Enquête sur la monarchie/Discours préliminaire/III

Nouvelle librairie nationale (p. xvi-xix).

III COURBE ONDULÉE DE DÉMOCRATIE TEMPÉRÉE EN DÉMOCRATIE PURE : LA RÉPUBLIQUE ET LA DÉFENSE NATIONALE De notre point de vue de l’État français à sauver et à con- server, si nous voulons nous représenter exactement la poli- tique de la République française au dernier quart de siècle, il fautt diviser ce temps en deux zones qu’une harmonie secrète a rendue numériquement égales : l’une va de 1900 à 1912, l’autre paraît devoir s’arrêter autour de 1924. La seconde peut se définir un effort pour tenter de surmonter les catastrophes de la première, alors que la première s’était appliquée à rêver d’une démocratie parlementaire à peu près pure, à en tenter l’expérience et même à la réaliser aux dépens du pays. Notre démocratie n’avait pas été pure avant la fin du XIXe siècle. Jusqu’aux années 1897, 1898, 1899, 1900, les pro- grammes périlleux et coûteux que proposaient les partis popu- laires avaient été limités et bridés, en quelque mesure, par un facteur étranger à leur pensée, mais qui n était pas étran- ger à la France : ils trouvaient devant eux un certain esprit militaire que la nation maintenait par la fidélité de son cœur au grand désir d’aller reprendre l’Alsace et la Lorraine les armes à la main. Cet esprit militaire comportait des respects, des enseignements, des vertus que la démocratie exclut ou qu’elle dédaigne. La logique républicaine tendait à miner cet esprit. Peu à peu, la défaite du boulangisme, l’alliance russe, divers manèges d’entente franco-russo-allemande contre l’Angleterre, commencèrent par affaiblir graduellement soit l’idée, soit la volonté de la Revanche. Non contents d’y renoncer en fait, après l’affaire Dreyfus, les ministères Waldeck et Combes donnèrent des gages publics de l’abdication. Ils abandonnèrent et diminuèrent l’armée, la marine, la police d’État, l’État tout entier. L’idée nationale eut le même sort : ce qu’un petit nombre d’intellectuels, les Naquet, les Gourmont, les Gohier, les Péladan, les Hermant, les Descaves, avaient été seuls à sentir et à désirer depuis 1890, ce qui n’avait été longtemps qu’une conception théorique mal avouée, la volonté de sacrifier la patrie à l’humanité, se manifesta au grand jour ; supposant le problème de l’avenir résolu, sa solution fixée, la République française limita les calculs de la prévoyance politique aux conflits des partis qui l’agitaient ou qui l’assiégeaient, elle fit la guerre à ses ennemis de l’intérieur, en exila plusieurs, en ruina et en dépouilla d’autres, mais, pour ce qui était des rivaux ou concurrents du dehors, elle proclama qu’il ne devait plus y avoir de lutte contre eux, elle invita même son armée à n’y plus penser. Ni la menace de Guillaume II à Tanger en 1905, ni la révolution jeune-turque en 1908, ni l’incident de Casablanca, ni l’évidence accrue des préparatifs allemands ne troublèrent beaucoup cette inertie ni ce sommeil jusqu’à la fin de l’année 1911 : pour lui révéler ce péril, pour le rendre sensible au monde gouvernemental de la République, il fallut l’envoi du Panther dans les eaux marocaines, l’incident d’Agadir, la cession forcée d’une moitié du Congo à Guillaume II. La réaction qui se produisit à cette date a été appelée par nous, dès l’événement, l’expérience Poincaré. Sous le nom du Lorrain demeuré attentif aux conditions de la vie française, un méritoire effort militaire fut entrepris. On réintégra dans la politique du gouvernement ces préoccupations de défense nationale et de politique extérieure qui étaient devenus le monopole de l’opposition. Il faut le dire tout de suite, l’effort était débile faute d’être complet. Avant la deuxième année de cet effort, avant la fin de 1913, le parlementarisme anarchique reprenait le dessus, des élections antimilitaristes en résultaient et le bouillonnement révolutionnaire se prolongeait jusqu’au seuil de la grande guerre. C’est que la principale condition du salut public avait été négligée tout entière. Les hommes de 1912 ne s’étaient pas souciés de constituer le gouvernement d’une véritable souveraineté nationale : la souveraineté populaire demeurait exposée à recevoir, sous une forme ou une autre, un souverain du dehors.

La victoire nous préservera, temporairement et relativement, de ce malheur. À quel prix ! Après quel maux ! Pour combien de temps ? Nous aurons l’occasion de le considérer. La paix fut le règne des déceptions. La déception fut si rapide et si profonde que la nouvelle Chambre, assez modérée, n’élut pas à la présidence de la République le chef du gouvernement du traité de paix : si M. Clemenceau avait incarné la bravoure française, son entourage avait inquiété par un esprit de jactance, de légèreté et de convoitise. Ses successeurs cédèrent, autant et plus encore qu’il n’avait fait, à l’habitude de nous subordonner aux Anglais. La politique de MM. Briand et Berthelot confina à la trahison, tant à la conférence de Washington qu’aux négociations engagées pour le Rhin. Ce furent quatre années honteuses, coupées par la semaine de gloire de Varsovie. Le retour de M. Poincaré aux affaires évita une catastrophe. Cette seconde expérience Poincaré comportait le programme qui aurait dû être exécuté quatre années plus tôt, mais ce programme était vicié par l’esprit de sa politique intérieure qui ouvrait l’avenir à des républicains amis de l’ennemi, partisans de l’inaction à tout prix : le gouvernement en perdait tout aspect de solidité et de permanence. Ainsi devaient fuir, entre les doigts de M. Poincaré lui-même, les résultats du rétablissement de 1912 : l’effort sauveur ne payait pas ! Ainsi devait être dégoûté même de la victoire un grand peuple chez qui la sensibilité intellectuelle, raisonnable ou non, égale, à coup sûr, la vivacité des nerfs et la force du cœur.

Pour résumer la succession d’événements de l’ère nationaliste et poincarienne qui va de 1912 à 1924, il faut donc concevoir une courbe élevée des fonds « abjects » du Combisme et du Caillautisrae jusqu’à la réorganisation déterminée par la loi de trois ans, sous le ministère Barthou. Mais la courbe subit une dépression brusque, fin 1913 (ministère Doumergue-Caillaux) ; les élections d’avril suivant l’accentuent, étant faites contre la « folie des armements[1] » ; mais l’événement extérieur Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/25

  1. Voir notre livre Les chefs socialistes pendant la guerre (N. L . N .).