Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XXVIII

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 537-542).

XXVIII. Je vais quérir mon héritage

Tant bien que mal, je modifiai mon aspect ; et je fus enchanté en me regardant au miroir, de trouver que le chemineau était un souvenir du passé, et que David Balfour était ressuscité. Toutefois, je rougissais un peu de la métamorphose, et surtout de mon costume d’emprunt. Quand j’eus fini, M. Rankeillor vint me prendre sur l’escalier, me complimenta, et me remmena dans son bureau.

– Asseyez-vous, monsieur Balfour, dit-il, et maintenant que vous ressemblez un peu plus à vous-même, voyons quelles nouvelles je puis bien avoir à vous conter. Vous vous demandez, à coup sûr, ce qui a pu se passer entre votre oncle et votre père. À coup sûr, l’histoire est singulière ; et je rougis presque de vous l’exposer. Car, ajouta-t-il, avec un réel embarras, tout repose sur une histoire d’amour.

– En vérité, dis-je, cette histoire me paraît incompatible avec mon oncle.

– Mais votre oncle, M. David, n’a pas toujours été vieux, répondit le notaire, et, ce qui vous étonnera peut-être davantage, il n’a pas toujours été laid. Il avait bel air, et galant ; on se mettait aux portes pour le regarder passer sur son cheval fringant. Je l’ai de mes yeux vu, et, je le confesse ingénument, pas toujours sans envie ; car je n’étais qu’un garçon du commun, tout ainsi que mon père ; à l’époque, c’était un motif de Odi te, quia bellus es, Sabelle[44].

– Cela me fait l’effet d’un rêve, dis-je.

– Évidemment, dit le notaire, vous êtes jeune. Mais ce n’est pas tout, car il avait un caractère à lui qui semblait annoncer de grandes choses. En 1715, voilà-t-il pas qu’il s’enfuit pour aller rejoindre les rebelles. Ce fut votre père qui courut à sa poursuite, le trouva dans un fossé, et le ramena multum gementem[45], à la risée de tout le pays. Mais majora canamus[46] – les deux jeunes gens devinrent amoureux de la même dame. M. Ebenezer, qui était le joli-cœur et le chéri, – le gâté aussi, – ne pouvait aucunement douter de son triomphe ; et lorsqu’il découvrit son erreur, il poussa des cris de paon. Tout le pays le sut ; tantôt il restait à la maison, malade, avec tous ses benêts de parents autour de son lit, à pleurer ; tantôt il rôdait de cabaret en cabaret, et déposait ses tristesses dans le giron de Tom, Dick et Harry. Votre père, M. David, était un exquis gentilhomme, mais faible, d’une faiblesse déplorable. Il prit toutes ces folies au sérieux ; et un beau jour – excusez du peu ! – il renonça à la dame. Elle n’était pas si sotte, cependant ; c’est d’elle que vous tenez sans doute votre parfait bon sens ; et elle refusa d’être ainsi ballottée de l’un à l’autre. Ils allèrent tous deux la supplier à genoux ; et pour finir elle les mit tous deux à la porte. Cela se passait en août ; mon Dieu ! l’année même où je sortis du collège. La scène dut être du plus haut comique !

Je songeais à part moi que c’était là une sotte affaire, mais sans oublier que mon père y était mêlé.

– Sans doute, monsieur, a-t-elle eu sa note de tragédie ? répondis-je.

– Mais non, pas le moins du monde, riposta le notaire. Car la tragédie suppose quelque objet appréciable de dispute, quelque dignus vindice nodus[47] ; et ce beau coup-là était simplement dû à la pétulance d’un jeune âne qu’on a trop gâté, et qui aurait eu besoin plutôt d’être dûment sanglé et bâté. Mais ce n’était pas l’avis de votre père ; et pour finir, de concession en concession de la part de ce dernier, et d’un paroxysme à l’autre d’égoïsme sentimental chez votre oncle, ils en vinrent à conclure une espèce de marché, dont vous n’avez éprouvé que trop les fâcheux résultats. L’un prit la dame, l’autre le titre. Or, monsieur David, on parle beaucoup de charité et de générosité ; mais dans la triste condition humaine, je me dis souvent que tout va pour le mieux quand un gentleman consulte son homme d’affaires et use de tous les moyens que la loi lui offre. En tout cas cette prouesse donquichottesque de votre père, injuste en soi, a engendré une infinie ribambelle d’injustices. Vos père et mère ont vécu et sont morts pauvres ; vous avez été pauvrement élevé ; et pendant ce temps-là, de quel bon temps ont joui les tenanciers sur le domaine de Shaws ! Et je pourrais ajouter (si cela m’importait en rien) quel bon temps pour M. Ebenezer !

