Enquête sur l’évolution littéraire/Les Parnassiens/M. José-Maria de Hérédia

Bibliothèque-Charpentier (p. 301-312).

M. JOSÉ-MARIA DE HÉRÉDIA


— Ces jeunes gens ! Tous fumistes ! Cette exclamation, lancée joyeusement par une jolie voix de femme à travers des éclats de rire, m’accueillit quand j’entrai dans le cabinet de travail de M. de Hérédia. Je me rappelai à temps, pour ne pas en être déconcerté, que c’était la dernière phrase prononcée par M. Leconte de Lisle dans mon interview avec lui, et je pris ma part de la gaieté générale. J’étais tombé au milieu d’un gracieux cercle féminin où l’on venait sans doute de parler littérature et symbolisme ; l’Écho de Paris était là à demi déplié, sur la deuxième page. Les dames partirent, non toutefois, sans que j’aie entendu :

— Oh ! vos symbolistes ! Je les exècre !

Et, comme je faisais déjà mine de chercher mon carnet, on m’interrompit, en riant :

— Mais ce n’est pas de l’interview, cela ?

— Non, madame, dis-je en riant aussi, mais c’est de la couleur… si locale !


— Considérez-vous le mouvement symboliste, — demandai-je à M. de Hérédia, quand nous fûmes seuls, — comme issu du Parnasse, ou comme une réaction ?

— C’est plutôt une réaction, me dit-il, — une réaction contre la perfection du vers parnassien. Mais il y a là une erreur, un malentendu évident où les jeunes gens sont tombés et qu’il est peut-être bon d’éclaircir. À la suite des maîtres du Parnasse est venue une génération d’élèves, d’imitateurs plutôt, et d’imitateurs naïfs qui, trouvant un moule parfait, un canon impeccable, se sont mis à produire, sans talent et sans originalité, des vers banals sur des sujets banals ; qui ont cultivé l’illusion béte que l’emploi mécanique des procédés des maîtres suffirait à en faire des poètes, qui, en un mot, ont banalisé les conquêtes que Chénier, les Romantiques et les Parnassiens, après Ronsard et toute la Pléiade, avaient faites dans la forme du vers.

Oui, la réaction symboliste me paraît provenir de ce quiproquo : que puisque la perfection de la forme et le respect des lois de la poétique avaient produit la platitude, l’insouci de la forme et le dédain des règles s’imposaient à des novateurs. De là est née cette tentative d’émeute dans la versification ; car il n’y a que cela, vous savez, au fond, dans le mouvement symboliste : une révolution de forme. Et l’étiquette de « symbolisme » ne signifie pas autre chose.

Mais (ils n’ont pas l’air de s’en douter !) bien avant eux on avait tenté cette révolution. Jean-Antoine du Baïf, Jacques Pelletier, Ponthius de Tyard, Ronsard lui-même, qui a fait des vers saphiques, ont essayé les formes du vers que les symbolistes reprennent aujourd’hui comme des nouveautés. Et ce n’est qu’après les avoir essayées toutes que Ronsard régularisa la versification, et qu’il nous a transmis, dans la préface de sa Franciade, les principes les plus nouveaux de l’art des vers. Si donc, après tous ces essais, on en est revenu à l’alexandrin, c’est qu’il y a évidemment quelques bonnes raisons pour cela.

Le vers polymorphe ! Mais l’alexandrin est le vers « polymorphe » par excellence ! Le poète qui sait son métier peut en varier les formes à l’infini, à l’aide de la brisure, de la césure et de l’enjambement. Nous pourrions prendre dans Ronsard, dans Régnier, dans La Fontaine, dans Racine, des exemples à n’en plus finir. Contentons-nous d’en prendre un dans Chénier, dans son admirable idylle de Néére :


Mon âme vagabonde à travers le feuillage frémira.


N’est-ce pas pour un symboliste un très beau vers de seize pieds ?

Mais Chénier a écrit :


Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira.


