Enquête sur l’évolution littéraire/Les Mages/M. Paul Adam
M. PAUL ADAM[1]
Ce fut un brillant adepte du naturalisme, c’est aujourd’hui un Mage. Tout comme Bonnetain ou Camille Lemonnier il fut poursuivi pour excès de réalisme : Chair molle, son premier roman, a passé par la Cour d’assises ; il serait curieux, si c’était ici le lieu, de rechercher comment cet esprit, qui s’annonçait comme un méticuleux positiviste, en est arrivé à vivre parmi les visions et à se nourrir des plus compliquées spéculations d’un spiritualisme mystique. Ce fut sans doute une étape de cette transformation que son passage parmi les symbolistes décadents.
M. Paul Adam fait avec simplicité son credo d’occultiste, il croit à la réalité du monde hyperphysique, aux influences des planètes, aux traditions chaldéennes, il aime la kabbale, estime la chiromancie, la graphologie, les systèmes de Gall et Lavater et professe une grande admiration pour la science ésotérique de M. de Guaïta et l’occultisme mystique de M. Jules Bois, qui lui paraissent les deux seuls adeptes sérieux que connaisse le monde parisien. Il a dans la main toutes les lignes de la chance, mais de son propre aveu la veine l’a toujours très peu servi, et même il lui a manqué un déplacement de 500 voix pour être élu, en même temps que M. Barrès, député boulangiste à Nancy. C’est un fort aimable jeune homme de vingt-neuf ans, d’une correction londonienne, à la physionomie ouverte et plutôt naïve, éclairée d’un sourire fréquent qui veut séduire. Dandysme et nécromancie.
— Oui, me dit-il, l’œuvre du naturalisme dans l’évolution des idées au dix-neuvième siècle est terminée. Réaction contre l’hypocrisie de l’École du bon sens de Feuillet et d’Ohnet, le naturalisme a analysé les appétits et les enthousiasmes, les extrêmes de la nature humaine active, extérieure, contingente ; les psychologues, depuis Stendhal, par conséquent très antérieurs, analysent les associations d’idées et de sentiments, la vie restreinte et intérieure. Chacune des deux écoles accomplit une œuvre parallèle, analytique et documentaire : elle met en place les éléments de la vie générale de l’homme seul. Le naturalisme étudia davantage l’homme soumis aux influences naturelles immédiates et concrètes ; le psychologisme étudie l’individu soumis aux influences psychiques des milieux sociaux ; le naturalisme, la domination des instincts animaux sur l’être raisonnable ; le psychologisme, les heurts de l’âme raisonnante et formée par l’éducation menteuse contre les aspérités des réalités sociales. Le réalisme de l’une et l’autre école est intense ; les analyses d’Adolphe sont aussi réelles que les analyses de l’Assommoir, les sujets d’expérience diffèrent, voilà tout.
Il n’y a plus grand monde ni dans l’un ni dans l’autre camp. Zola et Alexis restent seuls des naturalistes : Hennique, devenu spirite avec Un caractère : Huysmans, dans À rebours s’éloignant également de la formule ; Céard passé archiviste, et Maupassant, transformé en conteur pour salons.
— Les psychologues ?
— Il leur reste Anatole France, qui est un maître incontestable. Son dernier livre, Thaïs, est une des plus belles choses qu’on puisse lire ; il y a aussi la camelote de Bourget et les vaniteuses habiletés de M. Barrès, son meilleur élève. Ajoutez-y la critique trop superficielle et errante, mais si agréablement mignarde, de M. Jules Lemaître, et le bilan des psychologues sera fait.
— Quelle part faites-vous au symbolisme ?
