Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre VII

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 419-424).

VII. Je prends la mer sur le brick « Covenant », de Dysart

Je revins à moi dans l’obscurité, souffrant beaucoup, mains et pieds liés, et assourdi par des bruits insolites. Mes oreilles étaient emplies d’une rumeur d’eaux pareilles à celle d’un énorme ru de moulin, de la pesante retombée des embruns, du tonnerre des voiles, et des cris aigus des matelots. Mon univers tantôt se haussait vertigineusement, tantôt s’enfonçait vertigineusement en moi ; et j’étais physiquement si faible et brisé, et j’avais l’esprit tellement confus, qu’il me fallut longtemps pour rattraper au vol mes idées vacillantes, tandis que la douleur me lancinait à nouveau, – pour comprendre que je devais être enfermé quelque part dans le ventre de cet infâme navire, et que la brise devait avoir renforcé en bourrasque. Avec la nette perception de mon état, un sombre désespoir s’empara de moi, joint au remords cuisant de ma folie, et à une rage furieuse contre mon oncle, qui me priva encore une fois de mes sens.

Lorsque je revins de nouveau à moi, le même tumulte, la même agitation violente et désordonnée continuaient de me secouer et de m’assourdir. En outre, à ma détresse et à mes douleurs s’ajoutait le malaise qu’éprouve un terrien non habitué à la mer. Durant cette période de ma jeunesse aventureuse, j’ai souffert beaucoup de maux, mais aucun ne me ravagea autant l’esprit et le corps, ou me laissa aussi peu d’espérance, que ces quelques heures passées à bord du brick.

J’entendis un coup de canon, et me figurai que la tempête était devenue trop forte pour nous, et que l’on tirait le signal de détresse. L’idée de la délivrance, me vînt-elle par la mort aux profondeurs de la mer, je l’accueillis avec joie. Cependant, ce coup de canon n’était pas un signal de détresse, mais (comme je l’appris plus tard) une habitude du capitaine, que je relate ici pour montrer que le plus méchant homme peut avoir son bon côté. Nous passions alors à quelques milles au large de Dysart, où le brick avait été construit, et où la vieille Mme Hoseason, mère du capitaine, était venue habiter depuis quelques années ; et qu’il fît route dans l’une ou l’autre direction, le Covenant ne passait jamais devant la ville, de jour, sans tirer le canon et hisser les couleurs.

Je n’avais aucun moyen d’évaluer le temps écoulé ; le jour et la nuit étaient pareils dans ce malodorant recoin des entrailles du navire où j’étais emprisonné ; et la misère de ma position doublait la longueur des heures. Je n’ai donc aucun moyen d’évaluer quel laps de temps je restai à attendre que le navire s’entrouvrît sur un écueil, ou qu’il s’enfonçât la tête la première dans les abîmes de la mer. Mais à la fin, le sommeil me déroba la conscience de mes maux.

Je fus réveillé par l’éclat d’une lanterne sourde qu’on approchait de mon visage. Un petit homme d’environ trente ans, avec des yeux verts et une blonde chevelure ébouriffée, était devant moi à me considérer.

– Eh bien, dit-il, comment ça va ?

Je lui répondis par un sanglot. Mon visiteur alors me tâta le pouls et le front, puis se mit à laver et panser la blessure de mon crâne.

– Aïe ! dit-il, un sale coup. Allons, l’ami, gai ! Tout n’est pas perdu ; vous avez mal débuté, mais cela ira mieux par la suite. Avez-vous eu à manger ?

Je lui répondis que je n’avais aucun appétit, sur quoi il me donna un peu d’eau et de brandy dans un gobelet d’étain, et me laissa de nouveau seul.

Quand il revint me voir, j’étais couché à moitié endormi, les yeux grands ouverts dans les ténèbres. Ma faiblesse était passée, mais se trouvait remplacée par un vertige et une nausée qui me semblaient presque pires. J’avais mal, en outre, dans tous les membres, et les cordes qui me liaient me semblaient être de feu. Le remugle du trou dans lequel je gisais s’était comme incorporé à moi ; et durant le long intervalle écoulé depuis sa première visite, j’avais souffert des tortures de la crainte, tantôt à cause des allées et venues des rats, qui me trottinaient jusque sur la figure, et tantôt grâce aux sinistres imaginations qui hantent le lit des fiévreux.

