix que nous désirons tous !

J’ai pu me procurer enfin quelques cartes illustrées : Anvers, notre métropole est assurément un des plus beaux ports de toute l’Europe comme aussi l’un des plus importants, au point de vue commercial, de la Belgique. Vient ensuite Louvain, remarquable par son Université de premier ordre et sa belle Kermesse flamande annuelle. Cette ville martyre a été brûlée avec toutes ses richesses lors du passage des hordes allemandes au début de la guerre.

Bruges est peut-être la plus calme de nos villes des Flandres.

L’hiver n’est pas trop rude cette année, les beaux jours s’annoncent déjà, et les souffrances physiques et morales nous semblent toujours plus légères sous un rayon de soleil printanier…

Je vous quitte, avec l’espoir de vous lire sous peu.



Février 1918.


Louise à Raymond


En vous lisant, mon cher cousin, je saisis bien la véritable signification du mot courage !… La conduite de tous ces braves, qui sont vos compagnons, est une perpétuelle leçon de patriotisme et d’honneur, et les vieux grognards de Napoléon vous salueraient en frères s’ils pouvaient aujourd’hui surgir de leurs tombeaux.

Oh ! voulez-vous bien ne pas me parler de reconnaissance pour ces petites gâteries qu’une marraine a le droit et le devoir de prodiguer à son filleul !… D’ailleurs le monde entier n’est-il pas largement endetté envers la Belgique et ses nobles enfants ?… Nous sommes vos débiteurs, croyez-moi !

Pourquoi aurais-je été déçue d’apprendre que vous êtes un célibataire, et un « vieux » encore ?… Mais vous n’êtes pas grognon ! l’humeur joviale habite en vous ! et s’il m’était permis de formuler ici un jugement téméraire, je déclarerais que vous avez dû passer une bonne partie de votre vie à raconter aux femmes d’aimables choses, à tenir des propos galants… Voilà !… Puis vous avez un cœur sensible et bon… Qu’importe alors le nombre des années, si l’âme reste jeune ?

Les cartes que je vous adresse aujourd’hui vous montrent sous divers aspects la vieille chapelle de Notre-Dame des Victoires, nom qui lui fut donné en reconnaissance d’une protection toute spéciale de la bonne Vierge lors des attaques dirigées contre Québec en 1690 et 1711 par les amiraux anglais Phipps et Walker.

Si l’Angleterre avait conquis le Canada à cette époque où nous étions si peu nombreux, qui sait ? si notre langue et notre foi auraient pu résister, et ne pas être submergées sous le flot envahisseur…

Cette pensée que j’évoque en passant me rappelle quelques vers de Charles Gill, un de nos poètes canadiens, que je veux vous citer :

« Fils d’Albion ! Dieu mit des obstacles sacrés
Devant nos cœurs français qui narguent les conquêtes.
Notre peuple, jamais vous ne l’engloutirez
Dans l’océan vorace où grondent vos tempêtes,
Vous n’étoufferez pas, sous un jargon jaloux,
La langue maternelle, élégante et sonore !
Vous n’éteindrez jamais l’astre de notre aurore :
La Canadienne aux beaux yeux doux !… »

Neuf heures sonnent, mon ami… Je vous souhaite le bonsoir !




Mars 1918.


Raymond à Louise


Cousine, je ne sais rien de vous depuis plusieurs jours… Me vole-t-on vos lettres ?

En espérant toujours la bonne missive qui ne vient pas, je vous adresse une vue du Palais des Princes Evêques, à Liège. Vous n’ignorez pas que Liège est la ville héroïque entre toutes, et c’est là que s’est produit le premier choc de la guerre mondiale. La petite armée belge y tint en respect des centaines de mille soldats boches, et plus de quarante mille allemands y laissèrent leur vie.

La vignette suivante vous donnera une bonne idée de Malines où demeure notre vénéré Cardinal Mercier, ce héros si grand et si humble dont l’histoire parlera longuement.

Mais j’entends prononcer mon nom… on distribue les colis… et vos bonnes chaussettes du pays m’arrivent enfin… Oh ! je les porterai avec plaisir, et je vous remercie pour ces mailles de chaude laine que vos fines mains ont entrelacées pour le cousin belge que vous gâtez comme un frère. Je ne pourrai jamais m’acquitter…

Dois-je vous parler des choses d’ici ?… Le coup que nous porte la Russie, par sa défection, est des plus tristes. Les allemands n’auront plus à combattre que sur un front, et nous devons nous attendre à une formidable offensive qui dépassera toutes celles faites jusqu’à ce jour. Le feu ne cessera pas, la bataille va se faire plus sauvage ; mais le moral des Alliés reste fort en dépit de la sombre perspective des luttes prochaines, et nous attendons de pied ferme les casques à pointe… Peut-être devrons-nous reculer de quelques kilomètres sous la poussée des lourds bataillons de la lourde Allemagne ; mais quant à les laisser passer, jamais !

L’Amérique continue de nous envoyer des renforts, et bientôt nous posséderons sur nos adversaires une supériorité numérique fort sensible tant en hommes qu’en munitions.

Croyez-vous toujours à la profonde reconnaissance de votre filleul qui vous envoie, en terminant, sa meilleure pensée ?… et qui attend avec impatience une bonne petite lettre qui tarde à venir…




Quelque part au front, le lendemain.


Hier soir enfin le vaguemestre m’a remis la missive tant désirée… Je viens aussi de recevoir les jolies cartes que vous m’avez adressées « deux jours plus tard »… Je vous remercie de me donner si gentiment un cours d’histoire du Canada tout en me faisant connaître l’âme canadienne, la vôtre, ma cousine, dans toute sa grâce et sa beauté.

