Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre VI

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 415-418).

VI. Ce qui advint à Queensferry


Dès que nous fûmes arrivés à l’auberge, Ransome nous fit monter à une petite chambre contenant un lit et chauffée comme un four par un grand feu de houille. À une table proche de la cheminée, un homme de haute taille, basané, l’air sérieux, était assis à écrire. En dépit de la chaleur de la pièce, il portait une lourde vareuse de mer boutonnée jusqu’au col, et un gros bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles ; et cependant je n’ai jamais vu personne, même un juge au tribunal, avoir l’air plus à son aise, ou plus attentif et maître de soi, que ce capitaine marin.

Il se leva tout de suite, et, s’avançant vers Ebenezer, lui tendit sa large main.

– Je suis honoré de vous voir, monsieur Balfour, dit-il, d’une belle voix de basse, et heureux que vous arriviez à temps. La brise est bonne, et la marée va tourner ; avant ce soir nous apercevrons le vieux réchaud à charbon[12] qui brûle sur l’île de May.

– Capitaine Hoseason, répliqua mon oncle, vous faites trop grand feu dans votre chambre.

– C’est une habitude que j’ai, monsieur Balfour. J’ai froid par tempérament ; je suis à sang froid, monsieur. Il n’y a pas de fourrure ni de flanelle – non, monsieur, et pas de rhum bouillant, capable de réchauffer ce qu’on appelle ma température. Il en va de même, monsieur, pour la plupart des gens qui ont été carbonisés[13], comme on dit, dans les mers tropicales.

– Bon, bon, répliqua mon oncle, nous sommes tous comme on nous a faits.

Mais il se trouva que cette fantaisie du capitaine joua un grand rôle dans mes malheurs. Car j’avais eu beau me promettre de ne pas perdre de vue mon parent, mon impatience de voir de plus près la mer était telle, et cette pièce étouffante m’incommodait tellement, qu’à peine m’eut-il dit de « descendre jouer une minute », je fus assez naïf pour le prendre au mot.

Je sortis donc, laissant les deux hommes attablés devant une bouteille et un grand tas de papiers ; et, traversant la route en face de l’auberge, je descendis me promener sur la grève. Grâce à la direction du vent, de simples vaguelettes, pas plus fortes que je n’en avais vu sur les lacs, clapotaient au long du rivage. Mais les herbes étaient nouvelles pour moi, – les unes vertes, d’autres brunes et allongées, et certaines avec des petites vésicules qui éclataient entre mes doigts. Même si avant dans le Firth, la senteur marine de l’eau était des plus prononcées et fort stimulante ; le Covenant, d’ailleurs, déployait ses voiles, appendues aux vergues en paquets ; et ce spectacle pittoresque mit en moi des désirs de lointains voyages et de pays exotiques.

Je regardai aussi les matelots de la yole : – solides gaillards basanés, des mouchoirs de couleur autour du cou, l’un avec une paire de pistolets fichés dans ses poches, deux ou trois armés de matraques noueuses, et tous munis de couteau à gaine. Je fis la causette avec l’un d’eux, qui avait l’air moins farouche que ses compagnons, et lui demandai quand le brick appareillait. Il me répondit qu’on lèverait l’ancre sitôt le jusant établi, et il ajouta qu’il laissait sans regret ce port dénué de tavernes et de violoneux ; mais le tout entrelardé de si affreux blasphèmes que je le quittai bien vite.

Cela me fit songer à Ramsome, qui me paraissait le moins mauvais de la bande, et qui ne tarda pas à sortir de l’auberge pour accourir à moi et me demander un bol de punch. Je lui répondis que je ne lui en donnerais certes pas, car pas plus lui que moi n’étions d’âge à nous accorder une boisson aussi forte. « Mais un verre d’ale, cela oui, et avec plaisir », dis-je. Il fit la grimace et me dit des injures ; mais il fut bien aise, après tout, d’accepter l’ale ; et nous nous attablâmes dans la grande salle de l’auberge, tous deux buvant et mangeant de bon appétit.

L’idée me vint alors que, le patron étant un homme de ce comté, je ne ferais pas mal de me le concilier. Je lui offris donc un verre, comme c’était assez l’habitude en ce temps-là ; mais il était beaucoup trop grand seigneur pour trinquer avec d’aussi piètres chalands que Ransome et moi, et il allait quitter la salle, lorsque je le rappelai pour lui demander s’il connaissait M. Rankeillor.

– Ça oui, dit-il, et c’est même bien un brave homme. Mais dites donc, n’est-ce pas vous qui êtes venu avec Ebenezer ? Et quand je lui eus répondu affirmativement : – Vous ne seriez pas un ami à lui ? demanda-t-il, voulant dire, à la mode d’Écosse, si je ne serais pas son parent.

Je répondis que non, pas du tout.

– Je le pensais, dit-il, et cependant vous avez comme un faux air de M. Alexandre.

Je hasardai l’opinion qu’Ebenezer semblait mal vu dans le pays.

– Pas de doute, dit l’aubergiste. C’est un méchant vieux, et il y a beaucoup de gens qui aimeraient le voir gigoter au bout d’une corde, – Jennet Clouston, par exemple, et tant d’autres qu’il a fait expulser de chez eux. Mais cela, c’était avant que le bruit ne courût au sujet de M. Alexandre ; – à propos de sa mort.

– Quel bruit ? demandai-je.

– Oh ! simplement qu’il l’aurait tué, dit le patron. Ne l’avez-vous pas ouï dire ?

– Et pourquoi l’aurait-il tué ?

– Pourquoi, sinon pour avoir le château ?

