Enquête sur l’évolution littéraire/Les Parnassiens/M. Sully-Prudhomme

Bibliothèque-Charpentier (p. 319-323).


M. SULLY-PRUDHOMME


J’ai trouvé M. Sully-Prudhomme, l’auteur de Justice, des Vaines Tendresses et de tant d’autres œuvres poétiques qui l’ont mené à l’Académie française, très préoccupé de la question qui m’amenait près de lui : la signification et la portée du mouvement symboliste.

— Je prépare, en ce moment, m’a-t-il dit, une long-ue étude où je tâcherai d’analyser les états d’esprit de ces jeunes gens afin de les définir au point de vue poétique. Je ne suis pas encore fixé, j’en suis à la recherche des éléments de mon analyse, et, tenez, j’ai trouvé là-dedans, les Entretiens Politiques et Littéraires, une note importante pour mon étude : l’auteur d’un article confond, dans leur définition, la poésie et l’éloquence. Il se trompe, il erre regrettablement, et je crains fort qu’il n’en soit de même pour beaucoup de ces messieurs dans la plupart de leurs théories… Mais, je vous le répèle, je ne suis pas encore fixé, et je ne peux me prononcer à présent.

Ce que je puis vous dire, par exemple, après Leconte de Lisle, Mendès, de Hérédia et Coppée, qui vous ont tout dit, c’est que mon oreille n’est pas sensible du tout, du tout, au charme que les novateurs veulent introduire dans leur nouvelle forme de vers. Ils me disent que j’ai l’oreille vieillie, gâtée par la musique des vieux rythmes, c’est possible ! Depuis vingt-cinq ans, trente ans même, je me suis habitué à voir dans le Parnasse la consécration de la vieille versification : il m’a semblé que le Parnasse, en fait de législation poétique, avait apporté la loi, et il se peut très bien que je m’expose à être aussi injuste envers eux que les romantiques envers Lebrun-Pindare et Baour-Lormian ! Aussi, je cherche à m’instruire… Pour savoir si c’est moi qui ai tort, je m’applique à analyser les ressources d’expression dont dispose la versification française. Mais c’est très difficile ! Leurs œuvres ne m’y aident pas du tout. Généralement, n’est-ce pas, on apporte, avec une forme nouvelle, un sens nouveau ? Or, il arrive ceci : c’est que non seulement la musique de leurs vers m’échappe, mais le sens m’en demeure tout à fait obscur, également !

De sorte, ajouta M. Sully-Prudhomme, avec un vague sourire, que je me sens dans un état de prostration déplorable…

— Ce jugement, un peu général, s’applique-t-il, demandai-je, à tous indistinctement ?

— D’abord, je ne les connais pas tous ; ils m’ont quelquefois pris pour tête de Turc, et vous avez, d’ailleurs, enregistré leurs aménités à mon endroit. N’est-ce pas l’un d’eux, Charles Morice, qui m’a dit : Si vous étiez un poète ! et qui prend l’air de me breveter poète à l’usage des jeunes filles sentimentales ? Bast ! qu’est-ce que ça me fait ! Il oublie que j’ai écrit Justice et traduit Lucrèce. Mais ça n’a pas d’importance. Dans son livre, La Littérature de tout à l’heure, il y a des choses très bien, d’ailleurs. Mais quel cas voulez-vous que je fasse d’opinions si peu renseignées ?

J’en vois quelques autres ici : Henri de Régnier, par exemple, avec qui je parle souvent de tout cela. C’est celui qui, dans ses vers, chaque fois qu’il condescend à me faire participer à sa pensée, me paraît introduire le plus de musique dans le signe conventionnel du langage, et qui doit être par conséquent le plus apte à exprimer l’indéfinissable.

Oui, insista M. Sully-Prudhomme, chaque fois que de Régnier daigne faire un vers qui me soit intelligible, ce vers est superbe, — d’où j’en conclus qu’il pourrait faire un poète supérieur si tous ses vers étaient intelligibles ! Mais, vous me comprenez, quand j’ai un volume de lui devant les yeux, que je cherche à le déchiffrer, je suis dans la situation d’un bonhomme qu’on aurait conduit au milieu d’une immense forêt, en lui disant : « Si tu as soif, il y a une source là, quelque part, cherche. » On en fait un Tantale, quand ce serait si simple de lui dire où elle est, la source. Eh bien ! moi, je lui demande, à de Régnier, de me conduire à son rêve…

Je demandai encore :

— Y a-t-il, selon vous, en dehors des Parnassiens et des symbolistes, une génération de poètes à considérer ?

— Mais, monsieur, n’y a-t-il pas Bouchor, Richepin, le petit Dorchain, Fabié, qui n’ont rien de commun avec nous que de se servir de la langue française telle qu’elle nous est venue de 1830, et d’en faire un usage personnel ? Ce sont là, il me semble, des poètes très originaux, et ce sont précisément des témoins de la puissance d’expression et de la féconde diversité qu’on peut trouver dans la langue poétique actuelle.