C’est un alexandrin avec un rejet de trois pieds !

En voulez-vous un autre, d’exemple, de mesure brisée, de souplesse, de l’infinie variété de coupe à laquelle se peut prêter le vieil alexandrin manié par une main savante ? Je le trouve encore dans un fragment d’élégie du divin André :


Les belles font aimer. Elles aiment. Les belles
Nous charment tous. Heureux qui peut être aimé d’elles.


Vous voyez bien qu’avec cet admirable outil de l’alexandrin on peut tout faire, tout ! Parbleu ! Le tout est de savoir s’en servir.

Pourquoi donc allonger le vers à plaisir ? Et, notez-le bien, sans raison ! car…

M. de Hérédia s’interrompit, et en riant, me dit :

— J’ai à ce propos une histoire bien amusante à vous conter. On sait que les symbolistes n’ont pas de règle de technique fixe ; mais je m’en suis assuré de la façon suivante : l’un d’eux, que je ne vous nommerai pas pour ne pas l’ennuyer, me communiquait un jour une pièce de vers. J’en lorgnai un de dix-sept pieds ; j’insinuai à mon jeune ami que le vers serait bien plus joli s’il supprimait un qualificatif qui l’alourdissait, et je lui demandai s’il verrait un inconvénient à le retrancher :

— Pas du tout ! me répondit-il.

Et il biffa le qualificatif.

— Il n’aura plus que quinze pieds, voilà tout, me dit-il.

Cet aveu m’a paru précieux à recueillir.

Mais non seulement ils brisent, fâcheusement à mon avis, la cadence du vers en l’allongeant outre mesure, mais ils traitent la rime avec une coupable légèreté. La rime n’est pas une gêne pour le poète : c’est un tremplin. La difficulté même excite le génie de l’artiste. La langue française, qui est intermédiaire entre les langues du Midi et celles du Nord, n’a pas la sonorité de l’italien ou de l’espagnol où les rimes abondent à tel point que leur emploi constant pourrait paraître fastidieux. Et, pour faire une comparaison qui me paraît très juste et qui m’est souvent venue à l’esprit en regardant monter la mer, une rime heureuse arrivant au bout d’un beau vers, c’est quelque chose comme le panache ou la frange d’écume qui parachève, avec un fracas de tonnerre ou un murmure délicieux, le déferlement d’une belle lame !

Mais pour notre nouvelle école tout cela ne compte pas ! Ils mêlent arbitrairement les rimes féminines et les rimes masculines, ils font rimer des mots à cinq ou six vers de distance, ils emploient des rimes fausses, ils ne riment pas du tout, ils font des assonnances… Bast ! qu’importe si l’œil et l’oreille s’y perdent ! C’est du symbolisme.

— Alors, selon vous, le symbolisme n’a pas d’avenir ?

— Je crois que cette tentative servira surtout au drame lyrique. Ils feront des vers qui pourront être mis en musique et qui seront moins fastidieux que ceux des opéras d’à présent. Mais alors, c’est que leur vers n’aura plus sa musique propre. En effet, le vers, quand il est beau, renferme sa musique en soi et il est impossible de le revêtir d’une harmonie étrangère : la preuve en est faite avec les vers d’Hugo et de Leconte de Lisle qu’on n’a jamais pu mettre en musique. Ils auront obtenu là un résultat assez inattendu, mais qui s’explique lorsqu’on sait que la plupart des jeunes symbolistes sont très férus de musique wagnérienne.

— Vous admettez donc que le mouvement symboliste doit quelque chose à l’influence de Wagner ?

