Enquête sur l’évolution littéraire/Les Mages/M. Jules Bois

Bibliothèque-Charpentier (p. 47-51).

M. JULES BOIS


Une danseuse hiératique sur une scène voltige et bondit.

Dans la salle, comme spectateurs, des parnassiens, des naturalistes, des psychologues-égotistes, des symbolistes-décadents, des occultistes.

Cet être fugace, mystérieux et ondoyant, les parnassiens le voient d’une façon concrète et dure, détaillé en des charmes précis d’artificielle fleur. Et c’est toute la banalité pailletée dans le factice du décor ; c’est aussi la tentation des rondeurs grasses ; ils s’enthousiasment du sourire figé, vide et peint, du falbala, des étoffes, de tout ce qui est vain, extérieur, passager.

Les naturalistes s’arrêteront peu à l’attrait harmonieux et plastique de ce corps et de ces tulles ; ils s’exalteront sombrement à l’odeur des aisselles suantes et du sexe, sous le tutu ils toucheront le flasque pli des maternités avortées, cette bouche si gracieuse devient obscène et fétide. À la sortie, une casquette criminelle l’attend… on se partagera un mauvais coup.

Gestes incohérents, clameurs bégayées, — ce sont les décadents symbolistes… cacophonies de sauvages qui auraient feuilleté une grammaire anglaise et un lexique de vieux mots déchus. Si jamais ils surent quelque chose, ils affectent de l’oublier. Vagues, incorrects, obscurs, ils ont le sérieux des augures.

— Mon Dieu, que vous donnez d’importance au rêve, au rien, s’écrie le psychologue égotiste ; vous parnassien, admirez comme les collégiens, vous naturalistes n’êtes préoccupés que de fonctions physiologiques, vous symbolistes — décadents nous mystifiez en une syntaxe abracadabrante et puérile. Je prends un plaisir détaché à cette petite fille inconsciente qui danse. Moi seul, j’existe, — ceci n’est que la part frivole de mon imagination.

L’occultiste ne s’attarde pas aux mignardises de cette chair, que le Parnassien grossièrement idolâtre ; il en sait toutes les faiblesses et toutes les infirmités mieux que les naturalistes, car il voit jusqu’au fond de ses instincts, guidé par les sciences divinatoires. Cette âme, il l’enveloppe mieux que les prétendus psychologues trop pédants. Croyant à la réalité des êtres et de l’univers, l’occultiste peut sortir de son moi pour pénétrer les créatures, elles ne sont pas le reflet maussade de son imagination et de son ennui ; dans cette petite âme de courtisane il aperçoit ce qui lui reste encore de divin. Les draperies qui flottent et jusqu’à cet épiderme et le désir qu’elle inspire, c’est Maïa l’illusoire qu’il faut vaincre, mais dessous il y a une étincelle d’éternité, un pleur d’infini.

Le rythme de cette hiératique danse, le mage le saisit harmonique à celui des sphères ; ces voltes racontent l’histoire du monde et les douze signes du Zodiaque sont décrits par la précipitation svelte de ses pas.

(J’ai exprès choisi une danseuse hiératique dont les attitudes ont un sens afin de faire comprendre la valeur réelle du symbole et faire aussi passer la gravité de l’enseignement sous une apparente frivolité.)

L’occultisme vrai c’est le secret, l’âme des choses, le divin, l’esprit, la pureté.

L’occultisme agit sur la littérature et l’art par deux éléments.

D’abord par son âme, c’est-à-dire par l’élément divin, Dieu et l’Immortalité, mais sentis avec l’ardeur audacieuse du mystique, compris avec la largeur de l’Initié. Ainsi est écartée la dure cécité matérialiste et le scepticisme à la Renan tandis qu’il ne peut plus être question d’un simple retour au christianisme extérieur lequel, dans notre atmosphère de science, ne saurait être qu’une mode sans durée.

L’art retrouvera la vie par l’occultisme. Il reconquerra les hauteurs perdues de la foi, de la pensée, de l’amour. Pourtant rien d’un nouveau Génie du Christianisme, rien d’un éphémère été de la Saint-Martin des cultes usés.

L’occultisme agit encore par un second élément : le Symbole. Et l’école symboliste n’a rien à y voir. Dans l’occulte le symbole est toujours lié à une série de vérités religieuses, psychologiques, idéales ; dans l’école symboliste, il n’est que l’obscurcissement superficiel de la grimace du style.

Pratiquement l’occultisme est un mysticisme actif, un tolstoïsme courageux. Il s’oppose au nihilisme bouddhique.

Les grandes épopées grecques et orientales (Leconte de Lisle les a pillées sans les comprendre), la Divine Comédie certains drames de Shakespeare et de Wagner, des fragments de Rabelais, de Cervantes, de Gœthe, de Balzac, de Hugo, quelques tableaux de Léonard, et certains personnages de Villiers renferment une beauté ésotérique. Parmi les modernes, M. Albert Jhouney paraît être le seul occultiste joignant le sérieux scientifique à la foi.

C’est un solitaire. En art il a mis de l’Albert Durer dans du Shelley ; parfois il a l’accent des Prophètes.

Cependant je crois que notre époque réclame une plus vive synthèse, plus de concentration ardente. Il faut qu’en trente-cinq minutes on puisse prendre connaissance d’un poème lyrique ou épique… quitte à y revenir si l’œuvre a captivé. C’est ce que j’ai tenté dans les Noces de Sathan, Il ne faut pas mourir, Prière. La pompe est morte ; l’art nouveau s’affine de sourires.

Comme les casuistes sur un point de théologie, les contemporains se chamaillent sur l’alexandrin et le vers libre. Sans un autoritarisme vain, le rythme ne saurait être fixé pas plus dans le désordre que dans la règle. Chacun, selon son sujet et sa forme d’esprit, adopte ou se crée un rythme.

Certes la spontanéité a une particulière saveur. Avant tout la sincérité. Aussi nous inclinons-nous devant les impulsifs purs tels que Musset, Verlaine, Laforgue, et plus récemment M. Gabriel Mourey. S’ils ne sont pas admirables de tout point, s’il ne faut pas toujours les suivre, — du moins aimons-les beaucoup.

Mais l’occultisme c’est la certitude profonde et durable ; il ne connaît ni lassitude ni à-coups. Avec une violence de mâle et une intuitivité de femme, il se précipite à l’Absolu.