– Pourtant, le plus curieux de tout, dis-je, c’est que le caractère d’un homme puisse changer à ce point.

– Exact, dit M. Rankeillor. Et toutefois j’imagine que cela se fit assez naturellement. Il ne pouvait se figurer avoir joué un beau rôle. Ceux qui étaient au courant lui battaient froid ; les autres, voyant un frère disparaître et l’autre succéder à son titre, firent courir des bruits d’assassinat ; et ainsi, de toutes parts il arriva qu’on le fuyait. L’argent était sa seule consolation. Il se mit donc à chérir l’argent. Il était égoïste durant sa jeunesse, il est toujours égoïste aujourd’hui qu’il est vieux ; et le résultat de toutes ces belles manières et de ces sentiments délicats, vous les avez éprouvés.

– C’est parfait, monsieur, dis-je, mais dans tout ceci, qu’est-ce que je deviens ?

– Le domaine est à vous, sans conteste, répondit le notaire. Peu importe ce que votre père a signé ; vous héritez du patrimoine[48]. Mais votre oncle est homme à défendre l’indéfendable ; et c’est, j’imagine, votre identité qu’il révoquerait en doute. Un procès est chose toujours coûteuse, et un procès de famille chose toujours scandaleuse ; en outre de quoi, si l’un ou l’autre de vos hauts faits avec votre ami M. Thomson venaient à être connus, nous pourrions bien nous brûler les doigts. L’enlèvement, à coup sûr, serait un bel atout dans notre jeu, pourvu toutefois que nous fussions à même de le prouver. Mais il peut être difficile à prouver ; et bref, mon avis est de passer un compromis avec votre oncle, peut-être même lui laissant Shaws où il s’est impatronisé depuis un quart de siècle, et de vous contenter, pour l’heure, d’une honnête provision.

Je lui répondis que je ne demandais pas mieux que d’être accommodant, et que je répugnais naturellement à laver en public le linge sale de la famille. Et alors (à part moi) je commençai à entrevoir les premiers linéaments du plan que nous devions mettre en œuvre par la suite.

– Le principal, dis-je, est de lui faire peur avec l’enlèvement.

– À coup sûr, dit M. Rankeillor, et si possible en dehors des tribunaux. Car, notez-le, monsieur David, nous trouverions bien des hommes du Covenant qui jureraient de votre séquestration ; mais une fois devant les juges, il nous serait impossible d’arrêter leur déposition, et ils lâcheraient certainement un mot ou deux de votre ami M. Thomson. Chose que (d’après ce que vous avez laissé entendre) je ne crois nullement désirable.

– Eh bien, monsieur, dis-je, voici mon idée. Et je lui développai mon projet.

– Mais ceci impliquerait ma rencontre avec le Thomson, dit-il, quand j’eus fini.

– Je le crois, en effet, monsieur.

– Diable ! diable ! s’écria-t-il, en se frottant les sourcils. Non, monsieur David, j’ai bien peur que votre plan soit irréalisable. Je n’ai rien à dire contre votre ami, M. Thomson : je ne sais rien contre lui et si je savais quelque chose, – notez-le, monsieur David, – il serait de mon devoir de le faire arrêter. Or, je m’en remets à vous : est-il sage que nous nous rencontrions ? Il peut avoir quelque chose à se reprocher. Il peut ne vous avoir pas tout dit. Il ne s’appelle peut-être même pas Thomson ! s’écria le notaire, avec un clignement ; car il y a de ces individus qui vous ramassent leur nom au bord des routes, comme d’autres grappillent des baies de houx.