– Quel château ? Shaws ?

– Nul autre, que je sache.

– Quoi, l’ami, dis-je, en vérité ? Est-ce que mon… est-ce qu’Alexandre était le fils aîné ?

– Bien sûr, dit le patron. Autrement, pourquoi l’aurait-il tué ?

Et là-dessus il partit, comme il attendait impatiemment de le faire depuis le début.

Naturellement, j’avais deviné tout cela depuis longtemps ; mais deviner est une chose, et savoir en est une autre. Je restai abasourdi par ce coup de bonne fortune. Je pouvais difficilement me figurer que ce même pauvre garçon qui avait piétiné dans la poussière depuis Ettrick Forest, deux jours auparavant, était aujourd’hui l’un des riches de la terre, possédant un château et de vastes terres, et qu’il pouvait dès demain matin monter son cheval. Ces agréables idées, et mille autres, se pressaient en foule dans mon esprit, cependant que je regardais droit devant moi par la fenêtre de l’auberge sans faire attention à ce que je voyais. Mais à la fin mes yeux se fixèrent sur le capitaine Hoseason debout sur la jetée au milieu de ses matelots et leur parlant avec autorité. Peu après il s’en revint sur ses pas vers la maison, sans rien de cette lourdeur qui caractérise l’homme de mer, redressant sa haute taille avec une allure virile, et portant toujours sur ses traits la même expression grave et réfléchie. Je me demandai s’il était possible que les histoires de Ransome fussent réelles, et je n’y croyais plus qu’à moitié, tant elles s’accordaient mal avec l’aspect de cet homme. Mais, en réalité, il n’était pas aussi bon que je le supposais, ni du tout aussi méchant que le faisait Ransome ; car il y avait en lui deux hommes, et il laissait le meilleur à terre en mettant le pied à bord de son navire.

Après cela, je m’entendis appeler par mon oncle, que je trouvai sur la route avec le capitaine. Ce fut ce dernier qui m’adressa la parole, et ce (chose très flatteuse pour moi) d’un air grave, comme à son égal.

– Monsieur, dit-il, M. Balfour me dit le plus grand bien de vous ; et pour ma part votre mine me revient. Je voudrais demeurer plus longtemps ici, afin de faire plus ample connaissance avec vous ; mais il nous faut profiter du peu de temps que nous avons. Vous allez venir passer une demi-heure à bord de mon brick, jusqu’à ce que le jusant soit établi, et nous boirons un bol de punch ensemble.

Or, j’aspirais indiciblement à voir l’intérieur d’un navire ; toutefois, je ne voulais pas me jeter dans la gueule du loup, et je répondis que mon oncle et moi avions rendez-vous avec un avoué.

– Oui, oui, dit-il, il m’en a touché deux mots. Mais écoutez : le canot vous déposera au môle de la ville, à un jet de pierre à peine de chez Rankeillor. (Et alors, se baissant soudain, il me glissa dans l’oreille :) Méfiez-vous du vieux renard : il vous veut du mal. Venez à bord, et là je vous parlerai. (Puis, passant son bras sous le mien, il poursuivit à voix haute, en m’entraînant vers le canot :) Mais, dites-moi, que je puis-je vous rapporter des Carolines ? Un ami de M. Balfour n’a qu’à parler. Un rouleau de tabac ? Une parure de plumes indienne ? Une peau de bête fauve ? Une pipe en pierre ? L’oiseau-moqueur qui miaule absolument comme un chat ? L’oiseau-cardinal, qui est rouge comme sang ? Faites votre choix et dites ce qui vous plaît.

Nous étions arrivés au canot, où il me fit entrer. Je ne songeai pas à résister ; je croyais (pauvre fou) avoir découvert un bon ami et un auxiliaire, et j’étais heureux de voir le navire. Sitôt que chacun fut installé, le canot déborda et se mit en marche sur les eaux ; et je pris tant de plaisir à ce mode inédit de locomotion, j’étais si étonné en voyant, de notre position relativement basse, la côte s’éloigner et le brick grandir à mesure que nous en approchions, que je ne comprenais rien à ce que disait le capitaine, et que je dus lui répondre tout de travers.

Dès que nous fûmes rangés le long du bord (je restais ébahi de l’élévation du navire, du fort murmure que faisait la marée contre ses flancs, et des cris joyeux des matelots au travail), Hoseason, affirmant que lui et moi devions monter à bord les premiers, donna l’ordre d’envoyer un palan de la grand-vergue. Cet engin m’éleva en l’air et me déposa sur le pont, où le capitaine, déjà prêt à me recevoir, renfonça aussitôt son bras sous le mien. Je m’arrêtai une minute, un peu étourdi par l’instabilité de tout ce qui m’entourait, peut-être un peu effrayé, mais toutefois fort amusé par la nouveauté du spectacle. Cependant, le capitaine me désignait les apparaux les plus curieux et m’en disait les noms et l’usage.

– Mais où est mon oncle ? fis-je soudain.

– Aïe, répondit Hoseason, voilà le hic !

Je me sentis perdu. D’un effort désespéré je me dégageai de lui et courus aux bastingages. Là-bas, le canot ramait vers la ville, avec mon oncle assis à l’arrière. Je poussai un cri perçant : « Au secours ! au secours ! à l’assassin ! » à faire retentir les deux rives du mouillage, et mon oncle se retourna sur son banc, et me montra une face pleine de cruauté et de terreur.

Je n’en vis pas davantage. Déjà des mains vigoureuses m’arrachaient des lisses du navire ; puis je me crus frappé par la foudre ; je vis un grand éclair de feu, et tombai sans connaissance.