La lueur de la lanterne apparaissant par l’ouverture d’une trappe me parut être la lumière des cireux ; elle eut beau ne me faire voir que la grossière et sombre membrure du navire qui était ma prison, j’en aurais crié de bonheur. L’homme aux yeux verts fut le premier à descendre l’échelle, et je vis qu’il titubait légèrement. Il était suivi du capitaine. Aucun des deux ne prononça une parole ; mais le premier vint m’examiner et pansa ma blessure comme il l’avait déjà fait, tandis que Hoseason me dévisageait avec un regard singulièrement sombre.

– À présent, monsieur, voyez vous-même, dit le premier ; une grosse fièvre, pas d’appétit, l’obscurité, le défaut de nourriture… Vous comprenez ce que cela signifie.

– Je ne suis pas sorcier, monsieur Riach, dit le capitaine.

– Avec votre permission, monsieur, dit Riach, vous avez une tête saine sur vos épaules, et une langue capable d’interroger en bon écossais ; mais je ne vous laisserai aucune échappatoire ; je veux que ce garçon soit ôté de ce trou et mis dans le gaillard d’avant.

– Ce que vous pouvez vouloir, monsieur, ne regarde personne autre que vous, riposta le capitaine ; mais je puis vous dire ce qui en sera. Il est ici, et ici il restera.

– En admettant que vous ayez été payé comme il faut, dit l’autre, je vous demande humblement la liberté de dire que moi je ne l’ai pas été. Je suis payé, et pas trop, pour être le second officier de ce vieux sabot ; et vous savez fort bien que je fais de mon mieux pour gagner mon salaire. Mais je n’ai été payé pour rien autre.

– Si vous vouliez bien retirer votre main de la poêle, monsieur Riach, je n’aurais pas à me plaindre de vous, répliqua le capitaine ; et au lieu de jouer aux charades, je me permettrai de dire que vous ferez mieux de réserver votre haleine pour refroidir votre porridge. On a besoin de nous sur le pont, ajouta-t-il, d’un ton sec, en mettant le pied sur l’échelle.

Mais M. Riach le retint par la manche.

– En admettant que vous ayez été payé pour commettre un assassinat…

Hoseason se retourna sur lui, tout flambant de colère.

– De quoi ? s’écria-t-il. Qu’est-ce que vous dites là ?

– Je dis apparemment ce que vous êtes capable de comprendre, dit M. Riach, qui le regardait fixement dans les yeux.

– Monsieur Riach, j’ai fait trois croisières avec vous, répondit le capitaine. Durant ce temps, j’ai appris à vous connaître ; je suis un homme raide, et dur aussi ; mais pour ce que vous venez de dire là ; – pouah ! – c’est d’un mauvais cœur et d’une conscience troublée. Si vous dites que le garçon va mourir…

– Mais oui, il va mourir ! dit Riach.

– Eh bien, monsieur, n’est-ce pas suffisant ? dit Hoseason. Flanquez-le où il vous plaira.

Là-dessus, le capitaine remonta l’échelle ; et moi, qui étais demeuré silencieux durant toute cette singulière conversation, je vis M. Riach se retourner sur lui et lui faire une révérence jusqu’à terre, évidemment dérisoire. Malgré mon état de faiblesse, je compris deux choses : que le second avait une pointe de boisson, comme le capitaine l’avait insinué, et aussi que (ivre ou non) j’avais sans doute en lui un ami appréciable.

Cinq minutes après, mes liens étaient coupés, j’étais enlevé sur des épaules, porté dans le gaillard d’avant, et déposé tout à trac sur un tas de couvertures, – où je commençai par perdre connaissance.