– C’est à vous de décider, monsieur, répliquai-je.

Mais il était clair que mon plan le séduisait, car il demeura tout pensif jusqu’à ce qu’on nous appelât pour dîner en compagnie de Mme Rankeillor, et cette dame nous eut à peine laissés seuls devant une bouteille de vin, qu’il se remit à discuter ma proposition. Quand et où devais-je retrouver mon ami M. Thomson ; étais-je assuré de sa discrétion ? À supposer que nous venions à bout de piper le vieux renard, consentirais-je à ceci et cela ? – telles furent les questions, et d’autres du même genre, qu’il me posait à de longs intervalles, tout en dégustant son vin, tout pensif. Quand j’eus résolu ses doutes, à son apparente satisfaction, il tomba dans une méditation plus profonde, en oubliant même son bordeaux. Il prit ensuite un crayon et une feuille de papier, et se mit à écrire en pesant chaque mot ; enfin, il appuya sur un timbre, et son clerc parut.

– Torrance, dit-il, vous me rédigerez ceci dans les formes, pour ce soir ; et quand vous aurez fini, vous aurez l’obligeance de vous tenir prêt avec votre chapeau à nous accompagner, ce monsieur et moi, car on aura sans doute besoin de vous comme témoin.

– Hé quoi ! monsieur, dis-je sitôt le clerc sorti, vous risquez la chose ?

– Ma foi, on le dirait, me répondit-il en remplissant mon verre. Mais assez parlé affaires. D’avoir vu Torrance me rappelle une joyeuse petite aventure d’il y a quelques années, un jour où j’étais allé procéder avec ce brave nigaud à la Croix d’Édimbourg. Nous avions été chacun de notre côté, et lorsque arrivèrent les quatre heures, Torrance avait bu un coup de trop, et il ne reconnaissait plus son maître ; et moi, qui avais oublié mes lunettes, j’y voyais si peu sans elles, que, je vous en donne ma parole, je ne reconnaissais pas mon clerc.

Et il se mit à rire de tout son cœur.

Je lui avouai que la rencontre était bizarre, et souris par complaisance ; mais ce qui m’étonna beaucoup, tout au long de l’après-midi, il ne cessa de revenir et d’appuyer sur son anecdote, qu’il ressassait avec des détails et des rires toujours nouveaux ; si bien que je ne savais plus, à la longue, que croire, et rougissais de la niaiserie de mon ami.

Environ l’heure que j’avais fixée à Alan, nous quittâmes la maison, M. Rankeillor et moi, bras dessus bras dessous, suivis par Torrance qui portait l’acte dans sa poche et à la main un panier fermé. Dans la traversée de la ville, le notaire distribua des saluts à droite et à gauche, et fut arrêté vingt fois par des gentlemen qui l’entretenaient des intérêts publics ou de leurs affaires privées ; et je vis à quel point il était populaire dans le comté. Enfin, les maisons dépassées, nous nous dirigeâmes le long des quais vers l’auberge Hawes et l’embarcadère du bac, théâtre de mon infortune. Je ne pus voir l’endroit sans émotion, me rappelant combien de ceux qui s’y étaient trouvés avec moi ce jour-là avaient disparu depuis : Ransome, préservé ainsi, j’aimais à le croire, du mal à venir ; Shuan, parti où je n’oserais le suivre ; et les pauvres âmes que le brick avait entraînées avec lui lors de son suprême plongeon. À tous ceux-là, j’avais survécu ; et j’avais traversé indemne toutes ces épreuves et ces mortels dangers. Mon seul sentiment eût dû être la gratitude ; et pourtant, il me fut impossible de considérer ces lieux sans compassion pour autrui et sans un frisson d’horreur rétrospective.

J’en étais là, lorsque soudain M. Rankeillor, poussant un cri, porta sa main à sa poche, et se mit à rire.

– Eh bien, dit-il, si ce n’est pas grotesque. Après tout ce que j’ai dit, voilà que j’ai oublié mes besicles !