— Mais oui ! Voyez, comme Wagner ils ressuscitent le décor moyen-âge, ils déterrent les vieilles légendes et les vieux fabliaux, ils y prennent des mots, des tours, des noms propres, des sujets même ! Wagner en musique, Puvis de Chavannes en peinture, sont pour quelque chose dans tout cela. — Leur voyez-vous aussi des ancêtres littéraires ? Ah ! voici, selon moi, l’une des filiations symbolistes. Avez-vous lu le Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand ? Ce sont d’exquis poèmes en prose rythmée, qui n’étaient guère connus que des poètes. Baudelaire, qui faisait très difficultueusement les vers, laissa en prose, peut-être un peu à l’imitation de Bertrand, des poèmes auxquels il n’était pas arrivé à donner la forme poétique. Mallarmé en fit aussi, puis Charles Cros, puis, plus près de nous, Jules Laforgue, leur ami qu’ils oublient y ajouta de vagues assonnances, des réminiscences de rimes, accentua le rythme de ces petits poèmes. De sorte que ce que nous voyons aujourd’hui, c’est de la prose rythmée, coupée avec des lambeaux de vers et présentée à l’aide d’artifices de typographie qui lui donnent l’apparence de vers de toutes les mesures arbitrairement accolés.

Ajoutez à cela l’influence des étrangers qui sont nombreux dans le groupe… car je remarque avec assez d’étonnement que ce sont des Belges, des Suisses, des Grecs, des Anglais et des Américains qui veulent rénover le vers français…

M. de Hérédia s’interrompt brusquement :

— Moi je suis Espagnol, c’est vrai, mais je suis latin… Et puis je n’ai la prétention de rien révolutionner !

Puis il continue :

— Tenez, Viellé-Griffin, par exemple, qui est anglo-saxon et qui a eu, je crois, une très grosse influence dans le mouvement symboliste, eh bien ! il nous donne aujourd’hui, sous le titre de vers, une prose qui ressemble à une sorte de traduction linéaire d’un poème étranger. Beaucoup de talent, d’ailleurs, là-dedans, et un vrai sentiment poétique. Mais encore une fois ce ne sont [)as des vers !… Et que de Belges aussi ! et que de Suisses ! On dirait, ma parole, que les symbolistes de France ont pris le mot d’ordre à Bruxelles, à Liège, ou à Genève !

Notez, monsieur, me dit mon interlocuteur avec un grand accent de franchise et de sincérité, que je ne mets pas la moindre animosité dans mes paroles. Jaime beaucoup ces jeunes gens, ils m’envoient tous leurs ouvrages, car ils savent que je m’intéresse à tout ce qui vient d’eux. Les samedis, je les vois ici, autour de moi, je leur répète à satiété tout ce que je vous dis là. Et je vous assure très sincèrement que si je voyais naître parmi eux un grand poète, je serais le premier à m’incliner devant lui et à manifester hautement mon admiration. Mais (je n’ai pas le droit d’être aussi sévère que mon maître Leconte de Lisle), je reconnais que quelques-uns d’entre eux ont du talent : Henri de Régnier, qui me paraît avoir de magnifiques dons de poète qui seront visibles pour tout le monde le jour où il se débarrassera des langes du symbolisme ; Viellé-Griffin dont je vous ai parlé tout-à-l’heure, Quillard, Ferdinand Hérold, le fils de l’ancien préfet de la Seine, Bernard Lazare, un brillant et solide écrivain qui fait des poèmes en prose qui seraient de très beaux vers symbolistes s’ils étaient imprimés en lignes inégales.

… Mais pourquoi diable s’appellent-ils symbolistes ? Je l’ai écrit à Moréas quand il m’a envoyé son livre : depuis que ses illustres compatriotes Orphée et Linus ont fait des odes et des chansons, tous les poètes sont symbolistes ! Et Hugo plus qu’aucun, Hugo qu’ils affectent de tant mépriser, et qui en arrivait dans sa Légende des Siècles à symboliser tout, les êtres et les choses, qui écrivait la Mer avec un grand M, les Étoiles avec un grand E. Et Alfred de Vigny ! tous, d’ailleurs, vous dis-je, tous les poètes de quelque talent sont forcément symbolistes. Qu’y a-t-il de plus symbolique que l’Hymne de l’Or, de Ronsard ? Seulement, il y en a d’obscurs et de clairs. — Dante, que je considère comme le plus grand de tous les poètes, son poème tout entier n’est qu’un symbole ! La figure seule de Béatrice contient trois ou quatre symboles. Mais jamais poète n’a écrit dans une forme plus magnifiquement claire ; les quelques obscurités que nous trouvons dans le poème de Dante sont dues soit à des allusions politiques ou théologiques qu’il est aisé d’élucider. Je ne nie point qu’il n’y ait du charme dans le mystère et même dans l’obscurité ; mais je crois que plus la pensée du poète est absconse, comme ils disent, plus la forme doit être claire. Est-ce donc une nécessité d’être inintelligible ?