— Justement toutes ces formules d’analyse différentes étaient pour appeler une synthèse : c’est le rôle du symbolisme de la produire, et je crois que c’est le but qu’il se propose. Il voudrait aussi bien traduire la vie extérieure des naturalistes que la vie intérieure du psychologue, et le masque conventionnel, avec ses influences de l’école du bon sens. Évidemment ce sont là des théories que peu d’œuvres encore ont appuyées. D’ailleurs les artistes qui se recommandent de l’étiquette symboliste gardent chacun leur personnalité qui n’entre pas toujours exactement dans les bornes de la formule. C’est ainsi que Moréas reste surtout un byzantin épris des orfèvreries du vers et du chatoiement des vocables, que Gustave Kahn demeure un évocateur des architectures orientales et des somptuosités asiatiques ; tandis que Viellé-Griffin, le plus rythmique des poètes nouveaux, est toujours le Saxon aux images simples reculées dans les vapeurs légères des horizons septentrionaux, M. Bernard Lazare, dans de très belles évocations en prose, a gardé toute la splendeur hiératique des visions du Sépher. Parmi ceux-là, Henri de Régnier semble le seul à suivre la tradition purement française des grands auteurs classiques.
— Quel ménage font en vous le mage et le symboliste que vous êtes tout à la fois ?
— Vous m’embarrassez un peu, me répond en riant M. Paul Adam. J’ai beaucoup d’amis chez les symbolistes, mais j’ai horreur des petites chapelles, j’adore la libre causerie et je crains beaucoup les cafés littéraires où l’orthodoxie est de rigueur, où chacun veut être le premier et tenir cercle, où s’improvisent les formules et s’anathématisent les hésitants. J’ai une formule à moi que je voudrais exercer sans contrôle. L’art, à mon avis, n’a pas son but en lui-même. Je le définirais l’inscription d’un dogme dans un symbole, il est un moyen pour faire prévaloir un système et mettre au jour des vérités. Ce n’est donc pas pour distraire ou pour intéresser que je fais de la littérature ; il me serait égal, en principe, de n’être actuellement lu par personne, car j’ai la conviction que dans vingt-cinq ou trente ans, les quinze cents lecteurs qui me comprennent maintenant seront dix mille et ainsi de suite, progressivement.
— Quels sont donc, alors, les dogmes que vous prétendez inscrire dans vos symboles ?
— C’est d’abord la réalisation de cette synthèse nécessaire dont je viens de vous parler. Saisir les rapports des données hétérogènes apportées par les naturalistes et les psychologues, en tirer la raison vitale et essentielle des mouvements humains qui, pour moi, sont très liés aux mouvements de la planète dont l’homme n’est que pour ainsi dire une cellule cérébrale et l’humanité l’encéphale ; exprimer ces rapports entre les lois supérieures de gravitation, entre l’inconnu ou Dieu et le phénomène conscient du personnage choisi, celui-ci étant une forme passagère où se manifeste, d’ailleurs, l’essence divine et première, — en un mot réaliser dans tout leur ensemble les théories du spinozisme.
J’ai tâché de le faire pour ma part, dans mes livres des Volontés merveilleuses qui comprennent Être, En décor, et Essence de soleil. M. Gabriel Mourey publiera prochainement des ouvrages qui me paraissent également devoir instaurer cette synthèse d’art littéraire.
— Il faut donc, dis-je pour terminer, enclore votre littérature dans le cycle magique où se détachent les manifestes du Sar Joséphin Péladan et les vulgarisations de M. Papus ?
Mon interlocuteur hoche la tête en souriant du bout des lèvres, mais sans répondre. Je m’aperçois que ce serait sans doute sortir de mon programme que de pousser plus loin mes interrogations sur le magisme ; j’ajoute pourtant :
— Il y a, n’est-ce pas, solidarité absolue entre tous les mages, et hiérarchie ? le Sar Péladan…
— Peuh ! tout le monde peut se dénommer Sar, c’est un titre chaldéen sans signification précise, c’est comme s’il vous plaisait de vous intituler le vicaire ou le diacre Huret !…
Je vis bien qu’il n’y avait pas solidarité.