Ce me fut une bénédiction de rouvrir les yeux au jour, et de me retrouver dans la société des hommes. Le gaillard d’avant était assez spacieux, tout entouré de couchettes sur lesquelles les hommes de la bordée en bas étaient assis à fumer, ou couchés endormis. Comme le temps était calme, et le vent bon, le panneau était ouvert, et non seulement la claire lumière du jour, mais de temps à autre (grâce au roulis) un rai poussiéreux de soleil y pénétraient et m’éblouissaient délicieusement. Je n’eus pas plus tôt fait un mouvement, d’ailleurs, que l’un des hommes vint me donner à boire une potion réconfortante préparée par M. Riach, et m’enjoindre de rester tranquille, afin d’être vite rétabli. Je n’avais rien de cassé, ajouta-t-il : « Un bon coup sur le crâne, ce n’est rien, dit-il. L’ami, c’est moi qui vous l’ai donné ! »

Je restai là plusieurs jours, étroitement surveillé, et non seulement je recouvrai la santé, mais j’en vins à connaître mes compagnons. C’étaient des gens grossiers, comme la plupart des matelots, retranchés de toutes les douceurs de la vie, et condamnés à rouler ensemble sur les mers, avec des maîtres non moins cruels. Plusieurs, parmi eux, avaient navigué avec les pirates et vu des choses dont j’aurais honte même de parler ; plusieurs avaient déserté les vaisseaux du roi, et portaient autour du cou la cravate de chanvre, ce dont ils ne se cachaient pas ; et tous, comme on dit, étaient à couteaux tirés avec leurs meilleurs amis. Cependant, je n’avais été renfermé que peu de jours avec eux, et je me repentais déjà de ce premier jugement que j’avais porté sur eux à la jetée du Ferry, les déclarant de dégoûtantes brutes. Nulle catégorie d’individus n’est absolument mauvaise ; mais chacune a ses défauts et ses qualités propres ; et mes camarades de bord ne faisaient pas exception à la règle. À coup sûr, ils étaient grossiers, sans doute, et mauvais ; mais ils avaient aussi des vertus. Il leur arrivait d’être obligeants, de paraître simples même pour ma simplicité de rustique, et ils avaient quelques lueurs d’honnêteté.

Il y avait un homme d’environ quarante ans qui restait assis des heures au bord de ma couchette, pour me parler de sa femme et de son enfant. C’était un pêcheur, que la perte de son bateau avait contraint à naviguer au long cours. Or, des années ont beau s’être écoulées depuis, je ne l’ai pas oublié. Sa femme (qui était « jeune par rapport à lui », me répétait-il) attendit en vain le retour de son homme ; jamais plus il ne devait allumer le feu pour elle le matin, ni veiller l’enfant aux jours de maladie. En réalité, la plupart de ces pauvres gens (comme l’événement le montra) faisaient leur dernier voyage ; la mer profonde et ses poissons cannibales les ont reçus ; et il n’est pas généreux de mal parler des morts.

Entre autres bons tours qu’ils me firent, ils me restituèrent mon argent, qui avait été partagé entre eux ; il en manquait environ un tiers, à vrai dire, mais je fus bien aise de le ravoir, car j’en attendais grand bien dans le pays où j’allais. Le navire était frété pour les Carolines ; et il ne faut pas croire que j’y allais simplement comme exilé. Le commerce était déjà beaucoup réduit ; depuis lors, et avec la révolte des colonies et la formation des États-Unis, il a naturellement cessé ; mais en ce temps de ma jeunesse, des Blancs étaient vendus comme esclaves dans les plantations, et c’était le sort auquel mon méchant oncle m’avait condamné.

Le mousse Ransome (qui m’avait le premier parlé de ces atrocités) arrivait parfois de la dunette où il couchait et avait son service, tantôt avec un membre cruellement meurtri, qu’il serrait contre lui sans se plaindre, et tantôt dans des rages folles contre M. Shuan. J’en avais le cœur navré ; mais les hommes tenaient en grande estime le premier officier, qui était, disaient-ils, « le seul marin de toute la bande, et pas si mauvais que ça, une fois sobre ». De fait, je découvris qu’il y avait entre nos deux seconds un singulier contraste : M. Riach était morose, hargneux et féroce quand il était sobre, et M. Shuan n’aurait pas fait de mal à une mouche si ce n’est après avoir bu. Quant au capitaine, on me dit que la boisson n’avait aucune prise sur cet homme de fer.