Et puis, voyons, est-ce une nécessité aussi, ce manque de vénération des jeunes gens à l’égard de leurs anciens, et cette absence totale de fraternité entre eux ? Cette lutte acharnée pour la gloire, et cette irrévérence pour les vieux maîtres, — que vous avez notées dans vos interviews, — ce sont les traits les plus caractéristiques de la jeunesse d’aujourd’hui.

Nous autres, au temps du Parnasse, je vous assure que nous n’étions pas ainsi. Nous nous aimions tous beaucoup ; tous les bonheurs qui sont arrivés à plusieurs d’entre nous : l’Académie, les distinctions, le succès, nous réjouissaient tous à la fois. Et je me rappelle avec quel plaisir nous nous rencontrions, boulevard des Invalides, chez notre grand ami fraternel Leconte de Lisle, où nous allions, le samedi, « comme les Musulmans vont à la Mecque ! » Le mot est de Coppée, et comme il est juste ! Leconte de Lisle ! Mais il nous a appris à tous à faire des vers ! et les conseils qu’il nous donnait ce n’était pas du tout pour que nous fassions des vers comme les siens, il se mettait dans la peau de chacun : « moi, à votre place, je mettrais ceci, je changerais cela. » Et gaiement, fraternellement ! Oui, nous devons tous le respecter, le vénérer, l’aimer comme il nous a aimés, d’une grande affection dévouée…

M. de Hérédia se promenait à travers l’appartement, et il appuyait sur chaque mot avec énergie.

— Oui, pour nous tous, Coppée, Sully-Prudhomme, Mendès, Mallarmé, Silvestre, Cazalis, France, et tant d’autres, et pour moi le moindre, mais non le moins reconnaissant, ce grand poète a été un éducateur admirable, un maître excellent. Par son illustre exemple plus encore que par ses conseils, il nous a enseigné le respect de la noble langue française, l’amour désintéressé de la poésie. Nous lui devons la conscience de notre art. Aussi, tout ce que nous avons pu faire de bon doit-il être compté à l’actif de sa gloire…

Je repris :

— De l’évolution du roman, que pensez-vous ?

— Oh ! je n’ai rien à en dire, ce n’est pas mon état. Je les connais tous, Goncourt, Zola, Daudet, un de mes plus chers camarades et que j’admire infiniment. Il me semble, pourtant, que les derniers venus ont des tendances mystiques et de psychologie attristée semblables à celles qui marquèrent la suite des guerres de la Révolution et de l’Empire. Ce siècle m’a l’air d’un serpent qui se mordrait la queue ! Il y avait alors, — sans remonter jusqu’à Werther, — Chateaubriand, Benjamin Constant, madame de Krudner, M. de Sénancourt, l’auteur d’Obermann ; à présent nous avons, dans le même ordre d’idées, Bourget, un de mes plus vieux amis et un des écrivains les plus intelligents que je sache ; Barrès, le plus ingénieux de tous et d’un charme si délicieusement pervers ; Anatole France, qui est un homme de grand talent que je considère comme un des plus parfaits écrivains de ce temps. Il m’a assez souvent cité et loué pour que je ne puisse lui garder rancune de quelques pointes que j’estime d’ailleurs assez anodines. Il me suffit d’ouvrir et de relire un de ses livres pour tout lui pardonner en considération du plaisir que j’y ai pris…