Enquête sur l’évolution littéraire/Les Parnassiens/M. François Coppée

Bibliothèque-Charpentier (p. 312-319).

M. FRANÇOIS COPPÉE


Très gaiement :

— Alors, c’est des symbolistes que vous voulez que nous parlions ? Allons pour les symbolistes ! Je ne sais pas si mon opinion est très intéressante… Ils me considèrent comme un vieux pompier, et ne s’empêchent pas de le dire dans leurs petites revues, que ma sœur lit, car moi je n’ai pas toujours le temps. Je trouve qu’ils ont raison, d’ailleurs. Il est bon que la jeunesse soit batailleuse et révolutionnaire. Mais il ne faut pas qu’elle soit seulement cela, pourtant ! Je les vois bien lancer des manifestes, brandir des plaquettes, mais c’est tout. Ils m’apparaissent comme une bande d’esthètes qui ont des théories à revendre, mais les poètes, où sont-ils ? Et leurs œuvres ! Leurs œuvres ! Je n’en vois pas. Je ne vois rien ! Vraiment rien !

Gravement :

— Qu’est-ce qu’on demande à un poète ? Qu’il se montre lui, nous dévoile son âme, qu’il nous fasse participer à ses visions personnelles de la vie et de la beauté, qu’il nous fasse frémir de ses frissons. Où est-il celui d’entre eux qui nous procure cette impression neuve que nous avons un peu le droit d’exiger qu’il nous donne ?

Très carré :

— Car, — cela je tiens à ce que vous le disiez bien, — on n’écrit pas pour soi tout seul ! Ils prétendent qu’ils se fichent des bourgeois, qu’ils écrivent pour l’art… (me menaçant le cou de son doigt tendu) :

Ils mentent par la gorge !

On écrit pour être lu, d’abord, pour laisser quelque chose à la postérité, ensuite ! ou alors on conserve ses manuscrits dans son tiroir. N’est-ce pas vrai ? Mais du moment où l’on fait gémir les presses, c’est qu’on veut des lecteurs. J’admets qu’ils n’en espèrent pas beaucoup, eux, mais ils comptent bien sur vingt, sur dix, sur un, enfin ! Eh mais ! il faut au moins se faire entendre de celui-là ! Et moi qui ne suis pas tout à fait fermé à ces choses, j’avoue que je ne les entends pas, mais là, pas du tout.

Simplement :

— Et je vous le dis simplement, sans la moindre aigreur, vous le sentez bien. Car j’aime la jeunesse, et j’estime que c’est toujours respectable et très noble la recherche d’une nouvelle expression d’art. Mais, sapristi ! tout de même, je veux comprendre ! Et quand je les lis, ils me font l’effet d’enfants qui essaieraient de parler, qui feraient péniblement des efforts, et qui n’y arriveraient pas… C’est comme le cochon de l’enseigne du charcutier : il ne leur manque que la parole ! Oui, je sais bien, ils parleront peut-être demain ! C’est possible, en effet. Et ce me serait une grande joie de voir sortir de tout ce chaos un poète qui parlerait vraiment, qui nous dirait quelque chose…

Il eut un long geste de résignation, et ajouta :

— Attendons !

Je demandai :

— À quelle influence attribuez-vous le mouvement symboliste ?

— Au dégoût général que tout le monde a de tout. Lamartine a dit : « La France s’ennuie. » Eh bien, à l’heure qu’il est, on peut dire : la littérature s’ennuie. Il n’y a plus que des dilettantes, voyez : cette vogue des exotismes, le succès de tout ce qui vient de l’étranger, le roman russe, le théâtre danois, cette curiosité banale qui s’éparpille sur des choses si contraires. On effleure tout, on ne va au fond de rien, et toutes les nouveautés un peu bizarres nous attirent… La critique subit l’influence de cet ennui universel, Anatole France fait une invraisemblable gageure, et il la gagne. Brunetière lui-même, Brunetière, ce préfet de police de la littérature ! il s’embarque aussi, donne son avis, compromet la Revue des Deux-Mondes ! Comment voulez-vous expliquer autrement des phénomènes pareils ?

— Le symbolisme vous paraît-il être une suite, une conséquence du Parnasse ?

— Peuh… Peut-être. Pas une suite naturelle, ni nécessaire, pourtant ! Mais ils se réclament de Mallarmé et de Verlaine, qui sont en effet de nos amis du Parnasse. Mallarmé a fait autrefois des vers très compréhensibles, de beaux vers ; mais je dois le dire, malgré toute l’estime que j’ai pour son esprit élevé, sa vie si pure, si belle, à présent je ne le comprends plus. Verlaine, lui, a écrit les Poèmes saturniens et les Fêtes galantes qui sont d’un poète parnassien ; depuis, malgré de belles choses, sa langue désarticulée et balbutiante, cette recherche pas naturelle de naïveté enfantine, donnent à sa littérature l’aspect d’un vieillard qui voudrait retrouver le parler de sa prime enfance…

Quant à leur technique du vers, Mendès vous a dit ce qu’il y avait à en dire, et ce n’est pas la peine d’y revenir. Mais on peut répéter tout de même, c’est si vrai ! que l’alexandrin permet de tout faire, de tout dire. Ils vous parlent de rythmes nouveaux ! Oui, je sais bien, Ronsard en a trouvé d’ingénieux, de bizarres, d’amusants, et il s’en est servi, comme les autres, quand il a voulu s’amuser. Mais, quand la passion vous enlève, comme on y revient bien vite, au bon alexandrin ou au vers de huit pieds, et à la bonne strophe carrée, et avec quelles délices on laisse couler son cœur dans ce vieux moule ! Hugo aussi s’est amusé à en trouver, des rythmes amusants. Parbleu ! quand on écrit Sarah la baigneuse on n’emploie pas le vers de la Tristesse d’Olympio ! Hugo…

Et M. Coppée rit de son rire sonore.