Je m’efforçai, durant le peu de temps dont je disposai, de faire un homme, je devrais plutôt dire un garçon, de ce pauvre être, Ransome. Mais c’est tout au plus s’il avait sa raison. Il ne se rappelait rien du temps qui avait précédé son embarquement ; il savait tout juste que son père fabriquait des horloges, et qu’il avait dans un salon un sansonnet qui sifflait le Pays du Nord ; tout autre souvenir avait disparu au cours de ces années de rude labeur et de cruautés. Il se faisait de la terre ferme une idée singulière, cueillie dans des histoires de matelots : c’était pour lui un endroit où les garçons étaient mis à une sorte d’esclavage appelé métier, et où les apprentis étaient sans cesse fouettés et colloqués en d’humides cachots. Il croyait que dans les villes, un individu sur deux était un racoleur, et que dans une maison sur trois, on drogue et on assassine les gens de mer. Je lui racontai que moi-même avais été fort bien traité sur cette terre ferme qui l’épouvantait ainsi ; que j’avais été affectueusement nourri et élevé par mes parents et amis. S’il venait d’être battu, il pleurait amèrement et jurait de s’enfuir ; mais s’il était dans son humeur habituelle de cerveau brûlé, ou (plus encore) s’il avait pris un verre d’alcool dans la dunette, il ne faisait que se moquer de moi.

C’était M. Riach (Dieu lui pardonne) qui donnait à boire au garçon ; et sans doute le faisait-il par bonté ; mais outre que cela nuisait à sa santé, le spectacle était pitoyable de voir cette malheureuse créature abandonnée tituber, danser et bavarder à tort et à travers. Certains de nos hommes riaient, mais pas tous ; d’autres prenaient un air sombre et farouche (ils songeaient, peut-être, à leur jeunesse, ou à leurs enfants) et lui ordonnaient de cesser ses folies et de reprendre sa raison. Pour moi, je rougissais de le regarder, et je revois encore dans mes songes l’infortuné gamin.

Cependant, il faut savoir que le Covenant ne cessait de rencontrer des vents debout et de lutter contre des grosses mers, en sorte que le panneau était presque toujours fermé, et le gaillard d’avant éclairé par une seule lampe de roulis suspendue à un bau. Tout l’équipage était continuellement au travail ; il fallait toutes les heures établir ou réduire la voilure ; la fatigue aigrissait l’humeur des hommes ; le bruit des querelles entre couchettes ne cessait de tout le jour ; et comme je n’avais pas le droit de mettre le pied sur le pont, vous pouvez vous figurer combien j’étais las de cette vie, et impatient de la voir changer.

Elle allait changer, en effet, comme je vais le dire ; mais il me faut rapporter d’abord une conversation que j’eus avec M. Riach, et qui me donna du courage pour supporter mes maux. Le rencontrant à un degré favorable d’ivresse (car, sobre, il ne me regardait même pas), je lui fis jurer le secret, et lui racontai mon histoire.

Il affirma que c’était un véritable roman ; qu’il ferait de son mieux en ma faveur : qu’il me procurerait papier, plume et encore, pour écrire un mot à M. Campbell, et un autre à M. Rankeillor ; et que si je ne lui avais pas menti, il pariait dix contre un qu’il réussirait (avec leur aide) à me tirer de là et à me rétablir dans mes droits.

– En attendant, ajouta-t-il, du courage ! Vous n’êtes pas le premier, croyez-moi. Il y en a beaucoup en train de piocher le tabac, outre-mer, qui devraient monter à cheval devant leur porte, au pays ; beaucoup, des tas ! La vie n’est faite que de vicissitudes, après tout. Tenez, moi, par exemple : je suis fils de laird, et docteur plus qu’à moitié, et me voilà ici, à faire le Jacques devant Hoseason !

Je crus poli de lui demander son histoire. Mais il se mit à siffler.

– Pas la moindre histoire, dit-il. Je voulais rire, voilà tout.

Et il sortit du gaillard d’avant.