Mais dites donc, c’est vrai ça, qu’il vous faut ajuster vos lunettes pour m’écrire de si jolies choses ? Lorsque je savoure vos pages, il me semble voir comme en un rêve le sourire qui doit se jouer sur vos lèvres pendant que votre plume trotte sur le papier… Chère « petite vieille » au cœur jeune et bien français, vous m’amusez énormément et j’apprécie à sa juste valeur la fraternelle sympathie que vous accordez à l’inconnu bruxellois de l’ancien monde.

Me permettez-vous de vous parler des miens, de ma famille, vu que les amis de nos amis sont toujours un peu nos amis ?… Oh ! quelques menus détails seulement pour vous faire connaître que mon père est mort il y a dix ans déjà, et que, jusqu’à la guerre présente, j’ai toujours vécu, heureux et content, entre les cajoleries d’une bonne petite sœur et la tendresse inépuisable d’une maman.

Je sens bien maintenant quelle profonde affection mon cœur a vouée à jamais à ces deux êtres chéris, et je ne crois pas vous ennuyer en vous parlant d’Elles, vu que vous vous êtes un peu engagée à les remplacer… jusqu’au jour de la Victoire… N’est-il pas vrai ?

Je vous inclus un numéro de la Libre Belgique qui s’imprime sous le nez des Boches… J’espère qu’il vous amusera… Savez-vous qu’en pays envahi les punitions les plus terribles menacent celui qui est trouvé porteur de cette feuille ?…

C’est la « Kulture » teutonne qui veut ça !

Au revoir, Marraine.




Mars 1918


Louise à Raymond


Je reçois vos deux lettres ainsi que les cartes illustrées… J’aimerais fort pouvoir visiter un jour les villes de Belgique qui renferment des merveilles d’art et d’architecture que nous ne trouvons pas en notre jeune pays… J’ai surtout admiré le palais de votre éminent archevêque de Malines, le Cardinal Mercier.

Ce nom me fait évoquer celui d’un grand canadien dont le souvenir nous est cher : feu l’honorable Honoré Mercier, dont les ancêtres vinrent de Tourouvre (France), s’établir en Canada, et qui fut à une certaine époque le meilleur de nos hommes d’État.

Ah ! ah ! vous me trouvez taquine, Monsieur !… Je vous dirai que c’est mon moindre défaut, une façon à moi d’arriver à un but que je ne vous cacherai pas : celui de bien connaître mon cousin de guerre et de le forcer peu à peu à se montrer sous son vrai jour… Allez dire maintenant qu’une femme ne sait pas toujours obtenir ce qu’elle désire savoir !

Et puis j’ai reçu la photographie dont vous avez parlé il y a des mois déjà… Elle est tombée tantôt des feuillets que je dépliais, et je cherche maintenant la figure de mon filleul inconnu. Mais là, à droite, ce grand garçon qui regarde en souriant, avec un petit air moqueur au fond des yeux ?… Ça ne peut être que vous, et veuillez ne pas tarder à m’apprendre que mes lunettes de « vieille » marraine n’ont pas trompé mes yeux et mon cœur…

Un courrier va bientôt partir pour l’Europe et j’achève ma lettre en vous incluant quelques cartes montrant le vieux Séminaire de Québec, le couvent des Ursulines, des Hospitalières et autres édifices de notre ville.

Bon courage, mon brave ami !




Mars 1918.


Raymond à Louise


Chère cousine, j’ai deux heures de liberté et je vous en consacre les premières minutes…

Puisque les vues que je vous adresse continuent de vous intéresser, je vous en envoie deux de la ville de Gand, vieille cité des Flandres, renommée pour ses filatures et surtout pour son horticulture. Elle est le jardin de la Belgique ! Une exposition internationale y fût tenue en 1912 et les Boches n’ont pas manqué de l’exploiter sournoisement en vue de leur occupation future… Deux ans plus tard, en 1914, ils y firent, hélas ! leur entrée !

Autrefois Gand expédiait de par le monde entier ses plus belles plantes ; mais il faudra des années et des années avant que cette « industrie » florissante retrouve son activité et son importance de jadis. Les vandales d’aujourd’hui saccagent tout ce qu’il y a de plus beau ou enlèvent les plantes les plus rares.

Vous faites acte d’humilité en parlant de votre pays si jeune qui ne renferme pas les merveilles artistiques qu’on peut admirer en nos villes ; mais laissez moi flatter délicatement votre fierté de Canadienne en vous disant que vous vivez dans une contrée charmante et poétique, attrayante au plus haut degré, et dont les beautés naturelles valent bien les beautés artificielles de nos anciennes cités.

Je ne peux m’empêcher de sourire quand je songe à la petite photographie qui devait intriguer votre curiosité bien légitime… Vous avez deviné juste, et je vous félicite !… Vous ne m’en voulez pas de cette espièglerie que je me suis permise ?… Il faut bien badiner un peu pour rester jeune et ne pas vieillir doublement par ces jours de lutte et d’ennui !

La vie est rude et triste ici : l’offensive dont je vous ai parlé déjà est déclanchée. En ce moment même quelques avions ennemis nous survolent ; mais ne vous effrayez pas : nos canons leur font si bon accueil qu’il vous faut vite vous rassurer… Le ciel est tout plein de petits nuages blancs, signes caractéristiques de l’explosion des shrapnells… La nuit, le champ de bataille en est tout éclairé, et cela donne lieu à d’émouvantes scènes !…

Je cesse mon bavardage, car la censure, cette maussade « Anastasie », pourrait bien se fâcher et couper de ses longs ciseaux quelques passages trop « réalistes ».

Toutefois, je vous inclus un article sur les combats de l’Yser. J’espère qu’on le laissera passer quoiqu’il soit intitulé : « On ne passe pas ! »

Au revoir, cousinette ! Votre babil m’intéressera toujours…