— Hugo, qu’ils estiment un « poète regrettable » ! C’est à mourir de rire, ma parole ! Hugo qui est l’honneur de la poésie tout entière, aussi grand qu’Homère et que Virgile, — plus grand que Virgile ! car il est plus varié, — Hugo qui restera comme la gloire du dix-neuvième siècle et de la France !

Ah ! ils sont bien rigolos !… Voulez-vous une cigarette ?

— Quels sont, alors, selon vous, ceux qui continuent la tradition poétique ?

— Leconte de Lisle vous a nommé Haraucourt et il a raison, Haraucourt fait de très jolis vers. Et puis, il y en a d’autres, sapristi ! Et Richepin, et Bouchor ! Et Bourget, car, lui aussi, a fait dans le temps des vers très distingués, et Gabriel Vicaire ! Il est personnel, celui-là, je suppose ; ses Émaux Bressans ne sont-ils pas un pur bijou ! et qui ne doit rien à personne. Et Fabié, qui a chanté son Rouergue d’assez jolie façon, je pense ! Il y en a d’autres encore parmi les jeunes, tenez, il n’y a qu’à chercher… Ajalbert, par exemple. Connaissez-vous ses Paysages ? C’est très bien, cela ! J’y mets peut-être un peu de complaisance, parce qu’il est plus près de mon cœur, car il m’a lu. Évidemment, cela se voit ; il fait plus réaliste, mais il m’a lu. Mais, enfin, c’est plein de talent quand même !

Ah ! je ne dis pas qu’il n’en sortira pas un de tous ces jeunes ! Je l’espère même beaucoup, je le répète. Mais il n’en vient pas trente-six tous les matins ; c’est rare, un vrai poète, vous savez ! Il ne suffit pas de prendre des inscriptions dans une école de brasserie… Faire des vers, parbleu, ce n’est pas difficile. Ils font un embarras sans pareil avec leur technique… Mais moi je me charge d’enseigner à faire des vers comme Brard et Saint-Omer apprenaient l’écriture, en vingt leçons ! (Je mettrais une enseigne, là : Poésie en vingt cachets !) Qu’on m’amène un jeune homme intelligent et tant soit peu lettré, oui, en quinze jours je lui apprends son métier. Ah ! bien sûr qu’il ne saura pas faire des vers variés, avec de la couleur, etc. Je ne lui donnerai pas du génie s’il n’en a pas. Mais il la saura, cette fameuse technique ; et s’il a quelque chose dans le ventre il apprendra le reste… en le faisant. Ils sont extraordinaires !

M. Coppée s’était tu.

— À présent, dis-je, du naturalisme ?

Aussitôt :

— Mais le naturalisme, je ne le vois pas, moi ! Je ne vois que Zola ! Goncourt, Zola, Daudet se sont rangés sous le drapeau de Flaubert — et ils ont bien fait parce que Flaubert est un admirable écrivain, — mais ça n’a été que pour faire colonne. Goncourt, un artiste en dehors de toute classification, Daudet avec son ironie vibrante et cette exquise délicatesse de nerfs, et Zola que j’ai soutenu à l’Académie, — et je ne le lâcherai certes pas, — Zola… c’est un rude bonhomme, allez ! Mais enfin, ils sont tous trois aussi dissemblables que possible !

— Et les psy…

— Ben oui, c’est comme les psychologues ! Où sont-ils ? J’en vois un, Bourget. Et je trouve qu’on a été très injuste pour lui dans toute cette enquête ; on l’a vraiment traité avec un peu trop de désinvolture ; le monsieur qui a fait les Études et les Portraits et les Essais

— On m’a surtout parlé du romancier, interrompis-je.

— Oui, eh bien, le monsieur qui a campé le baron Desforges et la femme de Mensonges vous savez !…

— Barrès…

— Barrès, c’est surtout… un mystificateur ! On ne comprenait pas grand’chose à ses premiers livres, les Barbares, l’Homme libre, mais dans son dernier, la Mâchoire de Bérénice, non, c’est d’Edgar Poë, comment donc ?… ah oui ! le Jardin de Bérénice, il y a de très jolies choses, curieuses. Dites-moi, comment expliquez-vous cela, vous ? Quand Charles Morice fait des vers, je ne les comprends pas ; quand il écrit la Littérature de tout à l’heure, il est d’une clarté admirable, et il y a, là-dedans, des pages sur Pascal et le dix-septième siècle, qui sont tout à fait de premier ordre. Eh bien ! c’est comme Barrès ; quand il fait des articles au Figaro, il est d’une clarté… éblouissante, presque banale ! Oui, c’est pour le bourgeois… je sais bien ! Mais, vous avez beau dire, devant des gens qui allument et qui éteignent leur lanterne avec tant de facilité, je me méfie, moi, je me méfie…