Là-dessus, naturellement, je pénétrai le sens de son anecdote, et vis que s’il avait laissé chez lui ses lunettes, c’était à dessein, de façon à se donner l’avantage de l’aide d’Alan, sans l’inconvénient de le reconnaître. Et de fait, c’était bien imaginé ; car (à supposer que les choses vinssent à tourner mal) comment Rankeillor eût-il pu jurer de l’identité de mon ami, et comment eût-on pu le forcer à porter un témoignage contre moi ? Malgré tout, il avait mis du temps à s’apercevoir de cet oubli, et il avait entretenu et reconnu assez de gens au cours de notre traversée de la ville ; et je ne doutais pas qu’il n’y vît très convenablement.

Dès que nous eûmes dépassé le Hawes (où je reconnus le patron qui fumait sa pipe sur le seuil, et m’étonnai de ne pas le trouver plus vieilli), M. Rankeillor changea l’ordre de marche, passa derrière Torrance et m’envoya en éclaireur. Je gravis la pente, sifflant de temps à autre mon air gaélique ; et à la fin j’eus la joie d’obtenir une réponse et de voir Alan se lever de derrière un buisson. Il était un peu démoralisé d’avoir passé tout un long jour à rôder par le comté, et fait un triste repas dans une auberge proche de Dundas. Mais au seul aspect de mes vêtements, son visage se rasséréna ; et lorsque je lui eus fait part de la prospérité de mes affaires, et du rôle que j’entendais lui faire jouer pour le reste, il devint tout à coup un nouvel homme.

– Vous avez eu une excellente idée, dit-il, et je dois ajouter que vous n’auriez pu mettre la main sur quelqu’un de plus propre à tout arranger qu’Alan Breck. Ce n’est pas une chose (notez-le) que n’importe qui pourrait faire, il y faut un gentleman de sens. Mais j’ai idée que votre notaire languit de me voir.

Donc, je hélai à grands gestes M. Rankeillor, qui arriva seul et que je présentai à M. Thomson.

– Monsieur Thomson, enchanté de faire votre connaissance, dit-il. Mais j’ai oublié mes besicles ; et notre ami, M. David que voici (il me frappa sur l’épaule) vous dira que je suis quasi aveugle et que vous ne devrez pas être surpris si je vous croise demain sans vous reconnaître.

Il croyait, par ce discours, faire plaisir à Alan ; mais la fatuité du Highlander était prête à s’insurger devant moins que cela.

– Eh bien, monsieur, dit-il d’un ton rogue, je dirai que la chose importe d’autant moins que nous nous rencontrons ici pour une fin particulière, qui est de faire rendre justice à M. Balfour : et à ce que je puis augurer, il est peu vraisemblable que nous ayons jamais, vous et moi, d’autres relations. Mais j’accepte votre excuse, qui était fort opportune.

– Je n’en attendais pas moins de vous, monsieur Thomson, dit Rankeillor cordialement. Et maintenant, comme vous et moi sommes les principaux acteurs dans cette entreprise, il est nécessaire que nous soyons bien d’accord : à quelle fin je vous prierai de me donner le bras, car, tant à cause de l’obscurité que par le défaut de mes besicles, je n’y vois guère à me conduire. Quant à vous, monsieur David, vous trouverez en Torrance un agréable conteur. Je dois néanmoins vous rappeler qu’il est tout à fait superflu qu’il en sache plus, tant sur vos aventures que sur celles de M… hum ! de M. Thomson.

En conséquence, tous deux nous précédèrent, enfoncés bientôt dans leur conversation, et Torrance et moi leur fîmes escorte.

La nuit était tout à fait tombée quand nous arrivâmes en vue du château de Shaws. Dix heures devaient être sonnées ; il faisait doux et obscur, avec un agréable zéphyr du sud-ouest dont le bruit dans les feuilles couvrait celui de nos pas ; et en approchant, nous n’aperçûmes aucune trace de lumière sur toute la façade. Sans doute, mon oncle était-il déjà au lit, ce qui convenait mieux pour notre plan. À une cinquantaine de yards de la porte, nous chuchotâmes nos dernières dispositions ; puis le notaire, Torrance et moi, nous avançâmes en silence et nous dissimulâmes derrière l’angle de la maison. Dès que nous fûmes en place, Alan marcha vers la porte sans se cacher et se mit à frapper.